Qu'est-ce que la France ? En accueillant en 1940 de jeunes résistants fraîchement débarqués sur le sol anglais, étonnamment tous en provenance de l'île de Sein en Bretagne, le général de Gaulle avait eu cette phrase célèbre : « Mais Sein, c'est la France ! » En matière financière, aucun établissement ne symbolise plus un certain état d'esprit français que la Société Générale. Par son caractère bien sûr, éternel mélange d'élégance, de témérité et d'arrogance, et par son histoire aussi. En presque cent cinquante ans d'existence, la Société Générale a épousé tous les soubresauts de l'histoire sans changer fondamentalement ni dans ses missions, ni dans son périmètre, ni dans son indépendance.
C'est au nom de cette indépendance que Daniel Bouton a lancé l'établissement dans l'aventure de la banque de marché qui lui coûte tant aujourd'hui. Une fraude spectaculaire en 2008, suivie quelques mois plus tard par la crise financière américaine, a affaibli l'entreprise au point que cette question de l'indépendance refait surface. Les analystes spéculent déjà sur le nom d'un repreneur et la BNP actualise régulièrement un dossier d'acquisition élaboré depuis des années et qui sommeille dans ses coffres.
Mais la vieille dame écartelée entre son agence historique du boulevard Haussmann, hommage architectural à son métier de banque de détail, et sa ruche futuriste de la Défense, symbole de sa conversion à la finance de marché, en a vu d'autres. Son histoire épouse fidèlement les mutations du métier de la banque. Et celle d'aujourd'hui porte les mêmes stigmates, ceux d'une organisation toujours en retard d'une révolution.
C'est à la faveur de ce que l'historien Hubert Bonin (1) appelle « la seconde révolution bancaire », celle de l'avènement des banques commerciales, que la Société Générale fait son apparition le 4 mai 1864. Son développement est fulgurant et surmonte les difficultés économiques de la fin du XIXe siècle. Ses agences fleurissent, mais elle prend du retard sur son concurrent, le Crédit Lyonnais. Alors elle s'enhardit à financer des opérations audacieuses. Comme celle du courtier Dreyfus, dont elle supporte le développement au Pérou sur le marché très porteur du guano pour les agriculteurs européens ! Le marché s'emballe, la banque finance un nouveau port, prête indirectement au Pérou, qui entre en guerre avec le Chili_ Il suffit que le marché ralentisse, que le client ne rembourse plus pour que le château de cartes s'effondre. La presse se déchaîne, la confiance s'envole et la banque se retrouve à deux doigts d'une « ruée » des épargnants, cette hantise de toujours des banques.
La direction est débarquée en 1886. Arrive alors un gestionnaire hors pair, Louis Dorizon, qui pose son diagnostic : croissance non maîtrisée, personnel peu compétent, risque non tenu.
Il restructure la banque avec trois priorités : la centralisation des moyens pour mieux contrôler les agences trop autonomes, le recrutement de personnel plus jeune et qualifié, et enfin l'instauration d'une vraie culture du risque avec la création d'un corps d'élite, l'inspection générale, qui fait encore la fierté de la banque.
Louis Dorizon chutera sur une nouvelle crise, là encore provoquée par une expansion incontrôlée, celle qui a vu la banque partir à la Belle Epoque à la conquête de l'Europe de l'Est et de la Russie, dont elle est devenue la première banque. Les tensions internationales et une mauvaise appréciation des risques du déploiement hors de France forceront la banque à recevoir dans un premier temps l'aide d'une star de la banque d'affaires, la Banque de Paris et des Pays-Bas (devenue Paribas), et dans un deuxième temps à faire appel à la communauté des banques françaises pour restaurer sa liquidité.
Prospère dans les années 1920, nationalisée en 1946, prisonnière du carcan réglementaire de l'après-guerre, la banque a bien vécu la troisième révolution bancaire, celle de la banque de masse pour les particuliers, du carnet de chèques pour tous. Après sa privatisation en 1987, c'est à l'aube de la quatrième, celle de la globalisation, que l'aventure a recommencé, avec à peu près les mêmes ingrédients. En 1999, la Société Générale tente de mettre la main sur Paribas, dernier joyau disponible dans le domaine de la banque d'affaires. BNP riposte par une double OPA sur ses deux concurrents et s'empare de Paribas. Dès lors, l'obsession du PDG de l'époque, Daniel Bouton, sera de grossir en interne pour préserver l'indépendance de la banque. Il développe à marche forcée l'activité de banque de financement et d'investissement (BFI), notamment en renforçant les compétences pointues de l'établissement dans les produits dérivés, et lance l'entreprise à la conquête des pays de l'Est.
Mais, comme à la Belle Epoque, l'intendance a du mal à suivre cette croissance échevelée. La fraude de Jérôme Kerviel, découverte en janvier 2008, montre l'étendue des lacunes en matière de sécurité. L'autonomie prise par l'activité de la BFI échappe à la vigilance de l'inspection générale. La crise financière ajoute une couche de plus en révélant l'ampleur des risques pris par la banque sur le marché de l'immobilier américain. Trente-cinq milliards d'euros d'actifs toxiques dorment désormais dans les comptes de la banque.
Tel Louis Dorizon en 1886, Frédéric Oudéa, nommé en 2009, fait le choix de renforcer l'entreprise sans toucher à son périmètre. Autrement dit, la Société Générale croit toujours dur comme fer à son positionnement de banque universelle. Un triptyque au milieu duquel trône à nouveau la banque de détail en France, qui représente un tiers de ses revenus.
La crise a révélé la solidité de ce pilier, à la croissance faible mais à la rentabilité forte, de l'ordre de 20 % de retour sur fonds propres. On n'a encore rien inventé de mieux que le simple compte courant, pour peu que l'on attire et garde le chaland à coups de crédit immobilier et de services personnalisés. A côté figure toujours la banque de financement et d'investissement, supposée en période normale (c'est-à-dire ni en 2008 ni en 2009) tirer la rentabilité du groupe, mais en version plus modeste. D'abord avec une organisation du risque un peu plus « musclée » et indépendante, mais aussi avec moins d'ambition en matière de gestion pour compte propre.
Enfin, le troisième pilier est la banque de détail à l'étranger, principal moteur de croissance. Avec, comme en 1910, un cap mis sur les pays de l'Est et la Russie. Choix par défaut puisque les autres grands moteurs émergents, Chine, Brésil, Inde, sont jugés impénétrables, soit politiquement, soit économiquement. Enfin derrière, en appui, viennent les activités de financement spécialisé et de banque privée pour achever de solidifier l'édifice.
Dès lors, la stratégie qui est en train d'être mise en place, appelée « ambition 2015 », fleure bon un certain passé. Accélérer l'intégration des réseaux français (dont le Crédit du Nord et Boursorama), pousser les feux à l'international, renforcer la culture du risque et mutualiser les moyens. L'informatique, qui compte pour un peu moins de 20 % des coûts, va être unifiée, en France comme à l'international. Rien de bien ébouriffant évidemment pour la communauté financière, qui attend, pour le 8 juin prochain, des chiffres précis. Cela sera-t-il suffisant pour garantir la sacro-sainte indépendance de la Générale alors que l'on évoque déjà la taille insuffisante de son activité de BFI et le pari risqué de la Russie ? Du propre aveu de la Société Générale, trois groupes bancaires sont sortis renforcés de la crise actuelle : le britannique HSBC, l'espagnol Santander et le français BNP Paribas. La banque rouge et noir n'est pas dans les perdantes, comme les Commerzbank, Royal Bank of Scotland ou Dexia, mais dans le peloton du milieu, celui des convalescents condamnés à bouger s'ils veulent survivre à la quatrième révolution bancaire.
Encadré(s) : Les chiffres clefs Les points forts Les points faibles
-Produit net bancaire 2009 : 21,7 milliards d'euros-Résultat net : 678 millions d'euros-Activités : réseaux France (29 %), réseaux internationaux (19 %), BFI (28 %), financements spécialisés (13 %), banque privée - gestion d'actif (11 %)-Effectif : 156.700 salariés-Réseau France solide et profitable-Compétence dans la BFI-Présence en Russie-Forte culture interne-Taille faible dans la BFI-Absent de Chine, d'Inde, du Brésil-Risques éventuels en Russie- 35 milliards d'actifs toxiques.
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