En Irak, en Afghanistan, au Maghreb, l'organisation terroriste peut encore frapper, mais elle a échoué dans sa tentative de généraliser le djihad. L'un des meilleurs connaisseurs de cette mouvance, Jean-Pierre Filiu, analyse sa stratégie et ses revers.
La forte participation des sunnites lors des récentes élections en Irak, malgré les appels au boycott, serait-elle le dernier signe en date de l'affaiblissement de l'organisation d'Oussama ben Laden ? A en croire Jean-Pierre Filiu, auteur d'un ouvrage de référence sur Les Neuf Vies d'Al-Qaida (Fayard), le groupe responsable des attentats du 11 septembre 2001 est, quoi qu'il arrive, en mauvaise posture et menacé de disparition, victime de sa vacuité idéologique et de son organisation sectaire. Il faut écouter Filiu. Professeur associé à la chaire de "Moyen-Orient - Méditerranée" de Sciences po Paris, où il enseigne en français, en anglais et en arabe, il incarne, avec quelques autres, ce que la recherche française produit de meilleur. Outre la rigueur et l'originalité de ses analyses, c'est un esprit libre : arabisant et diplômé de chinois, il pré-pare la biographie d'un chanteur de flamenco.
Al-Qaeda, aujourd'hui, c'est combien de divisions ?
Entre 1 000 et 2 000 hommes. C'est une organisation très sélective, voire élitiste, qui se conçoit comme une avant-garde, une phalange ultra-minoritaire, gardienne de la vérité face à un monde musulman plongé dans les ténèbres de l'ignorance et du péché.
Quelles sont ses racines idéologiques ?
C'est, avant tout, une secte. Oussama ben Laden est son gourou, tandis que son numéro 2, l'Egyptien Ayman al-Zawahiri, est son maître d'oeuvre. Internet, enfin, joue le rôle de vecteur. Le message d'Al-Qaeda ne passe jamais par le collectif, la tenue de meetings ou de rassemblements. L'organisation est formatée pour Internet ; elle s'adresse à des individus déjà isolés, qu'elle va s'efforcer de désocialiser complètement en les amenant à couper avec leurs proches, en même temps qu'elle va les radicaliser. Son discours est exclusivement politique : il est question des croisés, du pénitencier de Guantanamo ou de la prison irakienne d'Abou Ghraib. A cela s'ajoute la citation de quelques sourates du Coran, toujours les mêmes. Il s'agit, en réalité, d'une religion de substitution, dont le credo est simplissime : le djihad comme fin en soi. Et la nouveauté est là.
Pourquoi ?
Le djihad, tel que la religion musulmane le prescrit, est un moyen : c'est un effort que le croyant accomplit pour parvenir à un but. Avant Al-Qaeda, les seuls à avoir fait du djihad un pilier de la foi étaient les kharidjites, une secte qui a fait sécession dès les premières années de l'islam, au viie siècle. Considérer, comme le prétend Al-Qaeda, que celui qui fait le djihad est en relation avec le créateur est une hérésie et une aberration. Je tue, donc je crois... Avec cette fétichisation du djihad, on est bien dans la secte. Du reste, certains aspects du fonctionnement d'Al-Qaeda rappellent ceux de groupuscules d'extrême gauche des années 1970, comme l'Armée rouge japonaise.
Dans l'esprit d'Al-Qaeda, le djihad vise à régénérer la nation musulmane, à la ramener dans le droit chemin...
Oui, exactement. C'est l'idée fondamentale. Les musulmans sont perdus, il faut les soumettre, les purifier... C'est tout le discours de Zawahiri.
N'est-il pas hérité de Sayyed Qotb (1906-1966), le "père" de l'islamisme politique ?
La filiation avec Sayyed Qotb est présente à travers l'idée du "takfir", quand des musulmans sont stigmatisés comme des "infidèles" à abattre. Ben Laden, dont l'enfance a été nourrie par le wahhabisme saoudien, a suivi les cours du frère de Qotb et a initialement intégré les Frères musulmans. A cela s'est ajoutée l'influence d'Abdallah Azzam, son mentor et l'inventeur du concept du djihad global. Dans les années 1980, Ben Laden cherche à convaincre les Arabes de venir se battre contre les Soviétiques en Afghanistan ; il en fait, par pure casuistique, une obligation religieuse et individuelle. A l'époque, Azzam estime qu'à la fin du djihad les Arabes devront laisser le dernier mot aux Afghans et rentrer chez eux. Mais Ben Laden et Zawahiri vont plus loin en développant, après le retrait de l'Armée rouge, l'idée d'un djihad abstrait, déconnecté de tout combat territorial. C'est à ce moment-là qu'Al-Qaeda devient vraiment une secte. Le basculement s'accentue après le retour de Ben Laden en Afghanistan en 1996 et la création, en février 1998, d'un "Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés". Le djihad devient global et Zawahiri n'hésite pas à proclamer que ce djihad est, pour 50 %, un combat médiatique. L'un des personnages clefs de ce passage d'Al-Qaeda au djihad virtuel sur Internet est Youssef el-Ayyiri, un ancien garde du corps de Ben Laden qui acquiert, au service de la cause tchétchène, une vraie compétence de webmestre. Il sera tué dès 2003, mais laissera à Al-Qaeda les moyens de donner l'illusion de sa puissance, grâce à la Toile.
A quelles fins ?
Internet sert à la fois de vecteur de la doctrine et d'organisation. Al-Qaeda est la base de données d'une communauté virtuelle d'élus et de combattants ; celle-ci est composée de jihadistes en chambre, qui dialoguent par ordinateurs interposés. C'est à la fois très efficace en termes de propagande, et largement vain sur le terrain.
Au-delà des internautes, que pèse Al-Qaeda dans les pays où elle est implantée ?
Beaucoup moins qu'avant. L'organisation lutte désormais pour sa survie. Elle a perdu ses bases en Irak, où elle a échoué à compromettre les récentes élections, marquées par une forte participation de la population sunnite. En Afghanistan, à en croire les Américains, ses membres sont moins d'une centaine. Reste le Pakistan avec ses zones tribales. C'est le foyer le plus inquiétant. Lorsque les taliban afghans étaient au pouvoir à Kaboul, le commandant Ahmad Shah Massoud, leur ennemi juré, disait qu'Al-Qaeda était la "colle qui les tenait ensemble". Aujourd'hui, c'est auprès des taliban pakistanais qu'elle joue ce rôle. Elle leur fournit un prêt-à-penser idéologique et religieux qui facilite leur rapprochement avec d'autres groupes djihadistes dans le pays, situés au Pendjab ou au Cachemire.
Le Yémen peut-il devenir le nouveau sanctuaire d'Al-Qaeda ?
Le Yémen est un joker. Al-Qaeda veut gagner du temps pour desserrer l'étau au Pakistan. Pour cela, il lui faut mobiliser l'adversaire ailleurs, créer des fronts secondaires, susciter une agitation médiatique. C'est un chiffon rouge, le Yémen, agité avec l'espoir que les Américains tomberont dans le piège et enverront des troupes sur place. Heureusement, ceux-ci l'ont compris. Le vrai changement, avec l'accession au pouvoir de Barack Obama est là. Les Américains sont conscients qu'ils ont besoin des autres et qu'ils ne parviendront pas à leurs fins s'ils ne travaillent pas en étroite liaison avec la coalition et avec les forces armées locales, qu'elles soient pakistanaises ou yéménites.
George W. Bush a-t-il servi les intérêts d'Al-Qaeda ?
Incontestablement. Il lui a rendu un fier service en laissant l'organisation quitter l'Afghanistan, en décembre 2001. A l'époque, la direction de la centrale terroriste, réfugiée dans les montagnes de Tora Bora, était prenable. Il aurait fallu envoyer plus de troupes au sol et accepter davantage de pertes. Mais le secrétaire à la Défense de l'époque, Donald Rumsfeld, ne l'a pas souhaité. Ensuite, le discours de Bush sur la "guerre planétaire contre la terreur" s'est emboîté parfaitement dans celui de Ben Laden sur le djihad global. Puis, bien sûr, la guerre d'Irak. En 2003, lorsque les Américains envahissent l'Irak, Al-Qaeda n'est plus que l'ombre d'elle-même. L'invasion va lui donner un nouveau souffle. Elle permet à des réseaux qui étaient en charpie de renaître et entraîne un nouveau flux militant. La naissance d'Al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) est inconcevable sans l'Irak. Or, c'est cette organisation qui permettra la transformation d'un groupe de djihadistes algériens de Kabylie, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), en une organisation mondialisée ! Dans les années qui suivent l'intervention américaine en Irak, Al-Qaeda ne parle plus la langue d'Al-Qaeda mais un discours de résistance qu'elle détourne comme elle détourne tous les combats et tous les conflits auxquels elle s'agrège. Sans l'intervention des nationalistes irakiens, qui, après s'être tactiquement alliés à Al-Qaeda, ont fini par se rebeller contre elle, nous aurions assisté à la naissance d'un "Djihadistan" au coeur du Moyen-Orient. Avec tous les risques que cela impliquait pour la sécurité de l'Europe, sans parler d'une possible confrontation avec Israël.
Que pèse aujourd'hui AQMI dans la galaxie de la centrale terroriste ?
Pour Al-Qaeda, AQMI reste périphérique. D'autant que cette branche locale n'a pas été à la hauteur des ambitions affichées. Ni au Maghreb, où elle a échoué à unifier les différents mouvements djihadistes, ni en Europe, alors que c'était aussi l'un des espoirs nourris par Zawahiri quand il a accepté de les labelliser. L'histoire aurait été sans doute différente si l'Irak avait continué à servir de motrice. L'effondrement de la centrale terroriste en Irak, et sa rétraction au Maghreb, qui en est la conséquence, ont permis à l'Europe d'être relativement à l'abri. Pour autant, Internet reste plus que jamais le vecteur majeur de recrutement dans nos pays.
Al-Qaeda est-elle un symptôme, l'expression d'un malaise social ou politique ?
Pour moi, elle est d'abord une aberration. C'est un phénomène sectaire et une agression contre l'islam, dont elle détourne les valeurs. On ne peut pas parler d'un "terreau" qui aurait favorisé son émergence. Il y a en revanche des conflits qui lui sont extérieurs et qu'elle a vampirisés. C'est pourquoi l'une des clefs de la lutte contre Al-Qaeda tient à la "déglobalisation" de conflits dont les enjeux fondamentaux sont locaux et dont il faut désamorcer la charge djihadiste.
Vous écrivez qu'Al-Qaeda ne peut que renaître une nouvelle fois, ou disparaître. Par où passerait une éventuelle renaissance ?
Par la pakistanisation, sans doute. Cela impliquerait qu'Al-Qaeda retrouve des marges de manoeuvre géographiques en desserrant une fois pour toutes l'étau sur les zones tribales. C'est le sens de la campagne terroriste menée au Pakistan et c'est le risque le plus sérieux.
Que se passerait-il si Ben Laden était tué par un drone américain ?
Je ne pense pas qu'Al-Qaeda y survivrait. L'organisation est fondée sur la bay'a, l'allégeance absolue et à la personne de Ben Laden. Cette relation n'est pas transférable. La succession n'irait pas de soi, même au bénéfice de Zawahiri. Le fait qu'il soit égyptien ne manquerait pas de susciter de fortes antipathies. Même après vingt ans d'existence, Al-Qaeda n'a pas réussi à surmonter les rivalités entre les ressortissants des différentes nations !
Comment un historien de formation devient-il spécialiste d'Al-Qaeda ?
Ma thèse portait sur l'ORTF en mai 1968. On était bien loin d'Al-Qaeda, en effet. Mais, après mes études, je suis parti comme humanitaire, au Liban d'abord, puis en Afghanistan. Mon équipe était dans la Kunar (au nord-est) et participait au développement rural. Comme j'étais arabisant, on me signalait souvent les Arabes de passage. C'est ainsi que j'ai rencontré Gulbuddin Hekmatyar (chef du Hezb-e Islami, l'un des partis jihadistes afghans) et quelques autres. Devenu diplomate, j'ai continué à m'intéresser à cette mouvance. Puis, lorsque j'ai renoué avec la recherche et l'enseignement, le sujet s'est imposé naturellement.
Peu avant votre récent ouvrage sur Al-Qaeda, vous avez publié en 2008 un portrait de Jimi Hendrix.
Oui, j'aime le rock...
Et sur quoi portera le prochain ?
Camaron De la Isla, le grand chanteur espagnol de flamenco.
Epstein Marc; Lagarde Dominique
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