mardi 23 février 2010

ANALYSE - Taïwan, l'île de la discorde - Arnaud de la Grange

Le Figaro, no. 20392 - Le Figaro, mardi, 23 février 2010, p. 2

Toujours visée par 1 500 missiles chinois, cette ancienne « terre interdite » joue un rôle moteur dans le développement économique de la République populaire. Les récentes ventes d'armes américaines ont tendu les relations entre Washington et Pékin, mais n'ont pas entamé l'interdépendance croissante entre les « deux Chine ».

Il y a quelque chose d'un tourisme de « l'au-delà du rideau », dans ces groupes de Chinois continentaux qui se pressent désormais à Taïwan. Bien sûr, le jeune cadre de Pékin, ou le retraité du Zhejiang, vient ici attiré par la beauté sauvage des falaises battues par la houle du Pacifique. Ou par le Musée de Taïpeh, qui héberge la plus fabuleuse collection d'art de l'histoire chinoise. Mais il est peut-être aussi curieux de rivages que des proches, des voisins, peuvent avoir gagnés en 1949, dans les bagages de l'armée défaite du Guomindang. Curieux de cette île rebelle que Pékin considère comme l'une de ses provinces, terre interdite jusqu'en juin 2008. L'année dernière, ils sont plus de 600 000 à avoir fait le voyage de la République populaire de Chine vers la République de Chine.

À la sortie du musée, un touriste continental montre du doigt à sa femme un immense panneau représentant une belle jeune femme assise en tailleur, les yeux clos, en pleine méditation. Une affiche du mouvement spirituel Falun Gong, bête noire de Pékin, interdit en 1999. Ils semblent ahuris par telle subversive publicité étalée au grand jour. Les autres membres du groupe lèvent aussi la tête. Brandissant son petit drapeau, le guide leur fait presser le pas. À l'aéroport, avant de passer les contrôles pour reprendre un vol sur Pékin, d'autres visiteurs prennent en photo leur permis de visiter Taïwan. Un souvenir pour l'histoire.

Si elle témoigne du spectaculaire réchauffement entre Pékin et Taïpeh, cette diplomatie des tour-opérateurs s'effectue encore sous un étrange ciel. Car ces joyeux touristes de Chine populaire abordent une terre sur laquelle sont encore pointés 1 500 missiles de leur propre armée. Les deux rives, officiellement, sont toujours en guerre. Et Pékin menace d'intervenir militairement s'il prenait aux insulaires l'envie de déclarer leur indépendance. Une situation que le dernier accrochage sino-américain sur de nouvelles ventes d'armes à Taïwan est venu rappeler au monde. L'Administration Obama a donné son feu vert pour un paquet de 6,4 milliards de dollars, comprenant 60 hélicoptères Black Hawk et 114 systèmes antimissiles Patriot. Pékin a réagi de manière plus virulente qu'à l'habitude, suspendant classiquement les relations militaires avec Washington, mais annonçant de manière plus inédite des sanctions contre les entreprises américaines concernées.

Des armes « purement défensives »

Taïwan a-t-elle réellement besoin de ces nouveaux armements? Militairement, le déséquilibre ne cesse de s'accroître, avec la volontaire modernisation de l'Armée populaire de libération depuis une décennie. Chercheur au Chinese Council of Advanced Policy Studies (Caps), Arthur S. Ding estime que la balance s'est inversée au profit de la Chine aux alentours de 2005. « Taïwan a longtemps compensé le déficit en nombre par la technologie, notamment par la supériorité aérienne, explique-t-il. Mais, dans l'esprit des Taïwanais comme des Américains, il ne s'agit plus d'arriver à un équilibre stricto sensu, mais d'entretenir certaines capacités donnant un coût à toute aventure militaire. »

Le Taiwan Relations Act de 1979 fixe comme devoir à Washington de fournir des armes défensives à l'île insoumise, de l'aider à « maintenir une capacité » de résistance. Voilà pour la lettre. Dans l'esprit, les Américains ont toujours laissé entendre qu'ils feraient donner la VIIe flotte en cas de tentative de réunification par la force. « Ils font attention à retirer de la liste d'achats taïwanaise ce qui fâcherait trop Pékin, comme les chasseurs F16, poursuit Arthur Ding. Les armes en question aujourd'hui sont, comme en 2008, purement défensives. » Taïpeh vient cependant de réaffirmer qu'elle voulait se doter d'armements supplémentaires. Notamment des versions modernisées, C et D, du chasseur F16, que Washington se refuse à valider pour l'instant. « Ces avions peuvent avoir une connotation plus offensive », reconnaît Cheng-Yi Lin, directeur du Center for Asia-Pacific Area Studies, qui n'exclut cependant pas « qu'Obama finisse par accepter, à l'occasion de la campagne de 2012 ou lors d'un éventuel deuxième mandat ». Pour Pékin, la pilule F16, par sa charge symbolique, passerait très mal. Taïwan a aussi un temps demandé huit sous-marins diesels, mais le consensus intérieur sur ces engins - que par ailleurs les États-Unis ne fabriquent plus - est aujourd'hui moins évident.

La dimension « psychologique » est primordiale. Le président taïwanais, Ma Ying-jeou, a lui-même déclaré que ces armes aideraient l'île à se sentir « plus confiante et plus sécurisée », pour aller plus loin dans les relations avec la Chine. « La Chine a plus d'un millier de missiles braqués sur Taïwan et n'affiche aucune volonté de réduire cet arsenal », a redit Lin Yu-fang, membre de la commission de la défense et des affaires étrangères. Vue de Washington, la décision dépasse la question taïwanaise. À l'heure où la Chine lui dispute l'hégémonie dans la région, l'Amérique veut montrer qu'elle ne s'en désengage pas. Un signal envoyé à ses alliés japonais et sud-coréen, mais aussi aux pays d'Asie du Sud-Est.

À Taïwan, on a bien constaté que l'ire chinoise était montée en gamme. Mais noté avec plaisir que les flèches de Pékin se concentraient sur Washington, sans tenir ouvertement rigueur à l'île d'avoir passé commande. La Chine n'a, il est vrai, aucun intérêt à fragiliser un peu plus le président Ma Ying-jeou, son grand partenaire pour le rapprochement. Depuis l'arrivée au pouvoir de cet homme issu du Guomindang (KMT) en mai 2008, après la présidence du « pro-indépendantiste » Chen Shui-bian, le spectaculaire réchauffement s'est traduit par toute une série d'accords, dont l'établissement de liaisons aériennes et maritimes directes entre le continent et l'île. « Je ne crois pas que ces ventes d'armes auront un impact négatif sur le dialogue interdétroit, qui a sa propre logique », estime I-Hsin Chen, de la Foundation on Asia-Pacific Studies.

Intégration économique

L'étape suivante, la grande affaire du moment, c'est l'Ecfa, un accord-cadre de coopération économique qui doit réduire les barrières douanières entre l'île et le continent. « C'est vital. Il y a de plus en plus d'accords de libre-échange signés dans la région, comme celui entre l'Asean et la Chine, ou ceux concernant la Corée, explique Joseph S. C. Hua, directeur adjoint de la planification au Mainland Affairs Council, qui gère la relation avec Pékin. On ne peut rester à l'écart de cette intégration économique. » Au-delà du commerce avec le continent, Taïwan espère que cette avancée incitera la Chine à ne plus se dresser contre les accords de libre-échange qu'elle veut passer avec le Japon, l'Asean et d'autres pays par la suite.

De facto, Taïwan est déjà très dépendante de la Chine. Pékin a absorbé 40 % de ses exportations en 2008, et près de 60 % des investissements taïwanais cumulés. Quelque 95 % des fameux ordinateurs taïwanais sont désormais fabriqués sur le continent, où plus d'un million et demi d'expatriés sont déployés. « Il ne faut pas oublier que ce sont les Taïwanais qui ont fait démarrer l'économie chinoise, commente un observateur, et ils sont encore derrière 30 % des exportations chinoises. » Leurs activités sur le continent feraient d'ailleurs vivre 23 millions de Chinois, soit autant que toute la population taïwanaise réunie! Le revers de la médaille, c'est que Taïwan, déjà en concurrence avec la dynamique Corée du Sud, se trouve aujourd'hui sous la pression d'entreprises chinoises qui se sont émancipées. Et si les années 1990 furent euphoriques sur le plan économique, l'heure est moins gaie aujourd'hui. Les prévisions de croissance pour 2010 - autour de 4,5 % - n'ont rien de tragique, mais une sourde inquiétude pointe dans une île où la consommation intérieure est faiblarde.

Le maintien du statu quo

Le camp « vert » du DPP (Parti démocrate progressiste) accuse Ma de brader la souveraineté de Taïwan. Et dénonce une « finlandisation », ou tout au moins une « hongkongisation » de l'île, en faisant allusion à une autocensure de plus en plus complaisante vis-à-vis de Pékin. La popularité du président, élu avec un score record en 2008, ne cesse de s'effriter. Ma Ying-jeou paye pêle-mêle une mauvaise gestion des secours après le dévastateur typhon Morakot, en août dernier, un accord sur les importations de boeuf américain et une gouvernance opaque. Une partie croissante de la population lui reproche d'aller trop vite avec Pékin, et sans transparence. Un revers relatif à des élections locales fin 2009 a illustré cette mauvaise passe pour les « bleus » du KMT. Même si ses adversaires du DPP n'ont pas de dirigeant charismatique et sont encore plombés par les affaires de corruption de Chen. En dehors de franges radicales (10 % d'indépendantistes et 10 % de « réunionistes » convaincus, à grands traits), le reste de la population taïwanaise est peu ou prou en faveur du maintien du statu quo actuel. Et attachée à une identité propre bien réelle, comme à ce qui la distingue du continent : le suffrage universel, la séparation des pouvoirs et les libertés civiles. Certains tentent d'imaginer une sorte de « Commonwealth » chinois...

Ici, l'on sait que les deux années qui viennent seront déterminantes. Si, en 2012, le pouvoir repasse dans le camp du DPP, même calmé dans ses ardeurs provocatrices, toute la stratégie de rapprochement de la Chine sera remise en cause. « Il est clair que Pékin utilise l'Ecfa comme une arme, pour forcer Ma à faire un compromis politique, estime Lai I-chung, du Taiwan Thinktank, proche du DPP. Avant de passer la main en 2012, le président Hu Jintao voudrait faire accepter un »cadre irréversible* de marche vers le concept d'»une Chine* au sens où l'entend Pékin. » Les plus audacieux prêtent même aux présidents Hu Jintao et Ma Ying-jeou la volonté d'avancer assez vite sur le terrain politique pour signer un traité de paix... et viser un prix Nobel de la paix commun en 2012!

PHOTO - 1-Soldiers drive their military vehicles past Taiwan flags during an army exercise in Hsinchu, central Taiwan January 27, 2010. The U.S. and China are currently at odds over an arms sales to Taiwan, according to local media.

2-U.S. Marines Mark Sashegyi (L) from Miami, Florida and David Hernandez from San Antonio, Texas, chat as they patrol onboard the U.S. aircraft carrier USS Nimitz, upon its arrival in Hong Kong February 17, 2010. The U.S. aircraft carrier USS Nimitz sailed into Hong Kong on schedule on Wednesday despite a Chinese pledge to suspend military exchanges with the United States after its announced arms sales to Taiwan.

3-Soldiers drive their CM21A1 armoured infantry fighting vehicle during an army exercise in Hsinchu, central Taiwan January 27, 2010. The U.S. and China are currently at odds over an arms sales to Taiwan, according to local media.

4-Paramilitary policemen practise during a daily training session at the Forbidden City in Beijing February 1, 2010. The military balance between China and Taiwan has rapidly shifted in China's favor, but a U.S. proposal on Friday to sell advanced arms to the island that Beijing claims as its own would shore up its self-defense.

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