jeudi 4 mars 2010

Le nucléaire iranien passe par la Chine - Arnaud De La Grange

Le Figaro, no. 20400
Le Figaro, jeudi, 4 mars 2010, p. 9


International

Du matériel suisse utilisé dans la filière atomique a été livré à Téhéran via l'Asie.

Les voies du nucléaire iranien peuvent passer par le détroit de Taïwan, et ses deux rives mêmes, celles de Chine continentale et de Taïwan. C'est en tout cas ce que semble montrer une rocambolesque affaire d'achats depuis l'Asie de matériels suisses, susceptibles d'être utilisés dans la filière atomique, et ayant terminé de manière non prévue leur voyage à Téhéran. Une grosse centaine de jauges très utiles aux fameuses centrifugeuses servant à enrichir l'uranium, auraient ainsi été acquises par l'Iran, en contournant clandestinement les sanctions et dispositifs de contrôle.

Tout a commencé en janvier 2009, selon l'agence Associated Press (AP), quand une firme chinoise basée à Shanghaï, Roc-Master Manufacture and Supply Company, passe commande via un agent taïwanais de 108 de ces jauges de pression auprès du fabricant suisse Inficon Holding. L'entreprise taïwanaise Heli-Ocean est chargée de la transaction. Mais elle finit par recevoir un ordre d'achat antidaté, qui demande d'acheminer les jauges, non plus à Shanghaï, mais à Téhéran, pour la compagnie Moshever Sanat Moaser. L'envoi serait arrivé à Taïwan début mars, avant de repartir pour l'Iran dans le mois. Bien sûr, ces jauges peuvent être utilisées pour diverses applications industrielles. Mais le nombre commandé, très inhabituel, laisse fortement supposer qu'elles étaient destinées aux quelque 4 000 centrifugeuses iraniennes déjà en service. Une seule jauge pourrait servir pour 10 centrifugeuses.

Le fabricant abusé

L'énormité de la commande avait d'ailleurs conduit le fabricant à la signaler aux autorités suisses. Mais dans cette affaire, le fabricant comme le gouvernement suisses se sont fait abuser. « Le certificat d'usager final ne mentionnait bien sûr pas l'Iran, a déclaré à AP Lukas Winkler, directeur général d'Inficon, mais un destinataire chinois. » Sinon, l'envoi n'aurait jamais eu lieu. Les spécifications de ces matériels sont sur la liste de contrôle du NSG (Nuclear Suppliers Group), un groupe de 46 pays ayant pour but de limiter la propagation de matériel nucléaire. La Suisse et la Chine en sont membres, pas Taïwan.

Côté rivages chinois, l'affaire est moins claire. L'agent taïwanais se serait alarmé de la destination iranienne, mais un e-mail de Roc-Master l'aurait assuré que la filière nucléaire n'était pas concernée. Contacté par le South China Morning Post, un dirigeant de Roc-Master a reconnu qu'il envoyait du matériel en Iran, mais uniquement pour des usages industriels classiques. Étrangement, il a ajouté que, désormais, l'entreprise ferait plus attention à ces commandes.

À deux reprises au moins, en 2008 et 2009, des entreprises taïwanaises ont été prises en flagrant délit de fourniture de matériels prohibés à l'Iran et à la Corée du Nord. « Pékin se sert de Taïwanais pour faire parvenir du matériel à l'Iran, sans risquer d'apparaître », explique au Figaro Lai I-Chung du Taiwan Thinktank, proche du DPP, opposé au rapprochement accéléré de l'île avec Pékin. La Chine, qui n'a de cesse de protéger ses intérêts en Iran en freinant toutes nouvelles sanctions, proteste de sa bonne foi. Le ministère chinois des Affaires étrangères assure qu'il ignorait ce contrat de jauges. Et que Pékin reste plus que jamais « ferme et clair » dans sa volonté de prévenir la prolifération nucléaire. Des experts américains cités par AP estiment que cette acquisition de jauges est capitale pour l'Iran. Et que cette filière chinoise a permis aux Iraniens de réussir, après moult tentatives ratées via l'Europe et la Russie notamment.

Selon des sources européennes de renseignement, au moins neuf tentatives d'achat de Téhéran avaient été contrées auparavant.

Illustration(s) :

Le siège de la firme chinoise Roc-Master Manufacture and Supply Company, à Shanghaï. En janvier 2009, la société a passé commande de jauges de pression auprès du fabricant suisse Inficon Holding.

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