La Suisse est face à un casse-tête: si elle accueille deux détenus ouïgours de Guantanamo elle fâche la Chine; si elle refuse, elle déçoit les Etats-Unis.
Le sort de deux Ouïgours mérite-t-il que la Suisse se fâche avec la Chine? La question taraude les esprits depuis que la presse a pu rendre publique la lettre de Pékin priant le Conseil fédéral de ne pas accueillir deux ex-détenus de Guantanamo d'origine ouïgoure. L'incident survient à un mauvais moment. La Suisse est pressée de signer avec la Chine un accord bilatéral de libre-échange économique. Elle en attend de doux effets sur les carnets de commandes de ses entreprises. Alors est-ce bien raisonnable de prendre le risque de contrarier le géant asiatique?
On ne dit pas assez que le bras de fer diplomatique en cours est un jeu complexe à plusieurs bandes. Ménager la Chine, dans cette affaire sensible, ce serait décevoir les Etats-Unis du président Barack Obama. Ce serait aussi échouer à assurer le service après vente d'un engagement politico-moral pris par le Conseil fédéral: celui d'aider les Etats-Unis à fermer la prison de Guantanamo.
Un saut en arrière d'une année s'impose. Mardi 20 janvier 2009, quelques heures après sa prise de fonction, le nouveau locataire de la Maison-Blanche ordonne le gel des procédures judiciaires devant les tribunaux d'exception de Guantanamo. C'est la première décision du nouveau président démocrate. Qui se souvient avec quel empressement le gouvernement suisse félicite alors Barack Obama? Seulement quelques heures plus tard, le Conseil fédéral est le premier gouvernement à «saluer» le premier pas de la nouvelle administration américaine en vue de la fermeture de Guantanamo.
La Suisse avait plusieurs fois critiqué le dispositif carcéral et judiciaire «contraire au droit international» mis en place par le précédent président George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001. Guantanamo était une zone de non-droit érigée pour juger des personnes soupçonnées souvent arbitrairement de participation au terrorisme.
Gardienne des Conventions de Genève, prônant dans les enceintes internationales le respect du droit international, la Suisse avait de bonnes raisons d'applaudir à la nouvelle orientation américaine. Qu'elle le fasse de façon si démonstrative ajoutait du poids symbolique à l'expression assez naturelle de sa solidarité. A l'époque, la Suisse avait un intérêt évident à envoyer des signaux positifs à un important partenaire qui menaçait de mettre UBS à genoux sur sol américain. Les conseillers fédéraux - Affaires étrangères, Justice et police, Economie, Finances - savaient que les futures discussions pour sortir UBS de la gonfle seraient rudes.
Le Conseil fédéral a alors ouvert un processus duquel il n'a plus jamais dévié. La Suisse a étudié, avec prudence et beaucoup de minutie, comment elle pouvait aider Washington à fermer Guantanamo. Les deux administrations ont collaboré de façon constructive. La Suisse a posé ses conditions: n'accueillir que des ex-détenus ne présentant aucun risque pour la sécurité publique; partager les coûts avec les Etats-Unis; sceller un accord juridique solide. C'est Berne qui a fixé le nombre de personnes que la Suisse accueillerait d'entente avec les cantons, associés très tôt dans le processus. Les Américains ont proposé une quinzaine de noms répondant aux exigences helvétiques. Une délégation suisse - un haut fonctionnaire de Justice et police, un diplomate et un médecin - s'est alors rendue à Guantanamo. Elle a pu rencontrer ces personnes et s'assurer de leur caractère inoffensif - la garantie cardinale réclamée par des cantons forcément méfiants. C'est à l'issue de cette mission d'enquête que la Suisse a porté son choix sur un Ouzbek et deux frères ouïgours tombés par erreur dans le piège de Guantanamo (lire ci-dessous).
Des accords réglant les détails de la venue de ces trois personnes en Suisse ont alors été négociés avec Washington. Celui portant sur l'Ouzbek a été signé le 10 décembre dernier par le Conseil fédéral. La même séance, le gouvernement a validé la poursuite du processus en vue de la venue des deux Ouïgours. Un texte d'accord existe dans une version avancée, mais pas finale.
Les discussions avec les Etats-Unis au sujet des deux Ouïgours durent depuis six mois. Le Conseil fédéral n'a pas attendu la lettre de protestation de la Chine pour découvrir que Pékin pourrait s'irriter de leur transfert en Suisse. Cela ne l'a pas empêché d'aller de l'avant, même si des conseillers fédéraux ont exprimé plus de réticences que d'autres.
Le Jura a encore confirmé jeudi sa disponibilité à accueillir les deux frères ouïgours. Dès lors, il revient bien au Conseil fédéral de dire s'il assume jusqu'au bout le partenariat qu'il a scellé avec les Etats-Unis. Un désistement de dernière minute du Jura, échaudé par les pressions chinoises, donnerait un motif certes confortable pour reculer et ne pas avoir à froisser Pékin. Mais les Etats-Unis auraient d'excellentes raisons de s'en étonner et de ne pas comprendre que la Suisse se dérobe, si près du but.
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