mercredi 24 mars 2010

Pékin, Berlin, même combat - Martin Wolf

Le Monde - Economie, mercredi, 24 mars 2010, p. MDE2

Début mars, la " Chinallemagne " a parlé et le monde a écouté. Ce qu'elle a dit était-il cohérent ? Non. A-t-elle fait preuve de suffisance ? Oui, de beaucoup de suffisance. Ce qu'elle a dit est-il dangereux ? Oui. Des points de vue plus judicieux peuvent-ils quand même prévaloir ? J'en doute.

La Chine et l'Allemagne sont, bien sûr, très différentes l'une de l'autre. Pourtant, malgré leurs dissemblances, ces pays possèdent des caractéristiques communes : ils sont les plus gros exportateurs de produits manufacturés, la Chine ayant désormais dépassé l'Allemagne sur ce plan; ils présentent des excédents massifs d'épargne par rapport à l'investissement; et ils enregistrent d'énormes excédents des comptes courants : 291 milliards de dollars (212 milliards d'euros) cette année pour la Chine, et 187 milliards de dollars pour l'Allemagne.

Tous deux estiment aussi que leurs clients devraient continuer à acheter, mais cesser d'emprunter de manière inconsidérée. Du fait que leurs excédents creusent les déficits des autres pays, cette position est incohérente. Les pays excédentaires doivent financer les pays déficitaires. Si l'endettement devient trop lourd, les débiteurs seront acculés au défaut de paiement. Dans ce cas, l'épargne tant vantée des pays excédentaires se révélera une illusion : le financement des importations par les prêts des exportateurs se transformera alors en subventions ouvertes à l'exportation.

Je commence à me demander si l'économie mondiale ouverte parviendra à surmonter cette crise. Les interventions, au début du mois de mars, du premier ministre chinois, Wen Jiabao, et du ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, mettent parfaitement en lumière ces dangers.

Le fond de l'argumentation de M. Schäuble ne concernait pas la proposition de constitution d'un fonds monétaire européen, lequel ne pourrait pas, même s'il était créé et mis en oeuvre, modifier les pressions engendrées par les énormes déséquilibres macroéconomiques au sein de la zone euro. Les idées centrales du ministre allemand consistent à combiner l'aide d'urgence apportée aux pays enregistrant des déficits budgétaires excessifs à de sévères pénalités, à suspendre le droit de vote des membres ayant un mauvais comportement dans l'Eurogroupe, et enfin à permettre à un membre de quitter l'union monétaire tout en restant membre de l'Union européenne. D'un seul coup, la zone euro ne paraît plus si intangible : l'Allemagne en a décidé ainsi.

Cette démarche aura un impact déflationniste; surtout, elle pourrait bien déboucher sur une sortie de l'Allemagne de la zone euro.

Si les pays les plus faibles de la zone euro étaient contraints, comme le souhaite l'Allemagne, de réduire fortement leurs déficits budgétaires, cela affaiblirait à coup sûr l'économie de l'ensemble de la zone. Il en résulterait une détérioration budgétaire en Allemagne et en France. Imaginons alors que l'Allemagne décide de revêtir le cilice de la rigueur. Cela inciterait-il la France à en faire autant ? Le déficit public de la France devrait déjà atteindre, cette année, d'après les prévisions de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), près de 9 % du produit intérieur brut (PIB). M. Schäuble imagine-t-il que la France pourrait être mise à l'amende ? Certainement pas.

Ce ne sont pourtant pas les finances publiques grecques qui menacent la stabilité de la zone euro. La menace provient des finances publiques des grands pays. Du moment que l'Allemagne ne peut pas contraindre ces pays à mieux se comporter et qu'elle n'a aucune chance de faire exclure de la zone un membre dont elle désapprouve l'attitude, il lui faudrait elle-même la quitter. Telle est la logique des idées avancées par M. Schäuble. Et cela ne doit certainement pas lui échapper.

L'Allemagne fait partie d'une union monétaire censément irrévocable avec certains de ses principaux clients. Elle veut aujourd'hui qu'ils retrouvent le chemin de la prospérité par la déflation dans un monde marqué par une demande agrégée chroniquement faible. M. Wen, pense la même chose ! Mais l'économie dont il veut qu'elle procède ainsi, c'est l'économie américaine. Il peut toujours rêver !

Dans le discours qu'il a prononcé à l'occasion de la clôture de l'Assemblée nationale populaire, M. Wen a déclaré : " Ce que je ne comprends pas, c'est que l'on puisse déprécier sa propre monnaie tout en incitant les autres à apprécier la leur dans le but d'augmenter les exportations. A mes yeux, cela s'appelle du protectionnisme. " Il a aussi souligné qu'il s'inquiétait de la sécurité des investissements chinois en dollars.

Je me demande ce que M. Wen a en tête en disant cela, hormis de demander aux Etats-Unis de ne pas se mêler de la politique chinoise des taux de change. Si l'on juge " protectionniste " le désir américain d'avoir un dollar plus faible, comment qualifier alors l'entêtement de la Chine à vouloir maintenir coûte que coûte sa monnaie à un bas niveau ? Il n'y a rien de " protectionniste " dans le fait de demander à un pays enregistrant un énorme excédent de ses comptes courants de le réduire dans une période de faible demande mondiale.

Si je saisis correctement la position exprimée par la Chine, celle-ci voudrait que les Etats-Unis renouent avec la compétitivité par la déflation en procédant à une contraction budgétaire et monétaire et, sans doute, à une baisse des prix intérieurs. Cela serait redoutable pour eux. Mais ce le serait aussi pour la Chine et le reste du monde. Et il n'y a aucune chance que cela se produise. Pékin en est assurément conscient.

Derrière tout cela se profile une divergence fondamentale. Les pays excédentaires insistent pour que tout continue comme avant. Mais ils refusent d'accepter que leur dépendance à l'égard de leurs propres excédents à l'exportation se retourne contre eux lorsque leurs clients se retrouvent à court d'argent. Ce qui est précisément en train de se produire.

Pendant ce temps, les pays qui, par le passé, présentaient d'énormes déficits extérieurs ne peuvent réduire les déficits budgétaires massifs que par une forte relance de leurs exportations nettes. Si les pays excédentaires ne sont pas capables de compenser cela par une augmentation de la demande agrégée, le monde s'engagera dans une bataille protectionniste : chacun cherchera désespérément à refiler l'offre excédentaire à ses partenaires commerciaux. Ce fut aussi un aspect important de la catastrophe des années 1930.

Il est hautement improbable que les pays excédentaires gagnent cette bataille. Un écroulement de la zone euro serait une très mauvaise chose pour la production manufacturière allemande. Un recours américain au protectionnisme serait très mauvais pour la Chine. Les dieux font d'abord perdre la raison à ceux qu'ils veulent détruire. Il n'est pas trop tard pour trouver des solutions collectives. Les deux parties doivent chercher des ajustements. Oublions la suffisance des leçons de morale. Essayons plutôt de faire preuve de bon sens.

Par Martin Wolf

Cette chronique de Martin Wolf,

éditorialiste économique, est publiée en partenariat exclusif avec le " Financial Times ". © FT.

(Traduit de l'anglais par Gilles Berton)

PHOTO - Chinese and German flags are on display at the information counter outside the Chinese pavilion on October 13, 2009 at the Frankfurt Book Fair, where China is this year's guest of honour. The fair will be inaugurated later in the day by German Chancellor Angela Merkel and Chinese Vice-President Xi Jinping. Some 6,900 exhibitors from around 100 countries are to gather in Frankfurt until October 18, around 400 fewer than last year, and each publisher has trimmed the size of its participation.

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