Lou Ye se confronte depuis ses débuts avec la censure de son pays. Ses deux premiers longs métrages, Weekend lover (1994) et Suzhou River (2000), ont été interdits de diffusion en Chine. Une jeunesse chinoise, présenté à Cannes en 2006, met les autorités en fureur car il montre les révoltes étudiantes de Tiananmen, sujet tabou s'il en est. Résultat, une interdiction de tourner pendant cinq ans. Pourtant, Lou Ye réapparaissait à Cannes cette année avec Nuits d'ivresse... produit avec des capitaux de Hongkong et de l'argent français. Une fois encore, l'interdiction ne vaut pas un arrêt de mort professionelle pour le cinéaste, qui peut, s'il bénéficie d'une reconnaissance internationale, passer entre les griffes du système. Explication de Lou Ye dans un café parisien entre deux prises de vues de son nouveau film, Fleur, Avec notamment Tahar Rahim.
Comment fonctionne le système de production de films en Chine aujourd'hui ?
Le système d'examen des films par la commission du cinéma en Chine me paraît désuet, les réalisateurs chinois devraient être libres de choisir et de tourner les sujets qu'ils veulent, avoir enfin la pleine décision sur leurs oeuvres. Normalement, tout nouveau film, soit à l'étape du scénario, soit terminé, doit passer par le Bureau du cinéma. Si celui-ci ne donne pas son autorisation, votre film ne peut tout simplement pas être diffusé sur le marché chinois. Cela fait soixante ans que ce système existe, parfois le Bureau lâche du lest, parfois il serre la vis. Personne n'en est content et, en même temps, le système perdure parce qu'il s'agit d'une censure molle. Ce n'est pas violent, d'autres professions sont nettement plus exposées que nous à des représailles.
Quelles ont été, pour vous, les conséquences de cette censure ?
J'ai été interdit de tourner pour une durée de cinq ans après avoir fait Une jeunesse chinoise sur les révoltes étudiantes de Tiananmen, mais on ne m'a pas jeté en prison. Simplement, aucun producteur chinois ne voulait financer mon nouveau projet car ils savaient qu'il ne pourrait être projeté dans aucune salle du territoire national. Dans les années 90, grâce au cinéma underground, avec l'explosion des films tournés avec les petites caméras numériques, les réalisateurs n'en ont fait qu'à leur tête sans passer par le Bureau. Du coup, il a été débordé par une situation qu'il ne pouvait plus contrôler comme avant. Il y avait d'autres modes de production, d'autres moyens de diffusion à travers des projections privées, la circulation de DVD sous le manteau.
Pourquoi avez-vous choisi de filmer des personnages homosexuels à Nankin ?
Nankin symbolise la Chine actuelle, ce n'est ni une ville commerciale ni un centre politique, c'est la Chine réelle, une ville ordinaire, ni bien ni pas bien, toutes les villes de l'est de la Chine sont comme ça. La situation des homosexuels, elle n'est pas super en Chine, bien sûr, mais c'est mieux qu'avant, ils peuvent avoir une vie privée, chez eux, il n'y a pas de problème. Cette situation-là est la mienne en tant que cinéaste, une sorte de zone grise où vous pouvez faire les choses mais on vous rappelle sans cesse que vous ne devez pas les faire.
Quel avenir pour le cinéma chinois ?
Le Bureau veut surtout aujourd'hui encourager les réalisateurs qu'ils aiment, un certain cinéma. Par exemple, dans le milieu des années 90, il encourageait les oeuvres décrivant les conditions difficiles des travailleurs chinois, mais les fonctionnaires qui veillent à trier entre bon et mauvais cinéma n'auraient jamais encouragé les films sur les manifestations de 1989 ou sur la Révolution culturelle, sur l'histoire contemporaine en général. Ils encouragent surtout les films commerciaux. Il ne faut pas vraiment montrer la réalité actuelle, pas non plus les années 60. Si on veut atteindre le circuit de distribution des salles, il faut faire des films sur les années 20-30 ou la période impériale, des films en costumes. Mais, maintenant, les spectateurs chinois commencent à en avoir assez de tous ces films sur les problèmes de l'empereur à la cour !
Je remercie les gens qui ne m'ont pas envoyé en prison pour avoir fait Une jeunesse chinoise. J'étais obligé de parler de 1989, j'étais là, je ne pouvais pas faire autrement. J'aimerais que mon travail envoie un message aux autres réalisateurs : «Ne vous occupez que des films que vous avez envie de faire, point barre.» Durant cette période de bannissement, j'ai déjà tourné deux films !
Recueilli par Didier Péron
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