Réticente aux sanctions contre l'Iran, la Chine a finalement accepté de se joindre aux discussions. Mais Pékin est-il pour autant prêt à sacrifier ses intérêts économiques, vaste marché pour ses produits en tout genre, et source indispensable en pétrole?
Au Grand Bazar de Téhéran, immense dédale de 4 kilomètres carrés, planté dans les quartiers populaires du sud de la capitale, les étals offrent un étonnant spectacle de l'islamo-nationalisme dont se targuent les autorités au pouvoir. D'allée en allée, le mythe de l'indépendance iranienne se brise à la même allure qu'une tasse en porcelaine chinoise. Survêtements, chaussures, frigidaires, tapis de prière... La plupart des produits de consommation courante portent la marque «Made in China». A des prix défiant toute concurrence. Même la fameuse Sara - une Barbie locale, dont la chevelure est recouverte d'un voile en vigueur - pousse aujourd'hui ses premiers cris dans l'Empire du Milieu, avant d'être expédiée en République islamique.
Cet été, au pic des manifestations post-électorales, contestant la victoire de Mahmoud Ahmadinejad, les forces de l'ordre iraniennes ont également béni le fabricant chinois Dalian Eagle Sky pour leur avoir fourni des véhicules antiémeute, permettant d'asperger les manifestants d'eau bouillante et de gaz lacrymogène. Depuis, les opposants iraniens ont beau crier «mort à la Chine!» lors de leurs rassemblements, ils doivent se résigner à une réalité difficile à combattre: Pékin est aujourd'hui le principal partenaire commercial de Téhéran. Avec 21,2 milliards de dollars d'échanges contre seulement 14,4 trois ans plus tôt, la Chine a détrôné, en 2009, l'Allemagne, premier fournisseur de l'Iran depuis vingt ans...
«Les Chinois sont les grands gagnants du retrait des entreprises européennes, provoqué par le renforcement des sanctions occidentales à cause du dossier nucléaire. Et ils entendent en profiter», relève Clément Therme, spécialiste de l'Iran et doctorant à l'Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) de Genève. Selon la presse, les sociétés chinoises ont fourni, durant la seule année dernière, 13% des importations directes de l'Iran - soit l'équivalent de 8 milliards de dollars - et sans doute autant en importations indirectes via les Emirats arabes unis. Ces chiffres sont partis pour augmenter, à en juger par le développement fulgurant de Yiwu, véritable ville bazar chinoise tournée vers l'Afrique et le Moyen-Orient, à quatre heures en voiture de Shanghai. Sans compter les nouveaux contrats de construction sur le territoire iranien, comme celui d'une route reliant Téhéran à la mer Caspienne... Est-ce une des raisons de la frilosité de la Chine, un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, quand il s'agit de mettre la pression sur Téhéran? Si Pékin a finalement accepté, la semaine dernière, de se joindre aux discussions du groupe «5+1» (les cinq membres, plus l'Allemagne), sur un renforcement des sanctions, les Chinois ne semblent pas prêts, pour autant, à se mettre à dos l'Iran. Ils «bénéficient de l'actuel statu quo et ne sont pas pressés de faire bouger les choses», remarque Clément Therme.
C'est que si Pékin trouve dans l'Iran un débouché idéal pour ses exportations, la République islamique représente, aussi, une importante source pour ses besoins croissants en énergie. Profitant du départ progressif des grands consortiums (Total, Shell, ENI...), Pékin multiplie les nouveaux contrats dans le domaine du gaz et du pétrole. En cinq ans, les Chinois ont pris pied dans au moins six projets. CNPC/PetroChina a ainsi mis le cap au sud-ouest de l'Iran, en s'engageant, en 2009, dans deux projets pétroliers dans la province du Khouzistan. Mais ce n'est pas tout. La compagnie pétrolière chinoise est également en train de remplacer Total dans l'exploitation du gisement gazier de South Pars, dans le Golfe (LT du 29.08.2008). Coût total des opérations: 8 à 9 milliards de dollars. Sinopec, première compagnie chinoise de raffinage est, elle, engagée depuis 2007 dans un projet d'exploitation du champ pétrolier de Yadavaran. Selon les experts, environ 2000 expatriés chinois vivent aujourd'hui en Iran - contre quelques centaines de businessmen occidentaux. «Il arrive que les vols Dubaï-Téhéran soient parfois remplis à moitié de passagers chinois, la plupart travaillant dans le domaine de l'énergie», grommelle un des derniers hommes d'affaires occidentaux installé en Iran, qui préfère taire son nom. Et dire qu'à part de lointains liens historiques hérités de l'ancienne Route de la soie, les deux pays se connaissaient à peine il y a encore quinze ans...
Pour l'heure, chacun trouve son compte dans cette nouvelle alliance de circonstance. Après avoir conquis l'Afrique, Pékin y voit une occasion idéale de tisser sa toile jusqu'au Moyen-Orient. Quant à la République islamique, où les Gardiens de la révolution contrôlent désormais des pans entiers de l'économie, elle profite de cette lune de miel asiatique pour contourner les sanctions en se tournant vers l'Est.
En matière de gestion des droits de l'homme, l'Iran et la Chine, ont également d'indéniables atomes crochus. Citant l'affaire Google, la presse chinoise faisait récemment état du même type de «complot déstabilisateur» occidental visant les deux pays.
Les affinités sino-iraniennes s'entretiennent jusqu'au très controversé programme nucléaire. En 2009, Pékin aurait ainsi contourné clandestinement l'embargo en vigueur en fournissant à Téhéran, via Taïwan, une grosse centaine de jauges très utiles aux fameuses centrifugeuses servant à enrichir l'uranium. Le matériel, commandé par la compagnie chinoise Roc-Master Manufacture and Supply Company, aurait été préalablement acheté... en Suisse.
La carte postale du nouvel axe Téhéran-Pékin est pourtant loin d'être aussi rose qu'elle ne paraît. Leur rapprochement, avant tout stratégique, bute sur un bon nombre d'obstacles. A commencer par la barrière culturelle et linguistique. «Les Chinois ont une politique colonialiste. Ils ne parlent que leur langue. Ils ne cherchent pas à s'intégrer à la population locale. En plus, ils débarquent à Téhéran avec tout le personnel: ingénieurs, secrétaires, chauffeurs...», se plaint un membre de la Chambre de commerce iranienne, qui préfère garder l'anonymat. En fait, en l'absence de concurrence, les Chinois sont en position de force pour imposer leurs conditions. «Ils ne s'en privent pas. Et ça commence à irriter les Iraniens», poursuit-il. Dans l'autre sens, comme le note un récent rapport de l'International Crisis Group, Pékin se plaint des sinueuses négociations imposées par les Iraniens, avec leur lot de «promesses non tenues».
Mais c'est avant tout sur le terrain technique que le bât blesse. «Aussi ambitieux soient-ils, les Chinois ne disposent ni des équipements ni du savoir-faire suffisamment sophistiqués pour mener à bien leurs projets offshore en Iran», remarque notre interlocuteur au sein de la Chambre de commerce iranienne. Pour l'heure, l'Iran est parvenu à maintenir sa production de pétrole à 4?millions de barils par jour. «Cependant, avec d'autres moyens, on aurait pu faire beaucoup mieux», dit-il. «Faute de gros compresseurs, les Chinois utilisent, par exemple, des batteries pour traiter le gaz. Et pour l'exploration du pétrole, ils sont loin d'avoir l'expérience et les compétences des Européens et des Américains», constate un expert occidental en hydrocarbures, tout en concédant que «les entreprises chinoises apprennent vite».
Ainsi, la compagnie CNPC pourrait bénéficier de son partenariat avec Total et Petronas dans le développement du champ d'Halfaya en Irak, pour mettre son expérience au profit de l'Iran d'ici à cinq ou six ans. En outre, précise l'expert, «si Pékin n'est pas à la pointe de la technologie, rien ne l'empêche de sous-traiter avec Total ou Shell et de bénéficier de leur assistance technique».
Si la Chine commence à inquiéter, c'est surtout à cause de tous ses produits - des pierres tombales aux équipements industriels - qui ne cessent d'inonder le marché iranien. «Les Chinois font la même chose qu'en Afrique. Ils sont en train de laminer l'industrie iranienne, notamment celle du textile et des produits de consommation», remarque Michel Makinsky, spécialiste de l'Iran. A Téhéran, la presse locale se fait régulièrement l'écho des nombreux licenciements provoqués par la fermeture d'ateliers de confection.
La concurrence chinoise est d'autant plus difficile à surmonter qu'elle s'ajoute à une myriade d'autres problèmes conjoncturels: sanctions, embargo bancaire limitant les emprunts, suppression des subsides de l'Etat pour certains biens de consommation... Toujours disposés à vanter «l'indépendance iranienne face à l'Occident» et sa «capacité de résistance aux sanctions», les durs du régime iranien sont, jusqu'ici, restés peu diserts sur la question.
Mais cela pourrait changer. «Nos marchés ne doivent pas se laisser envahir par les produits étrangers, notamment les produits chinois qui endommagent notre économie», a osé s'insurger, début février, le général Mohammad Reza Naghdi, commandant en chef des bassidjis, ces miliciens islamistes proches d'Ahmadinejad et des Gardiens de la révolution. Dans le même temps, la République islamique se garde de fâcher la Chine, tout en nourrissant l'espoir de rejoindre à part entière l'Organisation de coopération de Shanghai, où elle bénéficie, depuis 2005, du titre de «membre observateur».
Côté chinois, la prudence est également de mise. Annoncée parmi les invités de la Conférence internationale sur le nucléaire qui se tient à Téhéran ces 17 et 18 avril, Pékin n'a pas encore confirmé officiellement sa participation. «Les autorités chinoises travaillent leur image, celle de respecter les équilibres mondiaux», relève Pierre Picquart, spécialiste français de l'Empire du Milieu. «Alors que la Chine s'affirme comme une puissance internationale, elle veille à faire de savants arbitrages entre ses différents interlocuteurs, qu'ils soient Iraniens ou Américains. Dans le fond, la crise nucléaire est une occasion idéale pour renforcer sa place au niveau de la gouvernance mondiale.»
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1 commentaires:
Tiens c'est bizarre, j'ai deja lu ca...
Ah oui : Vendredi 2 avril repris sur ce blog, "ANALYSE - Iran-Chine, les dessous d'une lune de miel - Arnaud de la Grange" :
"u grand bazar de Téhéran, les étals offrent un étonnant spectacle de l'islamo-nationalisme dont se targuent les autorités au pouvoir. D'allée en allée, le mythe de l'indépendance iranienne se brise à la même allure qu'une tasse en porcelaine chinoise. Survêtements, réfrigérateurs, tapis de prière... La plupart des produits de consommation courante portent la marque « Made in China ». À des prix défiant toute concurrence. Même la fameuse Sara, une Barbie locale, dont la chevelure est recouverte d'un voile, vient de l'empire du Milieu."
Quelle originalite...
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