Treize quotidiens chinois ont publié le 1er mars, simultanément dans leurs éditions papier et sur leurs sites Internet, un éditorial demandant en termes vifs au pouvoir que soit supprimé le contraignant et très impopulaire système de " passeport intérieur " : les rédacteurs en chef de ces publications ont ainsi démontré une rare audace.
Une telle mobilisation médiatique sur une question sociale aux implications politiques est du jamais-vu en Chine où les organes de presse sont sous le contrôle du pouvoir.
Le système d'enregistrement des citoyens, appelé " hukou ", permet de réguler les flux démographiques entre monde rural et citadin mais dessert les paysans ou les provinciaux venus travailler en ville : sans ce " passeport ", ils ne peuvent bénéficier de certains avantages sociaux. L'éditorial accusait le hukou d'être " anticonstitutionnel " et de " violer les droits de l'homme ".
Les sanctions n'ont pas tardé. Peu de temps après publication de l'éditorial, les censeurs ont fait retirer des sites en ligne l'article sacrilège. Plusieurs responsables éditoriaux ont été informés qu'ils allaient recevoir une " sanction disciplinaire ". Mercredi 10 mars, l'un des " meneurs " de cette initiative a révélé dans une lettre ouverte publiée sur Internet qu'il avait été " puni ", ainsi que d'" autres collègues des médias ". Zhang Hong, qui se présente désormais comme " commentateur indépendant ", était jusque-là rédacteur en chef adjoint de l'édition en ligne de l'hebdomadaire Economic Observer, publié à Pékin. Tout porte à croire, au vu du contenu de sa lettre, qu'il a été limogé même s'il ne le précise pas. Le quotidien hongkongais Mingpao a écrit il y a quelques jours que les responsables des départements de propagande censés vérifier le contenu des journaux ont été aussi sévèrement tancés.
Interrogé par Le Monde sous le sceau de l'anonymat, un journaliste du quotidien de Canton Nan fang dushi bao a été avare de précisions mais a confirmé implicitement les sanctions contre des responsables de son journal. Il a ajouté " ne pas bien comprendre pourquoi de telles sanctions ont pu être prises dans la mesure où ce que réclamait cet éditorial n'était pas vraiment nouveau et rejoignait en un sens les préoccupations du gouvernement ". Le premier ministre, Wen Jiabao, s'est en effet prononcé pour une flexibilité d'application du hukou et les autorités sont conscientes que ce système doit s'adapter aux nouvelles réalités économiques et sociales.
La réaction des autorités se produit dans une conjoncture précise : l'éditorial a été publié dans ces 13 journaux de province et de Pékin à la veille de l'ouverture des deux assemblées, moment politique le plus important de l'année. L'une est la Conférence consultative du peuple chinois (CCPPC), sorte de sénat formé de huit partis " démocratiques " et composé de personnalités ou de membres non communistes censés conseiller le pouvoir. L'autre, plus importante, est l'Assemblée nationale populaire (ANP), équivalent d'un Parlement qui, tout en avalisant les directives du pouvoir, peut servir de forum de discussion sociale. Les censeurs avaient donc toutes les raisons de réagir avec célérité à l'article : selon certains experts, c'est sans doute plus le " timing " de la publication et le caractère collectif de l'initiative que le contenu de l'article qui explique les sanctions. Comme l'estime Huang Yu, professeur de l'Université baptiste de Hongkong, " même si le hukou a été l'objet de discussions animées depuis quelques années, il est sans précédent que des médias se mettent d'accord pour défendre une cause sociale en des termes aussi forts ".
Cette réaction gouvernementale est classique dès que l'on ose critiquer des réalités jugées " sensibles " par le parti. Après le séisme au Sichuan, en 2008, une vague d'articles d'intellectuels vantant la transparence de la couverture médiatique de l'événement, ce qui revenait à une demande d'une plus grande liberté de la presse, avait été bloquée par la censure. La presse avait dû vite cesser de mentionner la controverse sur la fragilité des écoles après que ces dernières s'étaient écroulées, tuant des milliers d'enfants.
Bruno Philip
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