En hausse de 52 % l'an dernier, le marché chinois est devenu le premier de la planète, devant celui des États-Unis. Dans ce pays où l'achat d'une voiture représente un an de salaire, le choix du véhicule mobilise toute la famille. Et en dit long sur la sociologie de la Chine d'aujourd'hui.
On raconte que lors du 8e congrès du Parti, en 1956, Mao avait lancé : « Nous savons désormais fabriquer des autocars et des avions. Il nous faut maintenant une voiture chinoise. » Deux ans plus tard, la première Dongfeng, opportunément appelée « Vent d'Est », sortait d'usine. La Chine restera pourtant jusqu'au début des années 1990 le « royaume du vélo ». Depuis, la transition du célèbre « Pigeon volant » à deux roues au puissant 4 × 4 a été rapide et brutale. Le chemin parcouru, durant la dernière décennie surtout, est vertigineux. Le marché chinois est devenu le premier de la planète cette année, passant devant le mythique marché américain. Et l'on n'a pas fini de s'étonner de la folie qui s'en est emparée l'an dernier, avec un bond de 52 % et plus de 13,5 millions de véhicules vendus. Pour la seule ville de Pékin, ce sont plus de 2 000 nouvelles voitures qui investissent chaque jour les rues. Mais au-delà de ce phénomène économique hors normes, la voiture est aussi un incroyable phénomène de société, qui en dit plus long que bien d'autres sur l'évolution de la Chine. Et sur ses spécificités.
Le profil type du client chinois, déjà, a ses fortes particularités. Il est jeune, avec 35 ans d'âge moyen. À 70 % masculin, même si l'on trouve de plus en plus de femmes dans les concessions. Il achète une voiture neuve, puisqu'il n'y a presque pas de marché d'occasion, même si celui-ci devrait se développer. Il a un haut niveau d'éducation, 60 % des acheteurs ayant un équivalent bac + 3. Près des trois quarts des acheteurs sont aussi des chefs de file d'une famille type de trois personnes. Ils sont urbains à 90 %.
Exhiber la réussite
Dans un pays qui a vécu plus que tout autre des périodes dramatiquement opposées en soixante ans, du maoïsme radical aux réformes économiques endiablées, l'histoire dicte le rapport à l'automobile. La génération née dans les années 1950 et 1960 a connu les temps de plomb de la Révolution culturelle. « Son mot d'ordre est »Zhong Yong, soit le souci d'être au milieu, de ne pas se faire remarquer, de se couler dans la norme, les codes traditionnels », explique Stéphane Koeppel, du marketing stratégique de PSA en Chine. Ceux-là choisiront encore une voiture de type Volkswagen Passat noire, fonctionnelle, simple. Puis vient la génération post-Révolution culturelle. « Des gens entre deux eaux, partagés entre les aspirations traditionnelles et la tentation des modes nouvelles », poursuit ce fin connaisseur de la société chinoise. C'est souvent le cas des chefs d'entreprise, désireux, à travers la voiture dans laquelle ils promènent leurs clients, d'exhiber leur réussite mais aussi de montrer le sérieux de leur affaire.
Enfin, arrive la génération post-années 1980, qui pourrait bouleverser le marché chinois. Ces jeunes, fruits de la politique de l'enfant unique, sont plus gâtés, plus hédonistes, plus soucieux de plaisir, d'originalité et donc de design, d'innovation. « Ils veulent se différencier, avoir quelque chose d'unique, mais attention, dans la limite du groupe auquel ils appartiennent », explique encore Stéphane Koeppel. « Les assises confucianistes, où tout le monde a sa place de manière très structurée, se retrouvent dans le marché automobile, explique Oleg Son, patron de l'impressionnant centre de style que PSA a créé en 2008 à Shanghaï pour coller au plus près aux attentes chinoises. On s'identifie à un groupe, à travers des codes, des relations amicales, de travail, et on se reporte aux choix faits par le groupe. Cela ne veut pas dire que l'individu n'a pas ses goûts propres, mais il va se demander ce que vont dire sa famille, ses amis... »
Symbole de liberté individuelle ailleurs, l'automobile est ainsi en Chine créatrice de lien social. Au niveau familial d'abord. À l'aune du niveau de vie chinois, l'achat d'une automobile reste une grande affaire. L'achat d'un véhicule neuf correspond à un an de salaire, soit un ratio plus important qu'ailleurs. Et si le crédit automobile commence à frémir, il reste encore très marginal. « La génération née après 1980 est très différente des autres pays, explique Jia Xinguang, analyste réputé du secteur. Ce n'est pas un jeune qui achète, mais toute une famille qui le soutient et, s'il s'agit d'un couple, de deux familles. Pour un jeune couple qui se marie, la grande priorité est le logement et c'est traditionnellement à la famille de l'homme d'y pourvoir. Du coup, on voit de plus en plus la famille de la femme prendre en charge ce qui s'impose comme l'autre grande nécessité, la voiture. » Avant l'achat, on réunit un conseil de famille pour discuter financement avec les coacheteurs, les sponsors... Et, comme dans les arcanes de la politique chinoise, il va falloir arriver à ce fameux consensus pour le choix du modèle. Là aussi, les constructeurs étrangers doivent en tenir compte, le désir d'originalité des jeunes étant tempéré par le classicisme de la génération précédente.
Toute une éducation à faire
Le jour de l'achat, la cellule familiale, avec ses trois générations, est là. « Un grand patron occidental visitant une concession et observant de futurs acheteurs n'en est pas revenu, raconte un acteur du secteur. Alors que le premier réflexe d'un Occidental est de s'asseoir à la place du conducteur, eux la délaissaient pour s'installer à plusieurs sur les sièges arrière, tester la place, le confort. » Les conséquences industrielles sont immédiates et fortes : les constructeurs étrangers sont obligés de revoir leurs habitacles pour agrandir l'espace arrière. Alors que la famille française utilise essentiellement la banquette arrière pour véhiculer ses enfants, la famille chinoise a pour priorité d'y asseoir grands-parents et amis. « Le grand bonheur pour nous, c'est de mettre toute la famille dans la voiture le week-end et d'aller faire des courses ou visiter des amis, explique Li Meng, une jeune cadre de 38 ans. Là, on a vraiment l'impression que tous nos efforts d'une vie n'ont pas été vains. »
Mais le lien social créé par l'automobile va bien au-delà du cercle familial. Une autre grande particularité tient au fait que près de 9 Chinois sur 10 achètent une voiture pour la première fois. Ils n'ont pas grandi dans une voiture, leurs parents n'en avaient pas. Toute une éducation est donc à faire. Du coup, ils sont avides d'information, sur Internet et les blogs, mais aussi via les clubs se formant autour d'usagers ou de concessionnaires. Can Hong est l'animateur d'un forum de propriétaires de C4 Citroën. « Nous sommes plus de 1 000. On informe sur l'histoire de la marque et de la voiture. On organise des sorties le week-end. Nous nous sommes aussi mobilisés après le tremblement de terre du Sichuan, raconte ce jeune entrepreneur shanghaïen de 35 ans, et puis nous faisons beaucoup de mariages. Les gens adorent les défilés de 20 voitures, toutes du même type. » Il reconnaît que l'information qui transite à travers ces réseaux est essentielle pour décider les acheteurs. Les constructeurs étrangers y prêtent la plus grande attention.
L'examen du permis de conduire lui-même reflète ce besoin d'éducation, avec un mélange de questions techniques et de règles de savoir-vivre dont l'apparente naïveté peut dérouter. Comme celle-ci : « Quand le conducteur veut cracher, que peut-il faire ? A. Cracher par la fenêtre ? B. Cracher dans un mouchoir en papier qu'il jettera dans une poubelle ? C. Cracher dans sa voiture » ? Réponse B, bien sûr... Ou encore : « S'il y a des conducteurs qui demandent leur chemin, il faut : A : s'en foutre. B : répondre patiemment et dire la vérité. C : indiquer le faux chemin. »
27 voitures pour 1 000 habitants
Partout dans le monde, la voiture relève de l'affirmation de statut, tant vis-à-vis de soi-même que des autres. Mais, en Chine plus qu'ailleurs, après des décennies de privations, le futur propriétaire est en quête de reconnaissance, de symboles de son rang social. « Ici, on aime une grande voiture qui donne de la »face*, qui a de l'autorité naturelle, explique Jia Xinguang. Si une berline de luxe n'a pas été rallongée, elle n'a aucune chance de bien marcher. Et plus encore que l'habitabilité arrière, la dimension psychologique d'affichage du statut est importante. » Le sigle « L » à l'arrière d'une voiture, gage de châssis rallongé, est un sésame pour les ventes. Les grosses berlines allemandes et autres font ainsi entre 10 et 15 centimètres de plus que le modèle original. À l'inverse de l'Europe, le marché chinois est caractérisé par 75 % de véhicules « tricorps », avec un vrai capot mais aussi un vrai coffre. Les SUV, exprimant puissance voire agressivité, sont aussi de plus en plus prisés.
Pour Oleg Son, « la voiture doit tenir compte d'une société où les codes et les signes sont si importants ». Au pays des lanternes, les phares sont ainsi l'objet de toutes les attentions. Ils doivent être imposants, mais aussi horizontaux, pour exprimer la stabilité. Les chromes sont aussi de rigueur, comme les sièges en cuir. D'où l'importance de créer des modèles spécifiques, comme Peugeot vient de le faire avec sa 408. L'histoire, encore, explique l'insuccès total des monospaces. À l'aune de la vocation familiale des véhicules, on aurait pourtant pu les croire promis à un bel avenir. Mais leur forme, « trop camionnette », est associée aux transports en commun des années du collectivisme ou aux voitures d'entreprise. Certains modèles, aussi, sont très connotés. L'Audi noire est la voiture du fonctionnaire de bon rang. Les coupés de luxe, souvent conduits par de belles jeunes femmes, sont eux appelés « voitures de maîtresses », en référence aux cadeaux faits par des cadres corrompus à leurs amantes.
Alors que les marchés européen ou américain sont saturés, avec des moyennes de 600 voitures pour 1 000 habitants, la Chine n'en compte aujourd'hui pas plus de 27 pour 1 000 habitants. La folle histoire des Chinois avec l'automobile est loin d'avoir atteint le bout de la route.
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