Alerte. Pour le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz, nous n'avons tiré aucune leçon de la crise. Nous en préparons de plus graves.
Joseph Stiglitz agace. Ceux qui, il y a quelques années, en ont fait une icône de leur mouvement, les altermondialistes, trouvent qu'il sert désormais avec trop de zèle les gouvernements (Stiglitz a travaillé pour l'équipe d'Obama et conduit aussi une mission de réflexion pour Nicolas Sarkozy). Même agacement chez beaucoup de ses confrères économistes pour qui, depuis qu'il est une star, Stiglitz « brade » sa parole en prenant position sur l'air du temps. Qu'importe... Avec son allure de gros chat gourmand installé dans un fauteuil confortable devant le feu de cheminée d'un hôtel du coeur de Paris, Stiglitz assume : « Ma célébrité me permet d'être pédagogue et de faire passer le message auquel je crois. » Farouchement opposé au capitalisme sauvage, il croit aux bienfaits que celui-ci peut engendrer à condition d'être encadré et régulé. Nous l'avons rencontré à l'occasion de la sortie du « Triomphe de la cupidité ».
Le Point : Les paradis fiscaux sont sous surveillance, les bonus des traders et des banquiers encadrés et taxés. Les Etats pansent les plaies des banques. Ça y est, vous avez gagné : les politiques domptent le capitalisme... Joseph Stiglitz : (Rires.) Vous croyez vraiment qu'après la crise tout a changé ? C'est faux. Les banques font leur métier comme avant. L'usage des dérivés est aussi intense qu'autrefois, les primes des dirigeants aussi démesurées qu'avant. Et la cupidité ? Elle reste plus que jamais le moteur de la finance. Les quelques aménagements entrepris par les politiques relèvent de la cosmétique. Regardez ce qui se passe en Grèce : tout recommence. Personne ne veut regarder les choses en face, nous sommes en train de préparer le terrain pour d'autres crises aussi violentes que celle que nous traversons. Elles détruiront des millions d'emplois dans le monde.
Mais, tout de même, « grâce » à la crise, votre parole est davantage écoutée... C'est vrai, on m'invite à des tables rondes, je donne des interviews et je peux m'exprimer. Mais c'est par politesse. En réalité, personne ne veut réellement réfléchir à ce qui s'est passé et aux solutions qu'il faudrait apporter pour éviter les mêmes erreurs. Aujourd'hui, le monde se divise en deux camps. Ceux qui voient les banquiers et les gouvernements comme les responsables de la crise et qui veulent leur faire rendre gorge. C'est sur cette vague populiste que surfe Sarah Palin aux Etats-Unis. Dans l'autre camp, ceux - principalement les professionnels de la finance et la plupart des gouvernements, l'establishment politico-économique, en somme - qui pensent que notre économie n'a été victime que d'un grave accident, une sortie de route. Mais pas plus. C'est bien dommage, cette crise, disent-ils. Mais ce n'est ni la première ni la dernière, il faut vivre avec... et vite recommencer comme avant. Leur credo est simple : ce n'est pas parce que les accidents de voiture font partie des probabilités qu'il faut interdire aux gens de conduire. C'est une grave erreur de jugement. Personne ne veut réfléchir au vrai sujet qui est pourtant évident : il faut repenser de A à Z les règles du jeu économique.
Comment en est-on arrivé là ? Dans les années 80, le monde de la finance a fait un lobbying effréné pour déréguler le capitalisme et lui laisser les coudées franches. Il a gagné cette bataille grâce à Ronald Reagan et à son entourage. Ses successeurs n'ont pas renversé la vapeur : ils étaient eux aussi convaincus que le marché se régulerait tout seul, que la spéculation était un jeu à somme nulle et qu'il valait mieux ne pas se mêler de la sphère financière. Ils ont refusé de construire une législation solide et n'ont pas joué leur rôle d'arbitre naturel. Cela arrangeait d'ailleurs les politiques : ce sont les nouveaux instruments financiers, comme les célèbres subprimes, qui ont tiré la croissance américaine pendant ces quinze dernières années. Cela a permis à des ménages modestes de devenir propriétaires de leur logement alors même qu'ils n'étaient pas solvables, et cela a dopé la demande intérieure. Tout le monde a fermé les yeux sans trop se poser de questions. Dans toutes les administrations - même celle de Clinton, dont j'ai pourtant été conseiller -, il y avait une sorte de fanatisme en faveur du marché. La théorie économique en vigueur, c'était que la mondialisation financière apporterait la prospérité pour tous et que les mathématiques et les nouveaux outils de la finance allaient mettre fin aux fluctuations cycliques de l'économie. Personne n'a vu que le système tournait fou. Quelques économistes et quelques vieux sages, ceux qui avaient vécu la crise des années 30, ont tiré la sonnette d'alarme. Mais, comme la croissance était au rendez-vous...
Mais lutter contre la cupidité, c'est un doux rêve... Personne ne songe à lutter contre ce qui fait le moteur du capitalisme. Que des milliers de gestionnaires de fonds d'investissement se vantent de pouvoir faire mieux que le marché et que toute une population d'investisseurs myopes aient envie de jouer au casino, cela ne me dérange pas, et c'est finalement leur problème. En revanche, lorsque les règles du jeu ne sont pas les mêmes pour tout le monde et que des fonds de retraites ou des banques, dont ce n'est pas la vocation, décident de jouer au casino, cela me choque. Les banquiers ne sont pas, par nature, plus cupides que les autres. Cependant, les « récompenses » des professionnels de la finance ne sont pas en lien avec la valeur ajoutée et le service qu'ils offrent. C'est inacceptable et amoral. Car celui qui perd n'est pas responsable des pertes. Responsabiliser les opérateurs de marché sur les gains mais aussi les pertes serait un bon moyen de récompenser la prudence. Or c'est de cela que nous avons besoin. Pas de casinotiers. Il faudrait aussi rééquilibrer les profits vers l'innovation qui privilégie le long terme et la création d'emplois. Ce sont des évidences, mais personne n'a envie de prendre de telles mesures.
Vous avez travaillé avec l'équipe d'Obama pendant sa campagne et vous êtes proche de certains de ses conseillers. Personne n'écoute votre discours ? J'étais à Davos en janvier. Les banquiers avaient retrouvé leur superbe. Ils tenaient ce discours aux politiques : « Si vous régulez trop, vous mettez l'économie réelle en danger. Si vous encadrez notre secteur d'activité par des lois et des directives, les banques occidentales ne seront plus compétitives face à leurs concurrentes chinoises et vous perdrez votre dernier moyen de pression sur la Chine. » Et les politiques les écoutaient en hochant la tête. Ils sont soumis aux banquiers : ils ont fait un chèque en blanc aux banques sans exiger de contreparties pour éviter que, demain, nous affrontions une crise semblable à celle que nous traversons. Si je prends le cas de l'administration Obama, il y a effectivement différentes sensibilités. Et celui-ci n'a pas les mains totalement libres. Souvenez-vous du contexte de son élection : il voulait montrer qu'avec lui il y aurait calme et continuité. C'était nécessaire pour installer la confiance. Mais je suis frappé de constater aujourd'hui qu'Obama, qui a pourtant gagné en promettant le « changement », n'ait finalement que légèrement déplacé les fauteuils sur le pont du « Titanic ». Les têtes ont changé, pas les convictions. Son plan de soutien en faveur de l'économie était tout à fait nécessaire. Mais il n'a pas pu ou pas voulu réorganiser de fond en comble le système financier. Or il avait une formidable fenêtre de tir. Finalement, Obama, comme Bush, a cru qu'en ouvrant le robinet des liquidités vers les banques et en relançant le crédit tout redémarrerait comme avant. Ce n'était qu'un palliatif tout à fait temporaire. Il a cru que l'intérêt général et l'intérêt des banques étaient similaires. Son plan de relance aurait dû davantage favoriser le citoyen américain. Il aurait dû redistribuer les richesses, reconstruire entièrement la politique fiscale américaine en créant des impôts plus justes et en détricotant les cadeaux que l'administration Bush a faits aux privilégiés. Mais il n'a pas changé de cap. Le problème, c'est que maintenant tout le monde sait, et les spéculateurs mieux que quiconque, que l'Etat est là pour jouer le rôle de pompier
Encadré(s) :
Repères
1943 Naissance dans l'Indiana.
1964-1967 Formation chez les néoclassiques de l'école de Chicago et chez les scientifiques du MIT.
2001 Reçoit le prix Nobel d'économie.
1993-1997 Conseiller de Bill Clinton à la Maison-Blanche.
1997-1999 Viceprésident de la Banque mondiale. 2002 Parution de « La grande désillusion » (Fayard).
2003 « Quand le capitalisme perd la tête » (Fayard).
2008 Nicolas Sarkozy lui confie une mission de réflexion sur la croissance française.
2010 Publication du « Triomphe de la cupidité » (Les liens qui libèrent).
Note(s) :
« Le triomphe de la cupidité ». Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Paul Chemla (Les liens qui libèrent, 476 p., 23 E).
Propos recueillis par Romain Gubert
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