Les «mingongs» sont le carburant du miracle économique chinois: 200 millions de migrants de l'intérieur privés d'école, de santé, de liberté de circuler...
A Shangezhuang, les «fourmis» de la révolution industrielle chinoise logent dans des taudis aux murs faits de brique nue, de tôles, de carcasses de réfrigérateurs et d'écrans de télévision empilés comme autant de parpaings. La zone est spécialisée dans la récupération et le tri des déchets. Les venelles de ces vastes villages d'infortune bâtis, avec les rebuts de Pékin, à deux pas du cinquième périphérique de la capitale, sont constellées de boue et de décharges. Quelques robinets publics pallient à l'absence d'eau courante. Depuis le début du boom économique chinois, près de 200 millions de travailleurs issus des campagnes se sont installés dans les villes et les zones industrielles.
Ces Mingong («paysans devenus ouvriers») n'ont pas la vie facile. Beaucoup s'estiment malgré tout heureux d'avoir déserté leurs terres ingrates, même à Shangezhuang. «Presque jamais, dans ma jeunesse au village, je n'ai pu manger de viande. Tandis que maintenant, je peux travailler, gagner de l'argent et me nourrir à ma faim», dit Zhou Weiguo, un ancien paysan du Henan qui gagne sa vie en tirant une charrette de détritus en plastique montée sur des roues de vélo. Il penche pour ce labeur étique plutôt que pour le travail en usine ou sur les éreintants chantiers de construction, où triment beaucoup des siens. Trouant les brumes de l'hiver, on aperçoit au loin les tours d'acier et de verre de Pékin, érigées par ce sous-prolétariat sans lequel le miracle économique chinois n'aurait pas eu lieu.
«Enfants noirs»
Ces travailleurs des campagnes sont relégués au bas de l'échelle sociale par le système du Hukou, Qui divise la population en deux catégories quasi héréditaires : les ruraux et les citadins. Logés dans la précarité, sous-payés, dépourvus de la protection sociale bénéficiant aux populations urbaines, ils ne se voient accorder qu'un droit de «résidence temporaire» en ville. «Petites vis» de l'industrialisation, ils peuvent être aisémment congédié, et renvoyés en masse dans leurs villages, selon le bon vouloir des autorités. Leurs enfants (20 millions au total en Chine) n'ont pas accès aux écoles publiques gratuites des villes où ils résident, à moins de s'acquitter de frais de scolarité en général hors de leur portée.
La famille Hu loue une étroite pièce d'une dizaine de mètres carrés dans une rangée de cabanes.«Même avec le travail de mon mari chauffeur-livreur et les ménages que je fais, on arrive tout juste à manger», dit la jeune Mme Hu. La vie dure, on connaît quand on vient, comme elle, du fin fond du Henan, l'une des provinces les plus déshéritées du pays. Le couple partage deux lits avec ses deux fils de 9 et 10 ans. Les garçons sont inscrits dans une petite école de fortune qui pallie à leur exclusion de l'école publique.
A Pékin, les 200 000 enfants de Mingong Sont ainsi scolarisés au rabais dans plus de 300 écoles, primaires et secondaires. «On paie seulement 500 yuans [50 euros] par semestre et par enfant», dit Mme Hu. Les directeurs de ces établissements sont parfois d'anciens instituteurs de campagne ou des commerçants qui veulent aider leurs compagnons Mingong. L'un d'eux, Cui Kezhong, reconnaît le piètre niveau de ses écoliers. «Mon but n'est pas qu'ils aillent à l'université. Ce n'est pas réaliste. Ils seront mieux comme techniciens. S'ils y arrivent.»
Ni la municipalité de Pékin, ni le ministère de l'Education ne se préoccupent du sort de ces enfants sous-éduqués, qui quittent parfois l'école après le primaire. Pour les Mingong, Les neuf années d'éducation officiellement obligatoire en Chine ne sont qu'un rêve. Environ 10 % de ces écoliers, selon Cui Kezhong, n'ont même pas d'existence légale. Nés en dehors du planning familial qui n'autorise qu'un enfant par couple, ces Hei haizi («enfants noirs») ne sont répertoriés nulle part. «Les citadins peuvent compter sur une retraite, des soins médicaux, explique Cui. Les mingong, eux, n'ont que leurs enfants pour assurer leur avenir, alors ils misent tout sur eux.» Les «enfants noirs» peuvent régulariser leur situation, sans pénalité, lors du recensement qui a lieu tous les six ans, selon le directeur d'école.
La famille Hu n'est pas au bout de ses peines. Elle a appris, en janvier, que la municipalité de Pékin s'apprêtait à détruire le quartier. Deux mois à peine pour déménager. La douzaine d'écoles de Mingong de la zone a fermé en hâte, en prévision de leur destruction au bulldozer - sans que les autorités se soucient du sort des 3 000 écoliers du quartier. «On est pris entre deux feux, dit Mme Hu. D'un côté, les écoles publiques n'acceptent pas nos enfants à cause de leur hukou, à moins qu'on paie des frais de scolarité faramineux. De l'autre côté, le gouvernement fait détruire nos écoles...» Plusieurs directeurs de ces écoles illégales ont tenté de protester, mais ils ont vite été rappelés à l'ordre. «Que voulez-vous, on n'y peut rien», se désole Wang Hai, directeur de l'école Taoyuan. Sur le portail en fer cadenassé de son établissement à l'abandon, qui ressemble plus à un hangar qu'à une école, il a inscrit au pinceau : «L'établissement doit fermer et j'en suis désolé. Je souhaite à tous les enfants de trouver le moyen de poursuivre leur études sans encombres.» En attendant une solution, Mme Hu fait faire à ses enfants leurs devoirs à la maison. «Moi, je préfère être à l'école, Rechigne l'un de ses marmots. Je m'y faisais plein d'amis.» «On ne sait pas trop ce qu'on va devenir, ni où on va déménager, mais il faut qu'on s'occupe de leur scolarité», ponctue M. Hu.
Dans les villes, le mingong est un citoyen de seconde zone qui se fait remarquer par sa tenue sans luxe ou son teint plus foncé. Yan Chengzhong, un député de Shanghai, exprime bien le mépris qui persiste à leur égard, en même temps que la sourde peur d'une révolte de cette caste des bas-fonds. «Que vont faire les mingong si tous les chantiers sont fermés ?» demandait-il, début mars, en évoquant la fermeture prévue des sites de construction pour l'inauguration de la prestigieuse exposition internationale de Shanghai. «Il va y avoir un impact sur la stabilité. Ils vont créer des problèmes, des destructions qui saliront l'image de la ville», expliquait le responsable, qui envisage d'enfermer pendant plusieurs semaines tous les Mingong De Shanghai «sous terre, dans les chantiers du métro des banlieues»...
La Mercedes en otage
Inspiré de la Propiska Soviétique, le Hukou a été instauré dans les années 50 afin de contrôler les mouvements de population, empêcher les mouvements de protestation et un exode rural massif, potentiellement générateur de bidonvilles. Il a été assoupli depuis une vingtaine d'années afin d'irriguer les zones industrielles en main-d'oeuvre bon marché, mais il ne s'agit que d'une tolérance et non d'un acquis. De nombreuses voix se sont élevées ces derniers mois (et non des moindres, par exemple celle du Premier ministre Wen Jiabao) pour réformer ce système foncièrement inégalitaire. Mais beaucoup doutent d'une volonté réelle du Parti communiste de renoncer à ce moyen de contrôle politique.
«Notre objectif est de s'assurer que les enfants sont tous scolarisés», assurait, ce mois-ci, Liu Libin, numéro 2 de la Commission d'éducation du district de Chaoyang, qui comprend Shangezhuang. Officiellement, les écoles publiques de Pékin n'ont plus le droit de refuser l'entrée de leurs établissements aux enfants migrants. «Mais elles imposent désormais des frais de scolarité pénalisants sous la forme de "dons" ou de "contributions", et ça revient au même», proteste Zhang Zhiqiang, un Sichuanais qui défend ces travailleurs au sein d'une minuscule ONG de Pékin, «l'Ami des Mingong». Pour lui, c'est «le système du hukou» qui est en cause, «Foncièrement injuste car 80 % des employés de l'industrie sont des mingong». «L'essor économique chinois est basé sur l'exploitation de cette main-d'oeuvre. Or, elle est privée de ses droits les plus élémentaires, comme le droit de circuler librement, et des avantages sociaux de base.» Zhang souligne sa colère sans détour d'une voix suraïgue. Agé d'une quarantaine d'années, ce Sichuanais a travaillé dans sa jeunesse dans des usines du sud du pays, où il arrive fréquemment que les patrons ne paient pas leurs ouvriers, qui n'ont parfois d'autre recours que de garder en otage la Mercedes de leur chef.
Editorial cinglant
C'est une mésaventure comparable, en 2001, qui a conduit Zhang sur le chemin du militantisme. Une usine Adidas du Guangdong, dans le sud du pays, refusait de lui payer son salaire de contremaître. Malgré les menaces, il a choisi de se battre. «Je suis allé au tribunal pour réclamer mon dû. Il m'a fallu des années pour obtenir gain de cause.» En 2003, la télévision chinoise lui a consacré une émission, saluant son courage et sa persévérance. «Par la suite, j'ai été inondé de demandes de conseils provenant d'autres mingong qui se trouvaient dans le même cas... Alors j'ai étudié le droit en autodidacte et depuis, je suis cette voie.» Son ONG, l'une des très rares associations à défendre les citadins sans Hukou, est financée, depuis 2007, par une dotation du Congrès américain, le National Endowment for Democracy. Elle est en passe de dépérir car les autorités chinoises, qui redoutent de voir les Mingong représentés sur la place publique par une organisation qui n'est pas contrôlée, multiplient les obstacles administratifs. «Cette année, notre organisation n'a pu recevoir aucun fond [des Etats-Unis]Et j'ai dû mettre mes employés au chômage. Je suis désormais seul, et je travaille sans salaire», déplore Zhang.
«En Chine, il y a le discours, et la dure réalité.» Zhang Hong, rédacteur en chef de la revue L'Observateur économique, Y a été durement confronté. Il a organisé la publication simultanée, le 1er mars, dans 13 journaux provinciaux, d'un éditorial cinglant. «Les Chinois ont trop longtemps goûté l'amertume du système du hukou, qui doit être aboli . Les hommes sont nés libres et doivent disposer du droit de circuler librement», y lisait-on. En l'espace de quelques heures, la censure a effacé toute référence sur le Web à cet appel sans précédent. Zhang, qui a été limogé sur le champ, a plus tard expliqué qu'il avait été «puni», ainsi que nombre de ses collègues. «Nous voulions, a-t-il dit, faire entendre la voix des masses populaires». Dans la Chine du même nom.
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