L'oeuvre, une installation baptisée Feelings Are Facts (" les sensations sont des réalités ") est saisissante. Elle occupe un grand espace (1 600 m2) vide, saturé de brouillard et de couleurs vives, une version flashy de l'arc-en-ciel. Une fois entré, on y perd vite tout repère, sauf à raser les murs, et à effacer l'idée que chacun se fait du monde tridimensionnel.
Avançant dans une brume que l'on pressent brûlante, on ne garde du réel que le sol, et avec lui, le dernier indice qui ne nous soit pas retiré : la pesanteur. C'est pour aller se perdre dans une autre dimension, imprévue, qui n'est ni celle du temps ni l'un de ces pièges dans lesquels les mathématiciens aiment à vous entraîner : juste un piège d'architecte qui transforme peu à peu ce sol invisible en mur infranchissable.
L'installation, une des plus spectaculaires dans la capitale chinoise depuis les festivités des Jeux olympiques, est une commande de Jérôme Sans, qui, après avoir dirigé le Palais de Tokyo à Paris, a rejoint le Ullens Center for Contemporary Art (UCCA), installé dans une des désormais célèbres usines de -Dashanzi, le plus grand quartier d'artistes, au nord-est de Pékin. L'UCCA a été fondé par Guy Ullens, industriel belge (Weight Watchers International) et collectionneur, présent depuis de longues années en Chine, où il fut parmi les premiers à acquérir les oeuvres d'artistes chinois. Cela ne l'a pas incité à en faire commerce, ou à rapporter ses collections en Belgique. Ce qu'il a reçu de la Chine, dit-il avec un beau sens de la diplomatie, il tient à le partager avec la Chine.
Dans cet esprit, l'artiste danois Olafur Eliasson, 43 ans, a été associé à Ma Yansong, 35 ans, architecte chinois en vogue, pour pouvoir réaliser l'installation. Ma a notamment travaillé avec l'architecte anglo-irakienne Zaha Hadid, un exercice qui lui a laissé le goût de volumes plus proches de l'art que de l'habitat, celui de l'espace courbe, et celui des projets impossibles à réaliser.
Ma a abandonné ces derniers après s'être édifié une solide réputation dans les revues internationales, et a opté pour des concepts plus faciles à vendre, comme une tour hélicoïdale actuellement en construction à Toronto (Canada), ou une gigantesque marina près de Canton, dont le projet naissant rappelle fortement notre bonne vieille Grande-Motte, près de Palavas-les-Flots (Hérault), ensemble conçu par Jean Balladur dans les années 1960. Un mixte, chez Ma comme chez Balladur, de volumes fantastiques et d'assez conventionnels parasols.
Le Danoir Olafur Eliasson, quant à lui, vit à Berlin et travaille avec une trentaine de collaborateurs, cultive aussi la grande dimension pour interpeller le public sur les liens entre la perception humaine et le monde qui nous entoure. Il a fait surgir une chute d'eau d'enfer sous le pont de Brooklyn (New York) et quelques autres sites métaphoriques, et, plus récemment, a matérialisé un temple du soleil dans la nef de la Tate Gallery, à Londres (The Weather Project).
L'UCCA a choisi le 4 avril pour inaugurer l'oeuvre de Ma et Eliasson, et célébrer ce moment dans tout l'apparat d'un mariage. Cette année, le 4 avril correspondait à la Fête des morts en Chine (Qingmingjie), qui est loin de n'être qu'une manifestation de pleureuses. Cette fête annonce la venue du printemps et la sortie de l'hiver. Le mot Qing signifie " clarté " et Ming veut dire " brillant ". Une des composantes du travail des deux hommes.
L'autre relève de l'ombre. Dans cet espace sans limites perceptibles, difficile de ne pas sentir naître un sentiment de mystère, pour les plus stoïques, d'angoisse pour les esprits réalistes, éventuellement de panique si l'on vient à s'y retrouver seul. Cela rappelle un voyage dans l'éther, peut-être la mort, peut-être un paradis, ou encore une étape difficile à vivre, avant la vie. C'est une rencontre brutale avec l'espace, sans les codes et les mesures que le corps et l'esprit ont intégrés.
En cela, c'est tout autant une expression de l'architecture, un ectoplasme sans murs ni limites où l'esprit doit retrouver ses marques pour ne pas " dévisser ", qu'une oeuvre d'art que l'on accepte ou l'on rejette.
A moins d'un mois de l'ouverture de l'Exposition universelle de Shanghaï, l'installation d'Eliasson et Ma sonne comme une annonce. Réussites ou ratages, les pavillons qui occuperont plus de 5 hectares sur les deux rives du Huangpu cherchent, selon une tradition vieille de plus d'un siècle, à marier l'architecture à des contenus théoriquement encore secrets.
On sait que chaque nation y vendra son art de vivre, son art et ses vertus sur le thème " meilleure ville, meilleure vie ". Bel espoir qui prend difficilement corps à l'heure où les réseaux les plus immatériels occupent une part croissante de l'imaginaire des hommes.
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