L'Express, no. 3068 - Couverture, jeudi, 22 avril 2010, p. 1
3 parties :
Le boom technologique.
Une économie à l'assaut du monde.
La cité de tous les plaisirs
Shanghai Le prodige chinois - Marc Epstein
Elle fut la porte de l'empire vers l'Occident, avant de se refermer. En moins de vingt ans, la voici métamorphosée, plus ouverte que jamais. A l'heure de l'Exposition universelle, la cité-vitrine affiche son ambition : devenir l'une des villes phares du monde. Elle ne craint rien ni personne. Sauf Pékin ?
Souvent, dans les allées bruyantes et poussiéreuses de Shanghai, les passants se croisent mais ne se rencontrent pas, comme s'ils habitaient des univers parallèles. Le long de la rue Guangdong, à l'heure du déjeuner, des cadres en costume, un portable collé à l'oreille, marchent aux côtés d'ouvriers du bâtiment, casque jaune sur la tête, qui achèvent la construction d'un hôtel. En face du chantier, à quelques mètres des bars élégants prisés des touristes étrangers, un parfum épicé flotte dans l'air : au fond de sa petite boutique, Chen Xiao Zheng, un tablier rose noué autour de la taille, réchauffe un plat de riz et de soja.
A 54 ans, la vendeuse de cigarettes a toujours vécu là, entre l'échoppe du rez-de-chaussée et la chambre du dessus. Quand elle était adolescente, six membres de sa famille se partageaient les 20 mètres carrés et l'unique robinet d'eau froide. "Un jour, explique-t-elle, depuis la fenêtre du premier étage, j'ai vu des gardes rouges brocarder sur le trottoir un homme riche, coiffé d'un bonnet d'âne et une pancarte autour du cou." C'est l'époque de la Révolution culturelle, entre 1966 et 1976, quand le régime de Mao punit tout particulièrement Shanghai, l'ancien "Paris de l'Orient", longtemps si accueillante envers les étrangers. A présent, le long du même trottoir, des publicités promettent aux clients du futur hôtel Waldorf-Astoria "un niveau de luxe sans pareil". Et Mme Chen, debout derrière le comptoir, garde un oeil rivé sur l'écran de son ordinateur portable, qui indique en direct les cours de la Bourse.
Shanghai. Aucune autre agglomération, dans l'histoire de l'humanité, n'a été transformée de manière si radicale en un laps de temps si court (voir page 58). A partir de la création de la République populaire de Chine, en 1949, quand la folie maoïste commence à ravager tout le pays, l'histoire officielle a décrit la cité, des décennies durant, comme le produit honteux du féodalisme chinois et de l'impérialisme occidental (voir page 52, la chronologie historique de Shanghai). Elle reste immobile, alors, comme un vieux palais aux murs décatis. Au début des années 1990, cependant, alors que des hommes favorables à la ville accèdent à Pékin au sommet du pouvoir, elle devient la vitrine moderniste des réformes économiques et de l'ouverture. Très vite, la voici choyée, arrosée de subventions, encouragée à se dépasser pour appliquer à la lettre le slogan de feu Deng Xiaoping : "S'enrichir est glorieux." Des milliers de tours se dressent à la place des rizières et des marécages, au point que la rumeur prétendait il y a dix ans que la moitié des grues de construction en activité dans le monde se trouvaient dans la zone de Pudong, sur la rive orientale du Huangpu, la rivière qui traverse la cité. Une nouvelle Shanghai est sortie de terre. On la croyait en concurrence avec Hongkong. Elle est bien plus que ça. Shanghai prétend devenir, à terme, une étape obligée pour tous ceux qui prétendent s'intéresser au marché chinois, soit plus de un être humain sur six. Si elle tient le cap, elle sera bientôt la mère de toutes les mégalopoles. Fière. Flamboyante. Fortunée.
Déjà, des universités plus jeunes que les étudiants qui les fréquentent y ont acquis un prestige international (voir page 66). Avec ses 20 millions d'habitants, ses carrefours géants de ponts autoroutiers, son vaste quartier d'affaires, son immense port en eau profonde, ses ambitieux projets aéronautiques (voir page 72) et sa pléthore de lieux branchés (voir le dossier dans Styles), Shanghai aspire à devenir une métropole mondiale - comme l'ont été, avant elle, Paris, Londres ou New York. Convaincre du bien-fondé de ce rêve est l'un des principaux objectifs de l'Exposition universelle, qui ouvre ses portes le 1er mai pour six mois (voir l'encadré page 56).
"L'Expo correspond à la personnalité de la ville, souligne Tu Qiyu, prof d'urbanisme à l'académie des Sciences sociales. Elle suppose l'ouverture vers l'étranger et un goût pour l'échange, deux valeurs associées à Shanghai. Surtout, elle intervient au bon moment. Comme celles de Paris, à la fin du xixe siècle, ou d'Osaka (au Japon), en 1970, elle vient couronner une période de croissance et marque le lancement d'un nouveau départ. Si vous estimez que la montée en puissance de la Chine est une réalité, vous devez croire en la renaissance de Shanghai." Aux esprits chagrins, qui parlent de statistiques suspectes, relèvent le nombre de gratte-ciel restés vides et évoquent le risque d'une bulle immobilière, les défenseurs de la cité répondent que les tours se rempliront bien assez tôt.
D'ici à 2020, l'objectif officiel est de transformer cette ville longtemps spécialisée dans l'industrie en un centre de services, mettant ainsi à profit sa position géographique, dans le delta du Yanzi Jiang, au seuil d'une région qui concentre un quart de l'économie nationale. Elle sera alors, si les échéances sont respectées, la capitale financière de la Chine (lire page 75). Puis, pourquoi pas, de l'Asie tout entière. "Cela exigera une monnaie convertible et un Etat de droit, rappelle un homme d'affaires franco-chinois. Le Parti communiste hésitera longtemps avant de franchir ce pas. Mais il le fera, s'il y trouve son intérêt. C'est l'avantage de la dictature. Rien n'est impossible, surtout dans le pays le plus peuplé de la planète. Shanghai sera sans doute, un jour, la capitale du monde. J'aurai bientôt 50 ans, et ce ne sera peut-être pas de mon vivant. Mais cela viendra."
Afin d'attirer les meilleurs talents étrangers, voilà plusieurs années que la municipalité cultive l'image d'une cité jeune et active. "La course de Formule 1, le tournoi de tennis, la Semaine de la mode, le Festival de cinéma et l'Exposition universelle, naturellement, sont là pour faire apparaître Shanghai comme l'une des grandes métropoles du monde, souligne Antoine Bourdeix, représentant en Chine de Publicis Consultants. Un lieu branché, moderne et accueillant."
La ville se découvre quelques soucis, toutefois, liés à sa croissance ultrarapide. La hausse du niveau de vie a renchéri le coût de la main-d'oeuvre, et amené plusieurs grosses entreprises à se délocaliser vers l'intérieur des terres. La cohésion sociale est mise à mal par l'arrivée de nouveaux riches, qui s'expriment en mandarin, aux côtés d'une population plus âgée, habituée au dialecte shanghaien et rejetée, au gré des réalisations immobilières, vers des banlieues toujours plus lointaines. Davantage que dans le reste de la Chine, enfin, parents et enfants semblent habiter des planètes différentes, et peinent à trouver un langage commun : "Nous avons attendu si longtemps que la ville se réveille, insiste Huang Mengqi, ex-dessinatrice de pub reconvertie dans la mode. De mon enfance, dans les années 1980, je garde le souvenir d'une ville provinciale, pleine de vélos. Je n'oublierai jamais la première gorgée de Coca-Cola, à 10 ans, à l'occasion du Nouvel An. J'en avais beaucoup rêvé, mais le goût m'a déplu ! Les jeunes nés après 1980 sont incapables de comprendre ce passé."
Pour Shanghai, la partie est pleine d'espérance, mais son issue reste incertaine. Bien des mouvements de révolte ouvrière ou étudiante, démocratiques ou non, sont nés ici - y compris le Parti communiste, en 1921. A cause de ce passé, sans doute, la cité demeure l'une des moins libres de tout le pays. Les dissidents y sont rares : blogueur iconoclaste et révéré de la jeunesse, Han Han frappe autant par son courage que par sa solitude (voir son portrait, page 78). Pékin garde un oeil soupçonneux sur sa rivale, qui concentre tous les espoirs et toutes les craintes du Parti. Car c'est ici, plus que dans la capitale, que le régime chinois, afin d'établir sa pérennité, devra démontrer qu'il peut régner sur 1,3 milliard d'individus, à la manière de la cité-Etat de Singapour, avec ses 4,3 millions d'habitants - en respectant l'Etat de droit, sans tolérer pour autant la liberté d'expression.
De ce point de vue, l'Expo agira comme un catalyseur. Six mois durant, un espace infiniment plus étendu que la simple place Tian'anmen se trouvera sous l'oeil des caméras, souvent étrangères. Dans ce pays où la foule effraie et où Pékin préfère laisser vides ses stades hérités des JO plutôt que d'y autoriser des concerts de Bob Dylan ou de Madonna, de peur que ceux-ci évoquent le Tibet, comment le régime réagira-t-il en cas d'incident ? Pendant l'Expo comme pour des années à venir, c'est l'ultime défi posé par Shanghai et sa modernité proclamée. Deng Xiaoping, premier architecte des réformes, avait prévenu : "Quand on ouvre les fenêtres, il arrive que des mouches rentrent."
Encadré(s) : Shanghai « la tête du dragon »
Placée dans le delta du Yangzi, la ville tire pro??t de la croissance de son arrière-pays, qui représente un quart du PIB de la Chine. La cité a l'ambition de devenir une métropole de services mais sa puissance industrielle (automobile, microélectronique, construction navale) reste impressionnante. Population : 19 millions d'habitants (Ile-de-France : 11,5 millions). Super??cie : 6 340 km2 (Ile-de-France : 12 000 km2). PIB : 152 milliards d'€* en 2008 (Ile-de-France : 552 milliards d'€). PIB/habitant : 8 125 €* en 2008, soit le 1er rang en Chine (France : 30 740 €). Aéroports : 1er en Chine pour le fret, 2e pour les passagers (50 millions). Ports : 1er port mondial pour le vrac, 2e port mondial pour le tra??c des conteneurs : un quart du commerce extérieur chinois y transite (et un tiers du commerce français avec la Chine). Liaisons ferroviaires : une ligne TGV Shanghai-Pékin sera inaugurée en 2011. 7 lignes sont en voie de modernisation. Rue de Nankin * Les statistiques macroéconomiques chinoises sont à manier avec précaution. Sources : Bureau des statistiques, Mission économique française de Shanghai, Insee.
Des concessions à la mégapole
1842 Signature du traité de Nankin, imposé par Londres ; établissement des concessions étrangères. 1905 Création d'une municipalité chinoise, fondation de l'université chinoise de Fudan 1917-1921 La Chine entre dans la Première Guerre mondiale aux côtés des Alliés. Boom de l'économie locale. 1921 Fondation, dans la concession française, du PC chinois. 1925-1927 Soulèvements ouvriers, création de la municipalité chinoise du "Grand Shanghai". 1937-1945 Pendant la guerre sino-japonaise, les troupes japonaises envahissent les quartiers chinois. Le Japon rétrocède les concessions au gouvernement collaborationniste chinois de Wang Jingwei. 1949 Fondation de la République populaire, entrée des troupes communistes. 1978 Après la mort de Mao Zedong (1976), lancement des "réformes et de l'ouverture". 1989 Massacre de la place Tian'anmen, à Pékin. Jiang Zemin, ex-maire de Shanghai, est nommé secrétaire général du PCC. 1992 Shanghai est désignée comme ville pionnière des réformes. 1993 Zhu Rongji, ex-maire de Shanghai, devient vice-Premier ministre, chargé de l'économie. 1994 Dans la nouvelle zone de Pudong, construction de la tour de la Perle de l'Orient : la transformation urbaine est en marche. 2002 Jiang Zemin est remplacé à la tête du PCC par Hu Jintao. 2003-2005 Le port de Shanghai dépasse en tonnage celui de Rotterdam, puis celui de Hongkong. 2006 Destitution du maire, Chen Liangyu, pour corruption. Contrôle accru de Pékin. 2010 Exposition universelle Le dragon a fait peau neuve - Robert Neville Derrière la spectaculaire embellie immobilière, de gigantesques travaux ont rendu l'agglomération méconnaissable. La mue brutale de Shanghai heurte son mode de vie traditionnel. Et ne fait pas le bonheur de tous ses habitants. A quelques jours de l'ouverture de l'Exposition universelle, des milliers d'ouvriers s'activent dans les rues de Shanghai. Pour l'événement tant attendu, la ville n'aura jamais tant soigné son image. Le Bund - la magnifique avenue qui longe, sur la rive ouest du Huangpu, les façades néoclassiques et Art déco des anciennes concessions étrangères - a été réaménagé pour la troisième fois depuis 1949. Ses berges ont été élargies afin de faire la part belle aux promeneurs. A l'angle de la rue de Nankin, où déambulent les inconditionnels du shopping, le mythique Hôtel de la Paix, refait à neuf dans le style original des années 1930, s'apprête à rouvrir ses portes aux touristes, invités à revivre l'âge d'or du ""Paris" de l'Orient". Mais ce n'est pas tout. Un tunnel souterrain de plus de 3 kilomètres de longueur a été percé sous le Bund afin de chasser les voitures de la chaussée, désormais réservée aux bus et aux taxis. A deux pas de là, les berges de la rivière Suzhou, où flottait autrefois une odeur nauséabonde, ont été transformées en superbe promenade. La ville a fait peau neuve. Littéralement. Et les travaux de rénovation, d'une ampleur phénoménale, touchent tous les quartiers. Certains sont d'ordre cosmétique. Des espaces verts ont surgi ici ou là. Les façades des immeubles, fraîchement repeintes, ont été parfois ornées de formes géométriques, destinées à égayer l'ensemble. De nombreuses résidences ont même été coiffées de toits artificiels en pente rouges, assortis de fausses lucarnes - un style architectural qui rappelle davantage les rives de l'Arno, à Florence, que celles du Yangzi Jiang, en Chine orientale... Les habitants, qui n'avaient rien demandé, constatent avec amertume que leurs cages d'escalier, elles, n'ont pas bénéficié d'un coup de peinture. L'essentiel est ailleurs. Inexistant il y a quinze ans, le réseau du métro atteint désormais 400 kilomètres et pourrait en couvrir 970 en 2020. A cette date aussi, les terminaux de Hongqiao et de Pudong représenteront l'une des plus grandes plates-formes aéroportuaires du monde. Certaines transformations donnent le vertige, comme le déplacement des chantiers navals, où travaillent 30 000 personnes, des berges du Huangpu jusqu'à une île dans le delta du Yangzi. Quant au nouveau port en eaux profondes de Yangshan, il s'étend sur une île reliée au continent par un pont long de 32 kilomètres et peut contenir les méga-porte-conteneurs de nouvelle génération. Budget total : 16 milliards d'euros. "Le futur s'écrit à Shanghai", explique Tu Qiyu, que la municipalité et le Parti communiste ont chargé de travailler au prochain plan quinquennal. Le style décontracté de ce professeur d'urbanisme tranche avec celui des apparatchiks du Parti. Son discours, en revanche, est plus attendu. "Londres, New York ou Hongkong se sont effacées, affirme-t-il. La Chine est encore jeune, mais bientôt elle sera partout sur les cinq continents. Voilà pourquoi tous les pays du monde se pressent chez nous." Thierry Mathou, consul général de France à Shanghai, partage son optimisme : "Il ne faut pas juger l'agglomération à travers le prisme des étrangers et des millionnaires qui habitent le coeur de la ville, souligne-t-il. Shanghai se voit comme le New York de l'Asie et son développement économique le lui permet. La ville a une vraie vision." A l'approche de l'inauguration de l'Expo, dont le slogan officiel célèbre Better city, better life (Une ville meilleure pour une vie meilleure), les autorités semblent cependant moins portées par une "vision" que hantées par un cauchemar. Celui du moindre incident qui risquerait de gâcher la fête. Comme à Pékin pour les JO de 2008, la cité a dû faire place nette. Par crainte d'un attentat, les contrôles des bagages sont systématiques dans le métro. Les vendeurs de DVD piratés et les marchands de contrefaçons ont été priés de se rendre discrets, afin de décourager les enquêtes des journalistes étrangers (mais les initiés savent toujours où acquérir une copie du dernier film d'Agnès Varda !). Les migrants sans hébergement fixe sont expulsés hors de la ville. Et tous les détails de la vie courante ont été passés en revue. Ainsi, pour la municipalité, les habitants de Shanghai font preuve d'un peu trop de décontraction et de désinvolture lorsqu'ils se promènent en pyjama dans leur quartier en pleine journée. Cette pratique locale est fortement déconseillée pendant l'Expo. Qui servira, précise Tu Qiyu, "de levier pour modifier la culture et le comportement des gens". Aux tenants d'une modernité imposée, de nombreux habitants opposent une résistance passive. Mme Shi Yuji, 68 ans, vit seule dans sa "maison clou" ; l'expression, typiquement chinoise, désigne ceux qui veulent rester dans leur résidence menacée d'expropriation. Chaque matin, au lever du soleil, la vieille dame pratique le tai-chi devant sa maison, une petite bâtisse dans les murs de laquelle des arbres ont même pris racine. Autour de chez elle, autrefois, il y avait des voisins, des rues, des magasins... A présent, sa modeste demeure se dresse au milieu d'un parking immense, entre un pilier de l'immense pont de Nanpu, et à quelques dizaines de mètres du site de l'enceinte de l'Exposition. Mme Shi est retraitée des chantiers navals. Lorsque son quartier a été rasé et le site des chantiers déplacé, aucun appartement de remplacement ne lui a été attribué, en raison d'un imbroglio administratif. Les mois ont passé. Les maisons voisines ont été détruites. Et un parking goudronné entoure désormais sa maison. Quand L'Express l'a rencontrée, sa demeure devait être impérativement rasée le 15 avril. Mais elle continuait à vivre dans la même pièce minuscule, sans eau ni électricité. Shi Yuji ne réclame rien à personne et cherche à se faire discrète : "Je suis contente pour la ville qu'elle organise l'Exposition universelle, même si l'événement a une influence sur ma vie." Sa résistance passive est le symbole même d'une déchirure criante dans le très lisse tissu urbain que la ville cherche à présenter au monde pour l'Expo. L'effacement n'est pas le fort de Lan Guixiao. Ce mécanicien âgé de 60 ans vit dans le quartier de Dongjiadu, au sud du Bund, avec sa femme, Tu Huiyun. Sa "maison clou" se dresse au milieu d'un vaste champ de ruines - elle est la seule, ou presque, qui tient encore debout. Déterminé à se battre pour faire respecter ses droits, ce paisible retraité s'est rendu dans diverses administrations au fil des mois, armé de son seul sourire, afin de réunir une série de documents officiels qui prouvent, selon lui, que ses droits ont été bafoués. Selon la loi chinoise, en effet, il peut réclamer un nouveau logement à proximité de celui qu'il occupe aujourd'hui. Il n'en demande pas plus, afin de continuer à héberger sa fille et son mari : cette dernière travaille au sud de la ville, tandis que son gendre gagne sa vie à 30 kilomètres au nord. La maison de M. Lan se trouve à mi-chemin des deux, voilà pourquoi il ne veut pas partir vivre en banlieue... Aime-t-il le nouveau visage de Shanghai ? "Oh, c'est trop joli pour moi... J'en suis à emprunter des vêtements à ma femme pour m'habiller. Et vous voulez que j'aille faire un tour sur le Bund ?" De fait, l'avenue est désormais pavoisée aux enseignes de Cartier, de Chanel ou de Dolce ' Gabbana. Le 8 avril, à 2 heures de l'après-midi, M. Lan, qui se sent désormais un étranger dans sa propre ville, a été délogé et sa maison rasée sans qu'un arrangement ait été conclu. Il vit désormais en banlieue, et loue un appartement à titre provisoire. Dans le centre historique, les déménagements forcés font grincer les dents. "Nous sommes traités comme les contre-révolutionnaires pendant la Révolution culturelle !" s'exclament des voisins attroupés dans une ruelle du quartier de Lao Ximen. Quelques jours plus tôt, des hommes de main d'un promoteur sont venus pour expulser de chez lui un vieillard de 87 ans qui refusait de partir. On lui a tordu un bras dans le dos pour l'emmener et, dans la bousculade, il a eu une côte brisée. Moins d'une demi-heure plus tard, sa maison était détruite. Tout autour s'élancent désormais des tours d'habitation de 25 étages. Dans chacune d'elles, le prix des appartements avoisine 50 000 yuans le mètre carré (5 400 euros). Or les indemnités perçues par les habitants, variables selon les lieux, sont insuffisantes pour leur permettre de se reloger à proximité : "Dès qu'ils auront détruit ma maison et m'auront relogé à 20 ou 30 kilomètres d'ici, je passerai quatre heures chaque jour dans les transports en commun, affirme l'un d'eux. C'est inacceptable !" Cette relégation dans la lointaine banlieue, forme de ségrégation urbaine et sociale, est la raison principale de la protestation contre les expropriations. Là-bas, les services élémentaires tels que les hôpitaux, les écoles, ou les transports en commun sont de moins bonne qualité que dans le centre. Lorsque le visiteur demande aux résidents s'ils ont essayé de s'organiser pour résister, les ricanements fusent : "Vous plaisantez ? Nous serions immédiatement stoppés, écrasés... Il n'y a pas de liberté de parole en Chine. Oui, notre niveau de vie s'est amélioré depuis quinze ans. Mais c'est normal. La société progresse... L'ennui, c'est que les Chinois sont désunis. Si vous avez cent personnes, vous aurez cent avis différents. Et le Parti divise pour mieux régner." Soudain, la conversation dérape : "Si vous venez au moment d'une expropriation, cela se passera comme le 4 juin 1989. Ils enverront contre vous des policiers en civil pour vous empêcher de prendre des photos." Le massacre de la place Tiananmen, il y a plus de vingt ans, reste gravé dans les mémoires. L'évocation de ce sujet tabou en dit long sur l'exaspération des habitants de Shanghai, désormais priés de quitter en grand nombre leur propre ville. Mais à quoi ressemblent-elles, alors, ces banlieues qui accueillent les relogés du centre ? Lao Zhou, le boucher, nous a emmenés rendre visite à l'un de ses anciens voisins. Dans une tour de la résidence de Meilin, située dans le district de Zhoupu, Hua Shengliang vit avec sa femme dans un bel appartement au confort moderne, d'une superficie de 110 mètres carrés. Deux télévisions énormes trônent dans la même pièce, orientées différemment, afin de ne jamais perdre l'image de vue. A 60 ans, M. Hua habite là depuis six mois, en compagnie de son épouse. "Je ne fais rien de la journée, explique-t-il, sauf regarder la télé et feuilleter des magazines. Je ne connais toujours personne, car il n'y a rien à faire et pas d'endroit où se rencontrer. Je n'ai pas d'amis et la solitude me pèse." Le choc est d'autant plus brutal que les habitations traditionnelles de la ville, certes petites et inconfortables, étaient organisées autour de courées (lilong), qui facilitaient les échanges entre voisins, tout au long de la journée. Comme à Paris lors des travaux d'aménagement entrepris dans la seconde moitié du xixe siècle par le baron Haussmann, les plus malins profitent parfois des expulsions. Des professionnels de la négociation se font payer leurs services, en cas de relogement, afin d'aider les expulsés à obtenir les meilleures conditions. Et d'autres attendent avec impatience qu'un projet immobilier menace leur demeure, dans l'espoir d'empocher une coquette somme au passage... Voilà près de deux décennies que la ville se gonfle de milliers de tours de logements ou de bureaux, de zones industrielles et d'infrastructures modernes, de ponts, de voies rapides... Elle s'étale dans toutes les directions à mesure qu'elle relègue le petit peuple vers la périphérie et que son coeur se remplit de nouveaux habitants fortunés, chinois ou étrangers. Parmi les nouveaux Shanghaiens, les mingong, ces ouvriers-paysans venus des campagnes qui forment la chair et les muscles de l'usine du monde. Souvent ignorés des statistiques officielles, ils représenteraient plus de 1 habitant sur 4. C'est sur leur travail qu'est fondée la richesse de la ville. Ils suent sur les chantiers du BTP, font tourner les cuisines des restaurants, les magasins, et fournissent en main-d'oeuvre les industries d'exportation, en périphérie de Shanghai. Maomao est l'une de ces mingong. A 25 ans, elle est originaire d'un village du Henan, une province du centre de la Chine. Son vrai nom est Mao Xueyan, mais tout le monde l'appelle par son surnom, Maomao. "Depuis que je suis toute petite, mon rêve est de venir vivre à Shanghai, confie-t-elle. La grande ville fascinante." Il y a cinq ans, Maomao a débarqué dans la région de Pudong. Elle était ouvrière dans une usine pharmaceutique. En 2007, elle a trouvé un travail dans le centre-ville. Depuis un an, elle est vendeuse dans un grand magasin de vêtements, près de la rue de Nankin. En cinq ans, d'un emploi à l'autre, son salaire est passé de 800 à 1 000, puis 1 200, pour atteindre 2 500 yuans (268 euros) avec son dernier emploi de vendeuse. Le coût de la vie a augmenté dans la même période mais Maomao perçoit une amélioration de son pouvoir d'achat. "Je n'ai pas le temps de me distraire ou de sortir, dit-elle. Mais j'irai à coup sûr voir l'Expo universelle, même si le ticket d'entrée est très cher pour moi." Maomao dépense 400 yuans (43 euros) pour louer une chambre de 5 mètres carrés dans le centre. "Tout coûte cher à Shanghai. Je ne mets pas d'argent de côté." Son principal problème, c'est le hukou - une sorte de passeport intérieur qui réglemente les déplacements et rattache les citoyens à leur zone de naissance. Malgré des aménagements, il reste plus que jamais en vigueur et, pour la municipalité, la jeune fille reste une petite paysanne venue du Henan. Elle n'a donc pas accès aux services publics ou sociaux dont jouissent les Shanghaiens. Cotisation de retraite, remboursement des soins médicaux : elle doit tout payer de sa poche. Maomao a calculé qu'elle pourra obtenir un hukou de Shanghai dans huit ans, quand elle aura épousé son petit ami shanghaien. C'est le temps qu'elle estime nécessaire pour progresser, et s'élever dans l'échelle sociale au-dessus des paysans migrants. Le chemin qu'il lui reste à parcourir pour fréquenter un jour les boutiques de luxe du Bund est encore long. TOURISME - Shanghai universelle Dossier réalisé par Nathalie Chahine; Reportage photos : Thierry Dudoit/L'Express La ville accueille du 1er mai au 31 octobre la plus grande Exposition universelle de tous les temps. Et termine deux décennies de rénovations qui l'ont transformée en vitrine high-tech, créative et glamour de la Chine. Découverte en 5 quartiers essentiels. L'Orient mythique a rendez-vous ici, depuis Orson Welles et sa Dame de Shanghai, ou encore Tintin et son Lotus bleu. Une fiction nourrie par la réalité d'une ville hissée dès ses débuts à la proue de la Chine et qui braque sur le monde ses phares cosmopolites. "Paris de l'Orient" des années 1920 à 1940, Shanghai attire plus que jamais les feux de la rampe. L'Expo universelle consacre sa réussite économique, son dynamisme créatif, son audace. On craignait qu'en rasant d'anciens quartiers ou en érigeant des forêts de gratte-ciel elle ne perde son âme ; il n'en est rien. Shanghai avance au-devant de son époque sans renier son passé. Dans ses quartiers nouveaux - Pudong - ou ceux qui ont fait son histoire - le Bund, l'ancienne concession française ou la vieille ville chinoise - elle invente avec éclat un art de consommer, un art de vivre. Le Bund, glam et chic La star de la fête, c'est lui : un collier gris perle de façades majestueuses qui serpente sur la rive gauche du fleuve Huangpu. Près de 2 kilomètres de longueur, pour le rivage le plus glamour de Chine. "Oublié" durant l'ère Mao, l'ancien "Paris de l'Orient", symbole bling-bling des concessions étrangères dans les années 1910-1940, brille à nouveau de tous ses feux. Trois ans d'une rénovation titanesque rendent, depuis le 25 mars dernier, le célèbre quai du Bund à ses piétons : 40 % de surface de balade de plus, quatre voies automobiles de moins. La découverte de Shanghai commence immanquablement là, entre les cargos mélancoliques qui glissent sur le Huangpu, et les façades Art déco qui défilent en majesté. Celles-ci abritent depuis dix ans les meilleures adresses du Tout-Shanghai : l'écrin gastronomique feutré du restaurant Jean-Georges, le décor boudoir du Glamour Bar et, depuis un an, les tables de Mr ' Mrs Bund by Paul Pairet, cousin français de Jamie Oliver. Tout nouveau, tout beau, le mythique Peace Hotel vient de rouvrir ses portes après trois ans de travaux qui ont redoré son luxe vintage et relancé son célèbre club de jazz. La rue de Nankin commence ici : remontez-la à la tombée de la nuit, porté par la déferlante de jeunesse dorée, jusqu'au grand magasin japonais Isetan, où, entre les gros poissons - de Zara à Gucci - fraie aussi le meilleur de la nouvelle mode made in Shanghai, Decoster et Zuczug en tête. Pudong futuriste Des champs inondés et quelques cahutes : il a suffi de vingt ans pour que sur cette friche pousse une forêt de gratte-ciel délirants. Le voyageur qui débarque à Shanghai découvre en général cette skyline futuriste sur l'autre rive du fleuve Huangpu, depuis la promenade du Bund et ses immeubles Art déco, que le gigantisme de Pudong transforme en Lilliputiens. Le Décapsuleur (alias du Shanghai World Financial Center) est le plus haut immeuble de Chine (492 mètres). Plus pour longtemps : à ses pieds se creusent déjà les fondations du futur champion national de saut en hauteur, la Shanghai Tower, au record annoncé de 632 mètres. Tout autour se presse le peloton - plusieurs milliers de tours de 18 étages, presque autant de grues, qui devraient doubler ce chiffre d'ici à 2020. Ce vertige prend toute sa démesure au pied de la tour de la télévision : érigée dès 1993, elle est déjà l'emblème de la ville. Tout en haut, à plus de 400 mètres du sol, une promenade en fait le tour, dont le sol vitré donnant sur le vide offre le grand frisson. Sur l'horizon brumeux, au sud, on devine le chantier de l'Expo universelle, où s'agitent encore des milliers d'ouvriers. L'ascenseur descend à une vitesse d'enfer, jusqu'à l'incroyable musée de l'Histoire de Shanghai. Dans la pénombre, des dizaines de maquettes plus vraies que nature racontent les rues de l'ancienne ville chinoise, les coolies tirant leur palanquin ou les opiomanes en tunique fendue... Au vertige des temps à venir répond l'écho des temps disparus. L'ex-concession française, vintage et bobo Des alignements de platanes et une nonchalance méditerranéenne. Des maisons à taille humaine, des cafés, de jolies boutiques et des vélos qui passent. Dans l'enclave miraculeusement préservée des grues et des gratte-ciel qu'est l'ancienne concession française, l'Asie fleure bon la vieille Europe. "C'est le seul quartier historique à avoir presque échappé à la démolition, parce qu'il est habité depuis longtemps par la bourgeoisie", souligne Paul French, un économiste anglais qui répertorie depuis vingt ans le patrimoine architectural de Shanghai. Comme les diplomates et les commerçants dans les années 1920, ce sont aujourd'hui les architectes et designers qui s'installent dans ces ruelles disséminées autour de l'ex-rue du Maréchal-Joffre. D'où une éclosion de restaurants décoiffants et spectaculaires - le Shintori et le YongFoo Elite en tête - puis de microquartiers ultrabranchés où vous pourrez écouter du rock mongol dans un ancien abri atomique (le Shelter) ou siroter un margarita au-dessus d'une bambouseraie (People Firefly). Et le pouls s'accélère, surtout depuis six mois. Marteaux-piqueurs, truelles et pinceaux s'agitent pour que le quartier soit en grande tenue pour l'Expo. Le très attendu restaurant des frères Pourcel (lire page 58) ouvrira presque ce jour-là, le 20 mai. Les nouveaux quartiers arty Des jambes immenses et multicolores qui foulent la pelouse. Un bonsaï géant enfermé dans une cage d'acier. Des entrepôts et des carcasses d'usines belles comme des sculptures de César. Et des étudiants des Beaux-Arts qui paressent au soleil avant d'aller explorer le tout nouveau musée Minsheng, premier espace d'art contemporain créé par la municipalité de Shanghai. Cela se passe à Hong Fang, à l'ouest de l'ex-concession française. Entre campus à la scandinave et friche postindustrielle, cette pépinière de jeunes cabinets d'architectes et de galeries audacieuses invente la Chine de demain. Simultanément, au nord-est de la ville, la galerie ShanghArt, pionnière de l'art contemporain à Shanghai en 1996, métamorphose les anciens entrepôts de Wu Wei Lu en nouvelle vitrine de l'art d'avant-garde. Ici, des ateliers d'artistes, là un futur musée de plus 3 000 mètres carrés. Plus loin, les locaux de Made In, une initiative de l'artiste Xu Zhen basée sur une idée provoc' : faire de l'art une entreprise commerciale rentable. Et ça marche : au mur, un gigantesque collage s'achève dans la fièvre, avant d'être expédié à San Francisco. Moins underground, il y a Tian Zi Fang, un lacis de microruelles sauvées de la démolition par les riverains en 2000, aujourd'hui truffé de galeries et de boutiques d'artisans, d'apparts bohème et de terrasses de cafés où les belles Shanghaiennes sirotent leur Coca en qipao. La néo-vieille ville chinoise Les jardins moyenâgeux de Yuyuan sont toujours là. Comme jadis, les pavillons aux tuiles vernissées y accueillent les amoureux, le ginkgo biloba quatre fois centenaire et les ruisseaux invitent à la contemplation. Un autre monde commence au-dehors, celui de la néo-vieille ville. Ceux qui ont connu Shanghai "avant" ne reconnaîtront pas ces gigantesques pagodes rutilantes et dorées au pied desquelles poussent les boutiques pour touristes (chinois, c'est quand même une consolation). Il y a vingt ans grouillait ici la "vraie" ville chinoise et ses petites maisons grises, rasée puis reconstruite comme un décor de film d'époque. L'ancienne maison de thé est toujours debout, la fabrique de raviolis Nanxiang Mantou Dian aussi, et l'on vient de loin pour les déguster sur un coin de toile cirée. Quelques rues plus loin, le quartier de Xintiandi a lui aussi fait peau neuve, alignant ses maisons soigneusement restaurées le long des pavés et des terrasses de cafés, dans une ambiance très "Bercy Village". Les coins populaires d'aujourd'hui se trouvent ailleurs, comme dans l'ancienne concession française et sa Cité Bourgogne. Le linge sèche aux fenêtres, des vieux couvent leur mug de thé et somnolent sur des transats, mais sur les murs blancs et bleus la chaux finit tout juste de sécher, rappelant qu'ici aussi l'heure de l'Expo universelle sonnera bientôt. Encadré(s) : L'Expo en bref "Meilleure ville, meilleure vie" : l'Expo, dont l'un des thèmes de réflexion est la vie urbaine, devrait attirer 70 millions de visiteurs sur un site étendu sur plus de 5 hectares. Elle réunit un nombre record de pays participants - 192 au total. Le pavillon de la France mettra à l'honneur la gastronomie, le jardin et certaines régions, en particulier Tahiti. Pratique Comment y aller ? "Un ticket pour Shanghai Expo", 7 jours/5 nuits au départ de Paris, du 19 mai au 28 septembre 2010, à partir de 1 195 €. Ce prix comprend les vols A/R, les nuits à l'hôtel Park en chambre double, les billets d'entrée sur le site et les navettes aller/retour pour les 3 journées de visites de l'Exposition, une journée de visites avec déjeuner le deuxième jour. "Escapade luxe à Shanghai pour l'Exposition universelle", 7 jours/5 nuits à partir de 2 580 € par personne, comprenant les vols A/R sur Air France en classe Premium et l'hébergement en chambre double et petit déjeuner au Jia Boutique Hotel. Maison de la Chine, 01-40-51-95-00, www.maisondelachine.fr Où dormir ? Hotel Park Dans un bâtiment Art déco signé Ladislaus Hudec, architecte star hongrois des années 1920, un quatre-étoiles vénérable au charme kitsch savoureux. Et superbement placé, face à la place du Peuple. Réservation : Maison de la Chine. http://park.jinjianghotels.com Jia Boutique Hotel Dans un bel immeuble 1920, rue de Nankin, un nouvel hôtel design chiquissime. On aime la déco pop art néomaoïste, les mosaïques italiennes des salles de bains, les petits déjeuners très raffinés, et les plus stylés, comme l'"afternoon tea" offert durant tout le séjour. Réservation : Maison de la Chine, www.jiashanghai.com Dans le laboratoire du monde - Brice Pedroletti Biotechnologies, automobile, informatique, chimie... A Shanghai, la Chine joue de son fabuleux marché pour attirer les grands groupes étrangers dans des centres de recherche toujours plus performants. Le futur du high-tech s'écrit-il ici ? Le tramway monorail fend l'air en silence. A droite, la façade en demi-cercle d'un gigantesque immeuble de verre flambant neuf : l'hôpital Shuguang. A gauche, la tour d'acier de l'université de médecine chinoise traditionnelle, dont les arêtes recourbées vers le ciel évoquent l'architecture des temples, trône au centre d'un vaste campus. Une bouche de métro déverse un flot de jeunes gens, lunettes sur le nez, sac d'ordinateur en bandoulière, écouteurs sur les oreilles. Plus loin, on devine une forêt de petits immeubles séparés par des pelouses et des parkings, coiffés des logos des grands groupes pharmaceutiques internationaux : Lilly, AstraZeneca, Novartis... ou encore Charles River, premier fournisseur mondial d'animaux de laboratoire. Bienvenue dans la "Pharma Valley" de Shanghai. Située dans le parc technologique de Zhangjiang, sur la vaste plaine de Pudong, qui s'étend à l'est de la ville en direction de la mer, la zone réservée aux biotechnologies est le chouchou des autorités. "Il y a vingt ans, notre pays avait pour priorité la production de l'acier, rappelle Wang Lan Zhong, grand patron de l'activité biotech de Zhangjiang. Nous en détenons le record mondial. A présent, les biotechnologies font partie des priorités. Et quand le gouvernement chinois est déterminé, il réussit !" Sept des dix plus grands groupes du monde sont déjà établis à Zhangjiang. En tout, 400 entreprises de biotech y ont des activités de recherche-développement (R'D) ou de veille technologique. L'ambition de M. Wang est désormais de remplir le tout nouvel incubateur dont s'est doté le parc. Pour convaincre les hésitants, il dispose d'une trentaine d'étages, de laboratoires équipés et de subventions. "La Chine a de l'argent, des ressources scientifiques et des ‘‘projets clefs'' aidés par le gouvernement central, s'enflamme Jun Ren, fondateur de New Summit Biopharma. Nous devons marier les sociétés chinoises, trop petites, avec des talents étrangers." Sa start-up devait à l'origine se développer dans l'innovation biotechnologique. Elle est désormais mandatée pour attirer des jeunes pousses étrangères dans les incubateurs chinois, en premier lieu celui de Shanghai, et faire office de "baby-sitter". New Summit sera introduit au Nasdaq dans les semaines à venir. C'est la première société chinoise candidate pour ouvrir une antenne au Cancer Campus, le biocluster de Villejuif (Val-de-Marne). "Les principes appliqués ici sont bons, reconnaît Bertrand Favreau, un immunologiste français chercheur à l'université de Shanghai. En pratique, pourtant, les passerelles entre facs et entreprises sont loin de fonctionner. En fait, les Chinois ont conscience de manquer de savoir-faire et ils cherchent à rattraper ce retard en faisant venir des sociétés étrangères." Au-delà de la biotechnologie, ce qui donne le tournis, à Shanghai, c'est le nombre et la diversité des secteurs qui investissent dans la recherche. Les plus grands équipementiers automobiles y ont tous installé des centres techniques (voir l'encadré page 68). L'informatique et l'électronique ne sont pas en reste : à Zizhu, impressionnant parc industriel high-tech doté de deux grandes universités scientifiques, le campus Microsoft a vu le jour il y a peu, non loin des centres de recherche de ST Microelectronics et d'Intel. Toute une partie du parc high-tech de Zhangjiang accueille des spécialistes du logiciel, comme l'allemand SAP ou le français Ilog. Bientôt, ce sera au tour de l'aéronautique (voir page 72). Les villes de Suzhou et de Hangzhou, ainsi que Wuxi et Ningbo, qui font partie du grand Shanghai, forment la base arrière de ce laboratoire du monde aux ambitions démesurées. Et ces centres d'excellence sont désormais reliés à la mégalopole par des trains à grande vitesse. Tout se passe, au fond, comme si Shanghai se métamorphosait dans un même élan en... Detroit, Seattle, San Francisco et Boston à la fois. Nul ne sait ce qu'il adviendrait si la manne des crédits publics venait à s'épuiser, mais la formidable force d'attraction du marché chinois reste pour l'instant irrésistible. Après Sanofi-Aventis, qui vient d'annoncer l'ouverture à Shanghai d'un centre de recherche pour toute la région Asie-Pacifique, deux autres sociétés françaises du CAC 40 qui ont longtemps refusé de mener des activités de R ' D en Chine sont sur le point de créer des centres comparables. La ruée vers la Chine provoque une guerre des talents. Ingénieurs, chercheurs, chimistes et designers sont en forte demande. "Nos ingénieurs chinois tout juste diplômés débutent à 5 500 yuans par mois (550 euros), contre 3 500 yuans chez un concurrent local, explique Pascal Métivier, directeur de la R ' D de Rhodia à Shanghai. Mais les salaires augmentent bien plus vite qu'en France : environ 30 % par an. Alors, il faut suivre !" Le géant de la chimie française, qui dispose déjà de 13 usines en Chine, a fait construire en 2008 un nouveau bâtiment consacré à la recherche fondamentale dans le parc industriel de Xinzhuang, dans l'ouest de Shanghai, où se trouve son quartier général. 20 % des équipements ont été financés par les autorités, qui incitent à délocaliser les usines dans le pays pour ne garder que la R ' D. La chimie est pourtant un secteur particulier, car la Chine couvre près de la moitié de ses besoins par des importations. "Les coûts sont à peine 20 % inférieurs à ce qu'ils seraient en France, reconnaît Pascal Métivier. Mais nous sommes obligés d'être ici pour nous adapter aux demandes d'innovation de nos clients, qui sont tous en Chine. C'est une guerre de mouvement, et il faut innover pour croître plus vite que le PIB. En Europe ou aux Etats-Unis, c'est une guerre de position." Pascal Métivier dirige désormais 100 chercheurs, dont seulement 8 "internationaux", et une dizaine de Chinois qui ont fait des études à l'étranger. A terme, ses effectifs totaliseront 150 personnes. Ou davantage ? Encadré(s) : une française made in china Brice Pedroletti Elles sont recouvertes d'une bâche grise. Elles : les maquettes en argile, grandeur nature, de la future Peugeot et de la Citroën de demain, entièrement conçues pour le marché chinois. Le constructeur français a ouvert en 2008 à Shanghai le China Tech Center (CTC), son premier centre de recherche-développement hors de l'Hexagone, consacré aux moteurs et au style. Designers, spécialistes de la PAO et modélistes s'affairent ici à penser la voiture de demain. Les premiers véhicules chinois du constructeur français sont attendus pour 2011. "Notre mission première est de répondre aux besoins du marché local, qui est aujourd'hui le premier du monde, souligne Oleg Son, directeur du design. Une voiture, ici, s'achète en famille. C'est souvent la première, mais elle est conduite par les membres de trois générations. C'est le symbole de la réussite de tout un groupe social." Les modèles quatre portes, les intérieurs cuir, le confort et l'inclinaison des sièges à l'arrière, la taille du coffre et de la calandre, les couleurs claires et harmonieuses du tableau de bord et de l'habitacle sont autant de dominantes du code génétique de la voiture telle que la rêvent les Chinois. "Avant, reprend Oleg Son, l'idée était de siniser les modèles existants. Mais nous sommes passés à l'étape suivante. Même les Allemands ont dû s'adapter." Quelque 300 personnes travaillent au CTC à Shanghai, un choix qui s'est "imposé de lui-même" : les meilleures universités s'y trouvent, les plus grands constructeurs aussi, et tous les fournisseurs y ont ouvert des centres techniques. PSA Peugeot Citroën, qui construit ses véhicules à Wuhan, dans le Hubei, en coentreprise avec un partenaire du pays, a vendu l'année dernière 272 000 véhicules en Chine, soit moitié plus qu'en 2008. La ruée des diplômés - Brice Pedroletti Les lumières de Shanghai attirent des étudiants formés dans toutes les universités du pays. En fait d'eldorado, ils peinent souvent à décrocher un premier emploi. Les yeux en amande cachés par des mèches noires qui lui donnent un air d'héroïne de manga, Jiang Ye, 22 ans, est venue à Shanghai il y a six mois. "Pour tenter ma chance", explique-t-elle. Ses parents, tous deux employés dans la confection, habitent Wuxi, une grosse ville industrielle à deux heures de bus de Shanghai. Jiang Ye n'avait aucune envie d'y retourner. Fraîchement diplômée du Collège d'interprétariat et de traduction de Dalian (Nord-Est), elle a donc rejoint la vaste troupe d'étudiants de province attirés par les lumières des mégalopoles chinoises. A Shanghai, comme à Pékin ou à Canton, la bataille est rude. Les étudiants originaires de la ville sont mieux placés pour y trouver un emploi, car ils sont aidés par leurs universités et bénéficient du précieux hukou (permis de résidence). Au sein de cette catégorie plutôt privilégiée, 37 % des étudiants de dernière année auraient déjà trouvé un job, selon le quotidien en langue anglaise Shanghai Daily. Que faire des autres ? Les difficultés que rencontrent les diplômés sont une préoccupation majeure en Chine. L'offre éducative n'a cessé de croître, depuis plusieurs années, au risque d'attiser les frustrations. Déjà, certaines facultés se sont vu demander par les autorités de réduire leur recrutement. Plusieurs chaînes d'auberges de jeunesse se sont spécialisées dans cette clientèle d'étudiants qui veulent se faire embaucher dans la ville de leur choix. A Shanghai, pour un prix modique, l'hôtel des Quatrièmes années ou encore l'auberge Wuyuan des chercheurs d'emploi accueillent les jeunes clients diplômés ou porteurs d'une simple carte d'étudiant et mettent à leur disposition toutes sortes de services : Internet, imprimante, site Web avec offres d'emploi... Jiang Ye, quant à elle, avait d'abord élu domicile au Zhida Youth Hostel (dont les idéogrammes se lisent comme "carrière express"), qui n'a pas moins de huit immeubles à Shanghai. Dans celui situé non loin de la gare du Sud, un lit dans une chambre de dix personnes est facturée 600 yuans par mois (65 euros). "C'était l'enfer pour les toilettes et la douche, rouspète la jeune fille. Il n'y a qu'une salle de bains par chambre !" A présent, elle a rejoint une chambre pour quatre (87 euros par mois). Car Jiang Ye a enfin décroché un premier job : "Je voulais absolument trouver un emploi dans une société japonaise. Malgré 50, puis 60 entretiens, j'ai échoué. Mon japonais parlé n'était pas assez bon." Sur Internet, elle a trouvé un emploi d'appoint comme représentante, dans les supermarchés, des produits de la marque Blue Moon (lessives et détergents). La paie est de 2 100 yuans (225 euros) par mois, avec un supplément d'un peu moins de la moitié en commissions. Et, le week-end, elle est serveuse dans un restaurant japonais, le Karaku, afin de peaufiner sa pratique du nippon. Sa vie à Shanghai ? "Parfois, je me dis que c'est dur. Tout coûte cher. Mais c'est la vie !" Jiang Ye ne désespère pas de trouver un meilleur emploi. Pas question, en attendant, de se restreindre : elle a vu en concert le groupe de rock taïwanais Mayday et est partie une fois en week-end à Hangzhou. Mais elle rêve surtout d'aller un jour à Tokyo. Des arts à la Toile, ces six-là incarnent les métamorphoses d'une ville en fusion - Brice Pedroletti et Marc Epstein Han Han La Net révolution Sera-t-il en tête du vote planétaire, lancé chaque année par l'hebdomadaire américain Time, pour désigner les 200 personnes les plus influentes de l'année ? A 27 ans, Han Han, la star du Net chinois, grignote une à une les places et atteignait déjà la 5e deux semaines avant les résultats, à la fin d'avril. Et ce n'est guère étonnant. Son blog, hébergé sur le portail Sina.com, affiche près de 350 millions de pages vues depuis sa création, en 2006. En Chine, sa notoriété est celle d'une pop star. Ecrivain précoce - il publie son premier roman à 17 ans -pilote automobile, chanteur, il comptait lancer ces derniers mois à Shanghai, où il réside, un nouveau magazine. La sortie en a été ajournée, pour incompatibilité manifeste avec certaines exigences de la censure. Alors, en expert de la litote et de l'antiphrase, il blogue, raille, moque, au point de devenir le plus célèbre porte-drapeau de sa génération. Ses sujets de prédilection sont la corruption, le conservatisme et la censure. Depuis que sa maison familiale, située dans le canton de Jinshan (sud de Shanghai), est menacée de destruction, il se penche aussi sur la question longtemps taboue des expulsions. Dans l'un de ses derniers billets, le pamphlétaire fait référence au vote de Time. L'influence qu'on lui prête est "illusoire", écrit-il. "Nous autres n'avons qu'un tout petit rôle sur scène, sous les feux des projecteurs. [Ceux qui ont le pouvoir] sont les propriétaires du théâtre. Ils peuvent à tout moment faire baisser le rideau, éteindre les lumières, fermer la porte et lâcher les chiens. Ensuite, les chiens disparaîtront, le ciel sera bleu de nouveau et nulle trace ne restera de ce qui s'est passé", poursuit-il, dans une référence voilée aux événements de la place Tiananmen, ou au Tibet. "J'aimerais que ces gens utilisent leur influence à meilleur escient. Et que nous tous, sur scène, fassions tout pour faire tomber peu à peu ces hauts murs et ces ampoules électriques. Faisons entrer la lumière du soleil. Une lumière que personne ne pourra plus éteindre." Cette ode a la liberté est devenue l'un des textes les plus échangés sur le Net chinois... Wang Weiyu Maîtresse de l'élégance A 63 ans, Wang Weiyu rend le sourire aux femmes. Près de 400 Shanghaiennes se pressent chaque semaine dans son salon pour apprendre à marcher la tête haute, jouer du regard et porter avec élégance le qipao, cette robe de soie moulante à petit col montant fendue des deux côtés jusqu'à mi-cuisse et brodée à la main. A partir des années 1920, Shanghai s'est réapproprié cet ancien vêtement de cour porté sous la dynastie Qing, en le redessinant avec une coupe très près du corps. "Le qipao est plus qu'une robe, assure Mme Wang. Il exprime la délicatesse, la féminité, la sensualité. Il limite les mouvements de celle qui la porte et lui impose une tenue particulière : il faut s'asseoir le dos droit et les pieds croisés, par exemple. Or beaucoup de Chinoises ignorent les bonnes manières. Celles de ma génération, en particulier, ont souvent été privées d'école et envoyées à la campagne pendant la Révolution culturelle. Par la suite, certaines ont travaillé en usine, avant d'être jetées à la porte... Les habitantes de Shanghai ont toujours apporté un soin plus particulier à leur mise que les autres Chinoises. A présent que notre qualité de vie s'améliore, nous cherchons des plaisirs qui nous ont longtemps été refusés. Beaucoup de mes élèves ont plus de 50 ans, certes, mais elles sont encore belles. Et le qipao les aide à jouer de leur charme." Xiao You Punk, mais pas trop A la tête des Pinkberry, le groupe rock qui monte, Xiao You revendique l'héritage punk des années 1970 en Europe et aux Etats-Unis. Pour autant, ces lointains descendants des Sex Pistols et des Clash ne sont pas près de chanter "No future". Le Parti n'a rien à craindre de leur part : "Je n'aime pas les punks en colère, explique la chanteuse, âgée de 21 ans. A l'adolescence, je n'étais pas une enfant sage. Je me battais souvent avec les autres et, quand ma mère a voulu m'interdire les piercings, je m'en suis fait poser une dizaine dès le lendemain. Depuis, j'ai mûri. Dans nos chansons, on aime la vie et l'amour." L'un de ses copains, Zhu Baixi, chanteur et guitariste, intervient : "On vit mieux qu'avant. Il n'y a pas de raison de se révolter." Dave K Le DJ qui déménage A ux yeux de ses compatriotes chinois, Dave K pourrait aussi bien venir de la planète Mars... Natif de Shanghai, ce "super bad boy", comme il se décrit lui-même, a appris à parler l'anglais dès l'adolescence, à l'écoute des tubes de Michael Jackson et des Village People. "J'ai toujours adoré la musique, dit-il. A l'école, j'enregistrais des cassettes de disques introuvables pour mes copains de collège ; en échange, ils faisaient mes devoirs. Mes études se sont achevées vers l'âge de 13 ans, quand le prof a convoqué mon père et lui a dit que, si je revenais en classe, c'est lui qui partirait. Je devais être insupportable." Devenu à 15 ans le patron d'un magasin de CD pirates, il multiplie ensuite les petits jobs. A présent, quand il n'anime pas les soirées des boîtes branchées de Shanghai, au Logo ou au Mao Livehouse, il est au micro, chaque jour sur Internet, d'une radio de musique électro (1). "Il y a encore dix ou quinze ans, explique-t-il, je voulais partir aux Etats-Unis. Maintenant, je suis aussi bien ici. C'est vrai que le gouvernement ne nous simplifie pas la vie. Je voulais réunir 5 000 personnes pour une fête, mais je n'ai jamais obtenu l'autorisation. Sur le Web, ils censurent Facebook et YouTube. Mais, ils travaillent plutôt bien. Je n'aurais jamais cru que la vie pourrait autant s'améliorer en dix ans." Aéronautique - Un géant monte au ciel - Valérie Lion C'est à Shanghai que se prépare le lancement du premier gros-porteur entièrement conçu et assemblé en Chine. Une ambition nationale discrètement portée par la ville qui rêve de concurrencer un jour Toulouse et Seattle. Ce jeudi 15 avril au soir, dans les jardins verdoyants de la villa Basset, une demeure blanche au toit de tuiles construite dans les années 1920, devenue voilà trente ans la résidence du consul général de France à Shanghai, l'ambiance se veut chaleureuse malgré la météo plutôt fraîche. Si le printemps n'a pas encore fleuri sur la ville, Anne-Marie Idrac, secrétaire d'Etat au Commerce extérieur, en visite officielle dans l'empire du Milieu, veut croire que les relations économiques franco-chinoises sont, elles, au beau fixe. De fait, l'enjeu est de taille pour la centaine de convives présents à ce dîner exceptionnel. Autour de la ministre et du consul se presse tout ce que le petit monde de l'aéronautique français compte comme représentants dans le pays. Airbus, EADS, Safran, Thales, Dassault Systèmes, ils sont tous là, ainsi qu'une trentaine de PME tricolores venues pour une visite de travail d'une semaine organisée par Ubifrance, l'agence chargée d'appuyer à l'étranger le commerce extérieur de l'Hexagone. A la table d'honneur, des invités de marque : les dirigeants de la puissante Avic, le conglomérat d'Etat qui regroupe l'industrie aérospatiale et militaire chinoise, et ceux de la très ambitieuse Comac (Commercial Aircraft Corporation of China). Le trafic aérien intérieurcroît d'au moins 10 % par an Dans le monde entier, les pros de l'aéronautique ont habituellement davantage les yeux rivés sur Toulouse, où bat le coeur d'Airbus, ou sur Seattle, le siège historique de Boeing. Depuis quelques mois, pourtant, Shanghai agit comme un discret aimant. Et pas seulement auprès des Français. Les américains General Electric, Honeywell et United Technologies, pour ne citer qu'eux, ont déjà pris position. L'effervescence est palpable depuis que le gouvernement central de Pékin a décidé de créer ici la Comac, en mai 2008, et de lui confier le développement d'un avion de plus de 150 places. Appelé C 919 - C pour Chine et pour Comac, 9 parce que ce chiffre est celui de la longévité, 19 pour la capacité maximale de l'appareil (190 sièges) - il devrait effectuer son premier vol en 2014, pour une première livraison annoncée en 2016. La lettre C s'inscrit aussi dans la logique de l'alphabet aéronautique, et ce n'est pas un hasard : après Airbus et Boeing, la Comac entend s'affirmer comme le 3e constructeur mondial. Le C 919 se rêve en concurrent des modèles vedettes que sont aujourd'hui le B 737 et l'A 320. La volonté politique est là - l'aéronautique fait partie des priorités stratégiques du pouvoir et participe à son objectif de se doter d'une industrie de haute technologie. Les moyens financiers et le marché sont à la hauteur de ce pays-continent : dans les vingt prochaines années, la Chine aura besoin de quelque 3 000 avions de plus de 100 places. Equipée actuellement de plus de 160 aéroports civils, elle prévoit d'en bâtir 80 autres d'ici à 2020. Le trafic aérien intérieur affiche en moyenne une croissance supérieure à 10 % par an. Aujourd'hui 2e marché mondial de l'aviation commerciale, le pays passera, tôt ou tard, devant les Etats-Unis. Inimaginable, dès lors, pour Pékin de continuer à dépendre de deux géants occidentaux. Pour tous les spécialistes du secteur, il faut être au rendez-vous : "Ce n'est pas tous les jours qu'un pays se dote d'une industrie aéronautique", s'exclame Isabelle Fernandez, directrice d'Ubifrance à Shanghai. La Chine, demain, volera sous ses propres couleurs. Et, sans bruit, Shanghai se fait une place sur la carte mondiale de l'aviation civile. Qu'importe, au fond, si Pékin a choisi, en 2006, Tianjin pour l'implantation de la chaîne d'assemblage Airbus (voir l'encadré page 74). Sur les rives du Yangzi Jiang, la mégapole s'est déjà imposée comme la 1re plate-forme du pays pour le fret et la 2e pour le transport de passagers, avec plus de 57 millions de personnes (autant qu'à Roissy-Charles-de-Gaulle) transitant l'an dernier par ses aéroports de Hongqiao et de Pudong. Voyage au coeur d'une ambition qui se dessine aux quatre coins de la ville. Dans le quartier moderne de Pudong, le centre financier de Shanghai, là où la puissance se mesure à la capacité de tutoyer le ciel et à l'audace des lignes, le siège tout neuf de la Comac apparaît bien modeste : une tour banale de (seulement) 19 étages, sur l'avenue qui mène au terminal du ferry pour traverser la rivière Huangpu. Seul le ballet des Audi noires aux vitres fumées et les deux militaires postés à l'entrée semblent indiquer au visiteur que, après avoir gravi quelques marches, il pénètre dans un lieu stratégique. Le hall est vaste et vide - la maquette 1/200 du C 919 a été réquisitionnée pour un Salon professionnel. A chaque étage, une estampe traditionnelle parvient à peine à égayer, à la sortie de l'ascenseur, un décor froid et impersonnel. Des cadres du Parti à la tête de l'aéronautique Derrière les portes closes se tiennent quotidiennement une centaine de réunions, nous assure notre hôte. L'entreprise vit en effet une période décisive : la sélection des principaux fournisseurs pour les systèmes de son futur avion. Consciente de son manque d'expérience, la Chine mise au maximum sur les compétences occidentales, même si la structure du C 919 (fuselage, ailes...), elle, sera bien chinoise. Lancés il y a un an, les appels d'offres arrivent à leur terme. Annoncé à la fin de 2009, le choix des moteurs, capital, a fait grincer des dents à Toulouse : c'est l'alliance franco-américaine Safran-General Electric, qui fabrique le modèle le plus vendu au monde, le CFM 56, installé notamment sur l'A 320, qui a emporté le contrat. Elle fournira à la Comac un réacteur de nouvelle génération, qui n'a encore jamais été vendu et permettra des économies de carburant de 10 à 15 %. Une ligne d'assemblage sera établie à Shanghai. Le partenariat avec l'industrie locale est une condition sine qua non pour figurer parmi les équipementiers élus. "Les Chinois veulent autant apprendre en organisation qu'en technologie", assure Jean-Luc Doublet, chargé du programme C 919 chez Safran. La Comac a été dotée d'un management expérimenté : son chairman et son président, Zhang Qingwei et Jin Zhuanglong, ont tous deux conduit avec succès le programme spatial chinois. Cadres de haut niveau du Parti, ils sont en contact direct avec le chef de l'Etat, Hu Jintao. Ils ont puisé dans les ressources d'Avic pour constituer la Comac et en faire une entité plus légère (mais pas moins hiérarchisée...) que le tentaculaire conglomérat, aux 400 000 salariés et aux centaines d'usines réparties sur tout le pays. Pourquoi Shanghai ? C'est ici qu'a été développé et construit, dans les années 1970, le Y-10, premier programme d'avion civil chinois, enterré après huit vols d'essai ; des capacités de recherche et de production y sont, depuis, opérationnelles. C'est aussi le siège de China Eastern, l'une des principales compagnies aériennes chinoises, 1er client d'Airbus en Asie. Mais c'est surtout à Shanghai qu'il est le plus facile d'attirer aujourd'hui des talents et des étrangers, même si la ville ne dispose, à ce jour, d'aucune université spécialisée en aéronautique. Or la Comac va avoir, très vite, un énorme besoin d'ingénieurs et de managers expérimentés. Avec 200 personnes au siège de Pudong, elle prévoit déjà de déménager dans un immeuble à la hauteur de ses ambitions... et de ses effectifs futurs. Aujourd'hui, pour trouver trace de sa réelle puissance, c'est plutôt de l'autre côté de la rivière, à Puxi, près de la vieille ville, qu'il faut aller. Les équipes de recherche et développement, fortes de 1 600 personnes, pour l'essentiel transférées d'Avic, y sont réparties sur deux sites. Là aussi, la Comac sera bientôt à l'étroit. Elle a déjà privatisé trois étages d'un hôtel situé en face de ses bureaux pour accueillir les fournisseurs avec lesquels elle a commencé à travailler sur le design de l'avion. La construction d'un nouveau et unique centre de R'D a été lancée, l'été dernier, dans le parc high-tech de Zhangjiang. Sur près de 490 000 mètres carrés, il devrait accueillir 3 500 personnes d'ici trois à cinq ans. Mais le plus spectaculaire, c'est le centre de support client, installé au sud, dans le district de Minhang, face au tout récent Campus Microsoft. Un ensemble de petits bâtiments flambant neufs, construits en moins d'un an, où plusieurs centaines de personnes s'affairent déjà alors que l'avion de transport régional, l'ARJ 21, développé par Avic, n'a pas encore été livré à un client et que le C 919 sera en opération commerciale au mieux dans six ans ! De quoi bluffer tous les candidats fournisseurs, conviés à y présenter dès maintenant leur offre de service client. "Ils ont même créé un département "rapid response center", confie l'un d'eux, encore surpris d'un tel niveau d'exigence. A terme, le centre devrait employer 3 000 personnes. Bien sûr, le gros des troupes restera occupé par la production. Pour l'instant, celle-ci ne concerne que l'ARJ 21, dont seulement quatre exemplaires sont sortis de l'usine historique de Dachang, au nord-ouest de la ville, le long d'un aéroport militaire. Une usine qui a appris à travailler à la mode occidentale : elle fabrique pour Airbus l'encadrement des portes cargo de l'A 320 et pour Boeing les stabilisateurs horizontaux du 737. Mais elle n'assemblera pas le futur C 919. Pour son premier gros-porteur, en effet, la Chine construit un écrin spécial au sud de l'aéroport international de Pudong. La première pierre a été posée en décembre dernier. Des rizières seront asséchées, une piste d'essai construite. Et à quelques encablures de là, la zone de Lingang, à proximité du port en eau profonde, se prépare à accueillir les fournisseurs du C 919. Car c'est toute une filière que Shanghai veut mettre en place : selon les plans officiels, l'aéronautique devrait y peser 200 milliards de yuans (20 milliards d'euros) en 2025. Lingang, dont les infrastructures, l'université, sans oublier l'immense lac circulaire de 3 kilomètres de diamètre, sont déjà sortis de terre, ambitionne d'en devenir le principal pôle industriel et logistique. Il faut compter deux heures, depuis le centre de Puxi, pour s'y rendre. Les PME françaises qui ont fait le déplacement, le 15 avril, pour participer, dans deux hangars posés au milieu de nulle part, au 1er forum des équipementiers organisé par la Comac et Avic, en sont revenues convaincues. "La question n'est pas de savoir si la Comac sera un concurrent d'Airbus et de Boeing, résume un participant. Mais quand." La course de vitesse est lancée. BOURSE - Une place au soleil ? - Benjamin Masse-Stamberger Le centre financier de Pudong pourrait-il dépasser, dans dix ans, Hongkong ou Singapour ? C'est l'objectif du gouvernement chinois. A ses risques et périls. Faire de Shanghai, à l'horizon 2020, l'un des principaux centres financiers d'Asie... A regarder les chiffres, l'ambitieux objectif du gouvernement chinois ne paraît pas hors d'atteinte. L'année dernière, le principal indice de la place a grimpé de 80 %, à comparer avec 20 à 30 % pour les grands indices occidentaux. En mai 2009, sa capitalisation boursière a dépassé pour la première fois celle de la City (1 949 milliards de dollars, pour 1 946 milliards). Mais les obstacles demeurent nombreux. Car la majorité de la cote demeure constituée de sociétés étatiques dont les titres sont en grande partie détenus par des acteurs publics : gouvernement central, collectivités locales, Fonds national de la Sécurité sociale... "Le poids de l'Etat lui permet d'influer fortement sur l'évolution des cours, constate Antoine Brunet, économiste chez AB Marchés et spécialiste de la Chine. Il peut encourager la hausse s'il le souhaite ou, au contraire, refroidir le marché si nécessaire." Les Chinois sont certes de plus en plus nombreux à être accros aux yo-yo de la Bourse : étudiants, ménages et retraités misent parfois une grande partie de leurs économies aux casinos boursiers de Shanghai ou de Shenzhen, l'autre grande place de la Chine continentale. Mais ils représentent une faible part des montants échangés. Tout comme les investisseurs étrangers : pour être admis à la table shanghaienne, ces derniers doivent remplir une série de critères officiels (stabilité financière, montant minimal de 10 millions de dollars à investir...) et officieux. "Il est bien vu d'avoir dans son équipe sur place des employés chinois", confie un bon connaisseur du système. Au total, les montants investis par les sociétés de gestion étrangères, au nombre de 90, dont cinq françaises, représentent aujourd'hui, pour Shanghai et Shenzen, 17 milliards de dollars, soit seulement 0,5 % de la capitalisation totale des deux places. Quant aux introductions en Bourse, elles demeurent réservées aux entreprises locales. Le gouvernement a promis d'ouvrir la place aux sociétés étrangères - la banque britannique HSBC s'est d'ores et déjà portée candidate - mais la législation a pris du retard. "Cela devrait aboutir dans les six mois qui viennent", témoigne Hélène Rives, associée au cabinet Landwell et spécialiste de la Chine. Déjà, le groupe conseille plusieurs entreprises françaises en vue d'une introduction éventuelle. Les autorités viennent également d'autoriser les contrats à terme sur indice, mais pour l'heure seulement pour 80 valeurs. "La modernisation est en marche", assure Bruno Vanier, responsable de la gestion actions chez Edmond de Rothschild Asset Management, l'une des cinq sociétés françaises à avoir obtenu la licence. Jusqu'où ira Shanghai ? "Pour attirer les financiers, il faut un marché libre, mais aussi de la transparence et une grande liberté d'expression", rappelle Joel Guglietta, gérant de portefeuilles et spécialiste de l'Asie chez BTIM, un grand hedge fund australien basé à Sydney. Ces critères sont remplis à Hongkong ou à Singapour, mais pas encore à Shanghai." Surtout, l'ouverture massive aux investisseurs étrangers impliquerait pour le gouvernement de renoncer à contrôler la parité de sa monnaie. Inenvisageable aux yeux de Pékin. Il y aura là, et pour longtemps, une barrière infranchissable.
Ils sont de plus en plus nombreux à tenter leur chance dans la ville du miracle chinois. Mais la concurrence est rude et la patience, mère de la réussite.
Julien Lenne habite dans un 150-m2 à deux pas de la place du Peuple, le centre monumental de Shanghai. Il a sauté dans un taxi pour rejoindre le K5, restaurant design installé au cinquième étage du musée d'Art et d'Histoire, sur cette même place où se côtoient le siège bétonitruant du gouvernement municipal et l'élégante architecture de verre de l'Opéra. Allure de dandy, cravate dénouée, gilet de costume ouvert sur une chemise rayée rose, ce jeune homme pressé de 25 ans en est convaincu : "Shanghai n'a rien à envier à New York."
Etudiant à l'Ecole de management de Lyon, Julien avait le choix, après un stage à la Société générale, entre un VIE (volontariat international en entreprise) à Manhattan ou un semestre de formation au business asiatique à Shanghai. Sans hésiter, ce fils d'entrepreneur a mis le cap sur la Chine avec, dans ses bagages, le projet de sa future société. "Mon idée était simple : aujourd'hui, c'est la Chine qui achète le luxe et c'est l'Occident qui a besoin de biens de consommation courante. Je fais du trading dans les deux sens." Un an après son arrivée, il déniche des oeuvres d'art pour de riches collectionneurs locaux et vend dans l'Hexagone des panneaux solaires. Sa petite entreprise - baptisée, sans rire, Lenne World Corporation - emploie dix salariés. Mise initiale : 5 000 euros. De là à se verser un salaire chaque mois... Mais ici, la vie ne coûte rien ou presque : 3 euros la course de taxi, 12 euros le plat au très chic K5.
Shanghai, nouvel eldorado des jeunes Frenchies ? A en croire les chiffres, sans nul doute : la ville abrite la première communauté tricolore d'Asie - entre 10 000 et 15 000 personnes. Depuis peu, cette population s'est singulièrement rajeunie : 28 ans en moyenne. Qui sont-ils ? Quelque 200 volontaires internationaux et plusieurs centaines d'étudiants, par exemple, venus ajouter une ligne dans leur CV ou encore éprouver le frisson de l'expatriation. Sans compter les jeunes diplômés en quête d'une carrière accélérée ou les aventuriers attirés par les lumières d'une ville à la vie facile et festive. Mais gare aux déceptions. Le boulanger ou le cuisinier qui déboule avec un CAP n'a guère de chance de faire fortune. Car, ici, on peut sortir de HEC et travailler pour 150 euros par mois dans une boutique de fleurs. Nombreux sont les Français qui ont échoué dans le vin, l'immobilier ou le commerce. Sauf qu'à Shanghai l'échec ne se dit pas : "On est condamné à la réussite", résume Cyril Bertschy, ancien président de la jeune chambre économique et conseiller au commerce extérieur. "Il y a dans l'air une émulation très forte", confirme Julien Lenne.
Et pour cause : 8 % de croissance par an, un marché de 1,3 milliard d'individus, voilà qui excite les convoitises. "Quand on se destine au business, il est indispensable d'afficher dans son parcours une expérience ''Chine'', assure Arnaud Debane, directeur du campus de l'EM Lyon à Shanghai. Le pays est forcément client, fournisseur ou partenaire." Il y a trois ans, cette école de commerce a lancé le programme "Entrepreneurs for Asia" (EFA) : quatre mois de cours, en anglais, avec en prime un premier apprentissage du mandarin. Près d'un tiers des étudiants de la filière principale choisit désormais de suivre cette session, plutôt que d'aller aux Etats-Unis, en Europe ou en Amérique latine. Pour le master en management et marketing du luxe, le programme EFA est carrément obligatoire. "Travailler dans le luxe et ne pas venir en Chine serait une aberration", lâche Marie, 22 ans, débarquée le 3 avril à Shanghai avec l'enthousiasme de la jeunesse : "C'est ici que ça se passe, c'est un monde en train de naître." "C'est l'effervescence, la mutation permanente, comme le Paris du xixe siècle", renchérit Patrick, étudiant en dernière année de l'EM Lyon. Ils sont de plus en plus nombreux à faire le voyage : à l'Ecole supérieure des sciences commerciales d'Angers (Essca), Shanghai est, depuis l'an dernier, la première destination élue parmi une centaine pour effectuer un semestre à l'étranger. "Nous accueillons actuellement 150 élèves par an ; j'en attends 330 d'ici à deux ans", prévoit Christophe Rouillon, qui a conçu le programme de l'Essca en Chine.
Marine Debatte rêvait du Canada, mais son classement ne lui permettait pas de décrocher la prestigieuse université McGill à Montréal. Elle mise alors sur Shanghai et rejoint la première promo du "Shanghai Asian Business Semester" de l'Essca. Venue pour huit mois, elle a, quatre ans plus tard, déjà créé et revendu une entreprise. Lancée en février 2007, sa société d'hôtesses d'accueil devient vite incontournable sur le marché local. Au point d'être rachetée l'an dernier par GL Events, un poids lourd de l'événementiel. A 24 ans, Marine dirige désormais la division hospitalité du groupe lyonnais en Chine : "Je suis au même niveau qu'une femme de 40 ans avec trois enfants et quinze ans d'expérience dans le métier", constate-t-elle, sans fausse modestie. Mais la jeune blonde aux yeux verts sait qu'elle restera toujours une laowai - une étrangère - et que Shanghai ne sera jamais la Silicon Valley.
Pas question, en effet, d'arriver en conquérant sur les rives du Huangpu. "La langue, l'étendue et la diversité du marché, l'absence de recours légal dans les affaires, voilà autant d'obstacles à surmonter", énumère Arnaud Debane. "Créer une entreprise est difficile d'un point de vue réglementaire et financier", ajoute Christophe Rouillon. Mieux vaut avoir le goût du risque - flirter avec les limites de la loi fait partie du jeu, avouent ceux qui ont tenté l'aventure - et savoir mettre ses habitudes de côté. "Ici, on devient d'abord amis, on fait du business ensuite", résume Julien Lenne. Maîtriser le mandarin pour être capable de développer son guanxi (réseau) est crucial. Accepter de passer des soirées à trinquer à la bière ou au baijiu (un alcool de riz), également. Enfin, il faut s'armer de patience : "La Chine est un pays de longue histoire, souligne Cyril Bertschy. Mais aussi de long futur." Frédéric Mortier, ancien de Carrefour, vieux routier de l'Asie, installé depuis six ans à Shanghai, en sait quelque chose, lui qui conseille des enseignes désireuses de s'implanter ici. "Le rêve final n'est pas illusoire, mais il y a un décalage dans la durée : ce qu'on imagine faire en trois ans va prendre de cinq à dix ans", dit-il.
Surtout, le monde entier vient ici : 80 % des Français qui débarquent en Chine entrent par Shanghai. La compétition est très rude. Elle s'est accrue ces deux dernières années, avec les jeunes Chinois, de mieux en mieux formés - dans les écoles européennes notamment - de plus en plus ouverts et multilingues. "Les entreprises étrangères préfèrent recruter des Chinois qui comprennent la langue et la culture locale, prévient David Boitout, associé chez Gide Loyrette Nouel. Les Français, eux, valoriseront davantage une compétence pointue et une expérience." Autant dire que le jeune diplômé n'est pas forcément l'espèce la plus recherchée. En face, "les Chinois ont faim, ils sont prêts à se défoncer", a déjà constaté Patrick. "Ici, on ne te demande pas ce que tu fais, mais combien tu fais", relève Marine Debatte. Travailler/festoyer, c'est l'immanquable diptyque shanghaien. Sans job, la ville devient un enfer. A tel point que le consulat s'est ému de la situation désespérée de quelques compatriotes. "Pour s'installer ici, il faut un solide projet personnel et professionnel", conclut Thierry Mathou, consul de France. A l'instar de Patrick, qui s'est payé six heures de mandarin par jour pendant un mois, avant de commencer son semestre d'études. Ou de Julien Lenne, qui continue, deux fois par semaine, à suivre un cours de langue. "De 7 h 30 à 9 heures, pour ne pas empiéter sur la journée de boulot." Ça, c'est Shanghai !
Ville verte, ville fantôme - Robert Neville Où est passée la ville expérimentale de Dongtan ? La première cité de 20 000 habitants sans émission de dioxyde de carbone devait être exhibée à la face du monde lors de l'Exposition universelle. Ce projet révolutionnaire devait apparaître comme la réponse de la Chine à la pollution monstre engendrée par sa croissance à deux chiffres. Lancée en fanfare en 2005, l'idée a fait plouf. Sans bruit. En lieu et place de la fameuse cité verte, une réserve ornithologique s'étend toujours à l'extrémité orientale de l'île de Chongming, dans l'estuaire du fleuve Yangzi Jiang. Pas la moindre habitation à l'horizon, seulement un poste de contrôle où l'enregistrement est obligatoire avant d'accéder à la berge. Là, des roseaux ondulent doucement sur un mélange d'eau douce et d'eau salée. Le contraste est total avec le bruit et la foule de Shanghai. Dontang était présentée comme une référence en matière de développement et d'"urbanisme durable", en particulier par la firme britannique de conseil en ingénierie Arup, son maître d'oeuvre. A terme, l'agglomération devait compter un demi-million d'habitants, avec un bilan CO2 nul, ou presque. Le tout, pour un investissement initial de 700 millions d'euros. A la fin de 2005, le président chinois, Hu Jintao, avait même rencontré Tony Blair, Premier ministre britannique d'alors, pour lancer le projet en grande pompe. Depuis, sur le site Internet d'Arup, la page concernant Dongtan a été supprimée. Le projet a sans doute été emporté dans la chute de l'ancien secrétaire local du PC, Chen Liangyu. © 2010 L'Express. Tous droits réservés.
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