Inside Higher Education
(Washington) - Comme beaucoup de lycéens chinois brillants, Chen Yongfang rêvait d'aller étudier aux Etats-Unis. Mais, à la différence de nombre de ses camarades du lycée de langues étrangères de Shanghai, Chen ne visait pas Harvard, ni Yale, ni aucune autre grande université connue pour la qualité de sa recherche et convoitée depuis toujours par ses compatriotes. Il a posé sa candidature au Bowdoin College, à Brunswick, dans le Maine, une petite institution sélective spécialisée dans les arts libéraux [les liberal arts colleges sont orientés vers la connaissance générale du monde et l'apprentissage de l'analyse ; parmi les disciplines enseignées figurent la philosophie, l'histoire, les mathématiques non appliquées, les sciences politiques, les langues et cultures étrangères, l'épistémologie et la biologie]. Le jeune homme a reçu une bourse pour étudier la psychologie, à laquelle il a plus tard ajouté les sciences économiques.
Chen, qui à 23 ans est en quatrième année, est tellement passionné par les arts libéraux qu'il s'est donné pour mission de porter la bonne parole partout en Chine. Avec ses amis Ye Lin et Wan Li, il a publié en mai 2009 un livre intitulé Une véritable éducation en arts libéraux, où il explique aux étudiants chinois et à leurs parents ce concept méconnu. "La plupart des Chinois ne connaissent que Harvard, Yale et Princeton", déplore-t-il, attablé dans un café de Shanghai au cours de ses vacances d'hiver. Alors qu'une foule d'ouvrages indiquent comment s'y prendre pour entrer dans les plus prestigieuses universités américaines, "il n'en existait pas un seul sur les petits établissements d'arts libéraux", ajoute-t-il.
Chen a été conquis par l'attachement de Bowdoin à transmettre des compétences utiles dans la vie, et pas seulement dans le monde du travail. "L'objectif des arts libéraux est de vous aider à développer votre personnalité et à cultiver votre esprit, assure-t-il. Vous ne vous souviendrez peut-être pas de toutes les connaissances acquises en quatre ans, mais vous aurez appris à apprendre." Chen lui-même est une publicité vivante pour la diversité de cet enseignement. En quatre ans, il a pris des cours en arts, en développement des nourrissons et des enfants (avec un stage à la crèche de Bowdoin), en histoire de la sexualité (dispensés par le département des études gays et lesbiennes) et en histoire de la guerre de Sécession. Il a également mené des projets d'études sur le piratage informatique et sur la première femme à avoir dirigé la Chine, l'impératrice Wu Zetian [625-705]. Pour son dernier semestre, il se consacre à la politique japonaise ainsi qu'à l'art de diriger les hommes, un cours animé par un ancien sénateur du Maine. Ce qui le frappe le plus, c'est l'interaction entre élèves et enseignants. "Nous sommes très peu nombreux dans chaque classe, aussi les rapports avec les profs sont-ils excellents, se félicite-t-il. Ils nous invitent souvent chez eux. Dans une université chinoise, où il y a 10 000 étudiants par promotion, c'est tout simplement impossible."
Ce n'est plus de l'éducation, mais de l'élevage en batterie
Il ne nie cependant pas la difficulté qu'il y a à vendre les arts libéraux dans un pays où la concurrence est de plus en plus rude sur le marché du travail. Son livre prévient sans détour qu'à court terme une formation de ce type n'améliore pas les perspectives d'emploi. "En Chine, les entreprises recherchent de jeunes diplômés immédiatement opérationnels, et non des gens qui ont encore besoin d'une formation pratique." Pourtant, souligne-t-il, de nombreux employeurs reconnaissent les meilleures performances sur le long terme des personnes diplômées en arts libéraux. Le jeune homme, qui ambitionne de travailler aux Etats-Unis dans le conseil ou le secteur associatif avant de rentrer au pays, a peut-être su toucher une corde sensible : depuis deux ans, de plus en plus de Chinois souhaitent intégrer des universités d'arts libéraux américaines. Le nombre de demandes d'inscription reçues par Bowdoin est ainsi passé de 100 à 300 par an.
Ce livre, qui a fait beaucoup parler de lui dans les médias chinois et qui est en cours de réimpression, arrive alors que le débat sur ce que les universités nationales devraient enseigner bat son plein. Pour pouvoir viser au-delà des industries à bas coûts et progresser dans la chaîne de la valeur ajoutée, le pays a besoin d'une main-d'oeuvre créative et compétente. Selon certains, il est vital d'enseigner les arts libéraux pour aider la Chine à affronter les nouvelles réalités d'une complexité grandissante. "Nous vivons dans une société moderne", plaide Liu Chang, professeur d'histoire à l'Université normale de la Chine de l'Est (ECNU), à Shanghai. "Chacun a besoin de connaissances en histoire, en littérature, en sciences, en philosophie ou en morale. Pour être un bon citoyen, il faut avoir ce genre de bagage." Mais pour son collègue, l'illustre historien et intellectuel Xu Jilin, le rapide développement de l'enseignement supérieur (de 1,5 million de diplômés par an à la fin des années 1990, on est passé l'année dernière à plus de 5 millions) s'est fait au détriment de la qualité des cursus, alors que les universités se lancent dans la compétition mondiale. "Ce n'est plus de l'éducation, c'est de l'élevage de poulets en batterie, s'insurge-t-il. Les universités veulent toutes faire partie des classements internationaux, qui reposent la plupart du temps sur le niveau de la recherche. Cela ne les intéresse pas de donner à nos enfants une formation de premier ordre."
Quelques grandes institutions ont toutefois commencé à expérimenter l'enseignement des arts libéraux. Ainsi, l'université Fudan, à Shanghai, a mis en place une structure d'études en internat sur le modèle d'Oxbridge [Oxford et Cambridge, les deux prestigieuses universités britanniques] et, rompant avec la tradition, elle permet aux étudiants d'attendre la deuxième année pour choisir leur matière principale. L'université Sun Yat-Sen, à Canton, est allée plus loin, créant un département spécifiquement dédié aux arts libéraux, où un groupe-test de 30 étudiants brillants planche sur les classiques chinois, le grec, le latin, les sciences et l'économie. Le Pr Gan Yang, qui pilote le projet, entend former des penseurs socialement engagés plutôt que des "milliardaires instantanés". Mais d'aucuns crient à l'élitisme : selon un journal chinois, ce type de programmes pourrait conduire à une discrimination intellectuelle. D'autres prétendent que la Chine devrait plutôt consacrer ses ressources à l'enseignement professionnel supérieur afin de fournir au pays les compétences techniques dont, au dire de nombreux industriels, il manque cruellement.
La société chinoise doit devenir plus souple
De nombreux doutes subsistent également quant au soutien réel que peut apporter le système politique chinois à une démarche éducative visant à favoriser la pensée critique. Mais Edmund Kwok, vice-président exécutif du United International College de Zhuhai, dans la province du Guangdong, dans le sud du pays - géré conjointement avec l'Université baptiste des arts libéraux de Hong Kong -, note une évolution des mentalités. Selon lui, les autorités du Guangdong, soucieuses de mettre fin à la dépendance de la région envers les industries manufacturières et de bâtir une économie fondée sur le savoir, approuvent la politique de cette université, qui consiste à combiner un cursus de base et une "formation de la personne dans son intégralité" fondée sur l'apprentissage expérimental, les activités favorisant l'esprit d'équipe et le développement de la sensibilité. "Au xxie siècle, la société chinoise doit devenir plus souple, plus réceptive et plus sensible, estime Edmund Kwok. L'enseignement des arts libéraux peut répondre aux besoins en ressources humaines de la Chine et des multinationales qui s'y implantent, et qui recherchent des gens à l'esprit plus ouvert." Une logique économique que la bureaucratie chinoise pourrait bien faire sienne.
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