vendredi 5 mars 2010

REPORTAGE - En Chine, on ne résiste pas pour des clous - Bruno Philip

Le Monde - Dernière heure, samedi, 6 mars 2010, p. 29

Liu Yi, dans son genre, est un résistant. L'autre jour, ce jeune peintre calligraphe s'est fait tabasser à coups de tuyaux par des nervis à la solde de promoteurs immobiliers dans un " village d'artistes " menacé de démolition situé dans la périphérie de Pékin. Le front ceint d'un pansement, il est le dernier à occuper encore l'une de ces résidences désertées. L'endroit est sale; l'eau, l'électricité, le chauffage ont été coupés. Mais Liu a décidé de ne pas céder à l'intimidation. Il s'est procuré un générateur, a aménagé un poêle de fortune et se mitonne de méchants graillons dans son wok posé sur un Butagaz. L'attaque l'a ébranlé mais pas découragé : " Je ne bougerai pas ", dit-il doucement.

En Chine, l'histoire est classique : les promoteurs, la plupart du temps en collusion avec les cadres locaux du parti, exproprient sans vergogne les habitants dès qu'il a été décidé par les autorités municipales de laisser la place à de juteux projets de " développement urbain ". Souvent, les victimes ne s'en laissent pas conter et se défendent. En chinois, on a surnommé ces obstinés des ding zi hu, des " familles clous ". Ils s'y plantent, ils y restent !

Le cas de Liu et de ses congénères attaqués lors de la descente mafieuse du 22 février est plus inhabituel, car il met en cause une communauté incarnant les nouvelles tendances de l'art contemporain. Depuis des années, une dizaine de " villages " regroupant un millier d'artistes, ont fleuri en bordure de Pékin. Certains dans des friches industrielles, d'autres sur des terres jadis agricoles aujourd'hui dévorées par la ville. Les locataires y avaient signé des baux avant que l'arrondissement pékinois de Chaoyang ne décide, récemment, un nouveau plan d'aménagement urbain. Qui suppose la destruction des résidences.

Ce n'est pas que leurs baux ne valent plus tripette; en réalité, ils n'ont jamais rien valu : ces petits immeubles d'un seul étage avaient été bâtis dans la plus parfaite illégalité sur des terres arables normalement interdites à la construction... Les artistes se sont fait berner, les magouilleurs ont triomphé. " On nous a notifié notre expulsion en nous donnant des papiers qui n'avaient même pas été dûment tamponnés par les autorités ", se plaint Xiao Ge, diplômée des Beaux-Arts de Paris où elle a passé onze ans.

Excédés par la résistance des artistes, les promoteurs sont donc passés à l'action : le 22 février, à 2 heures du matin, une centaine de leurs hommes de main, le visage protégé par des masques de chirurgien, ont fondu sur Zheng Yang, l'une de ces grosses résidences d'artistes où le mouvement s'est cristallisé. Liu, qui habite à " 008 ", une autre résidence située à proximité, s'était rendu sur les lieux pour prêter main-forte à des camarades. " Ils ont débarqué et se sont mis à tout fracasser, portes et fenêtres, à taper sur les gens qui sortaient de leurs appartements. En même temps, des pelleteuses sont entrées pour finir le travail. A un moment, alors que j'étais en train d'appeler la police, on m'a arraché mon téléphone portable, j'ai reçu un violent coup à l'arrière de la nuque et ensuite, je ne me souviens plus très bien. " Bilan, huit blessés, aucun très gravement, même si Liu a été le plus amoché. On lui a fait six points de suture.

Une semaine plus tard, Zheng Yang porte encore les traces de l'attaque : les lieux sont désormais à l'abandon, tous les résidents sont partis, un air de désolation flotte sur la résidence figée dans le froid d'un interminable hiver pékinois. On marche çà et là sur des débris de verre, des ateliers exhibent leurs blessures : toits éventrés, parquets défoncés. Là aussi, comme chez Liu Yi, une forme de " résistance " s'est organisée : un peintre, Cheng Wei, et plusieurs de ses copains ont installé, en plein air - il doit faire dans les moins deux degrés - une sorte de campement. Ils montent la garde. A l'entrée, une voiture de police et un 4 × 4 équipé d'une caméra sur trépied posée sur le toit veillent au grain. Mais la maréchaussée est-elle là à seule fin de protection en cas d'attaque des voyous ? Ou surveille-t-elle les rebelles ?

Car l'affaire est allée un peu loin. Même si, au lendemain de l'attaque, le chef de l'arrondissement de Chaoyang, dont dépend la résidence attaquée, est venu s'excuser auprès des artistes et promettre des " compensations " financières plus adéquates, l'histoire a tout de même failli déraper. L'après-midi suivant la descente, plusieurs des artistes attaqués ont organisé un début de manifestation sur la grande avenue Changan. C'était la première fois depuis le mouvement étudiant de 1989 que des citoyens défilaient vers la place Tiananmen ! La tentative a fait long feu. Les protestataires étaient à peine une vingtaine et la police a dispersé la manif sacrilège au bout de quelques centaines de mètres, au moment où certains avaient osé déployer une banderole...

" Nous savons qu'au bout du compte, on finira par être expulsés, reconnaît Xiao Ge. Mais ce que l'on exige, c'est que l'on respecte notre dignité et que cesse toute violence. " Mission en partie accomplie : trois jours après l'attaque, dix-huit personnes soupçonnées d'avoir fait partie des assaillants ont été arrêtées. Preuve qu'en Chine, à la condition de ne pas s'aventurer sur un terrain trop politique, les citoyens résistants peuvent avoir gain de cause. Même s'il faut relativiser cette demi-victoire : l'affaire a été fortement médiatisée et plusieurs journaux ont consacré de la place au sort malheureux de ces artistes. Les petites gens jetées à la rue au quotidien, vouées à l'anonymat, n'ont souvent pas cette chance au pays du capitalisme autoritaire.

Bruno Philip

PHOTO - A resident walks past an old housing block beijing cleared out in preperation for its demolition in Beijing, 04 December 2007. Beijing's old city is undergoing its biggest redevelopment in living memory with vast areas of the ancient capital being swept away with little concern its unique heritage and with many residents left with little or no compensation for re-settlement.

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