samedi 22 mai 2010

«C'est un mythe de penser que la Chine et les pays émergents sortiront seuls le monde de cette crise»

Le Temps - Economie, samedi, 22 mai 2010

Le Temps: Alors que l'aviation d'affaires sort d'un véritable «annus horribilis», Embraer a néanmoins livré trois fois plus d'avions en 2009. Comment expliquer cette résistance?

Frederico Fleury Curado: Nous sommes en réalité rentrés dans le tunnel de la crise au moment précis où nous mettions plusieurs nouveaux appareils sur le marché. En décembre 2008, nous obtenions ainsi la certification du

Phenom 100 [ndlr: petit jet privé] ainsi que du Lineage 1000 [gros appareil d'affaires dérivé d'un transporteur commercial]. Un an plus tard, nous lancions le Phenom 300 [autre petit jet]. Enfin, dans le courant de l'année, nous allons certifier le Legacy 650 [jet d'affaires basé sur un autre avion régional]. Pour ces modèles, nous avions des carnets de commandes assez remplis, ce qui nous a permis de faire face aux annulations connues durant la crise.

- Vos livraisons d'appareils repartent. L'autre problème n'est-il pas cependant le prix de vente des appareils d'affaires, qui s'est effondré l'an dernier?

- Chez nous, les prix ont assez bien résisté. Durant le creux de la crise - il y a environ un an -, toute l'industrie a connu des stocks importants de «white tails» - appareils construits, en attente d'un client -, la hantise de tout avionneur. A ce moment, tous les constructeurs ont été obligés de s'adapter aux pressions sur les prix [résultant de ces stocks d'invendus]. Mais depuis les tarifs remontent. En réalité, les marges dans cette industrie sont relativement faibles, et ne permettront guère d'importantes réductions de prix sur le long terme.

- Cela signifie qu'en termes de ventes - dans l'aviation d'affaires comme dans le commercial - le fond a été atteint?

- La crise nous a surpris en pleine croissance. En 2008, nous réalisions un chiffre d'affaires de 6,3 milliards de dollars et nous nous préparions à passer la barre des 7 milliards. En 2009, la crise a fait ralentir nos ventes de 6,3 à 5,5 milliards. Les 5 milliards attendus cette année correspondent à un plancher, car entre-temps nous avons ajusté la taille du groupe. Nous espérons une stabilisation des ventes, et même un peu de croissance en 2011.

- Richard Aboulafia, du bureau d'étude Teal - l'une des voix les plus écoutées de l'aviation d'affaires -, estime cependant que les ventes d'appareils ne retrouveront par leur niveau d'avant la crise avant 2017...

- Je ne pense pas qu'il soit très loin du compte. Peut-être que ce sera 2014, 2015 voire 2016, mais dans tous les cas ce sera un long cycle pour l'aviation d'affaires. Il faut cependant garder à l'esprit que la décennie passée a été marquée par une croissance phénoménale: ce secteur était en surchauffe. Nous allons connaître des années plus réalistes.

- L'aviation d'affaires a été durement touchée par la crise financière. Est-ce à dire qu'une bulle du crédit s'était formée sur ce secteur?

- La situation était devenue artificielle. Il y avait trop de liquidités, les prêts pour l'achat d'appareils n'étaient souvent pas débloqués avec assez de précautions. Au­jour­d'hui tout a changé, la sélection faite par les institutions accordant ces prêts est devenue sévère. Ce soudain manque de crédits a été la principale cause des nombreuses annulations de commandes auxquelles a fait face l'industrie en 2008 et 2009. La situation s'améliore, lentement. Mais nous ne reviendrons peut-être jamais aux jours faciles du boom du crédit.

- Les achats d'appareils commerciaux ont également fait les frais de l'éclatement de cette bulle?

- La situation dans ce secteur a été similaire. Sur ces deux activités, nous avons affronté un double ouragan. D'un côté, le manque de crédits disponibles. De l'autre, la récession qui a durement touché les compagnies aériennes - dont le trafic est dépendant de la croissance économique - mais éga­lement les individus les plus fortunés et les entreprises, qui ré­duisent - ou éliminent - leur flotte de jets.

- Les livraisons repartent, les prix arrêtent de chuter, mais votre carnet de commandes continue de fondre. Quand espérez-vous inverser la tendance?

- Juste avant la crise, nous disposions de commandes record at­teignant un montant de 21 milliards de dollars. Fin mars celles-ci étaient de 16 milliards. En deux ans, nous avons donc perdu 5 milliards de commandes. En d'autres termes, nous avons livré pour 5 milliards de dollars d'avions en plus que nous n'en avons vendus. Nous nous attendons à ce que ce carnet de commandes se stabilise dans les appareils d'affaires, commerciaux et militaires, puis redémarre ces prochaines années.

- Quand retrouvera-t-il son niveau de 2007?

- Cela ne devrait pas arriver avant au moins trois ans.

- Il y a un an, les bénéfices du groupe s'effondraient et vous aviez dû annoncer des milliers de suppressions d'emplois. La situation est-elle stabilisée?

- Il y a une grande différence entre notre situation actuelle et celle en vigueur il y a un an. L'entreprise avait une autre taille: nous avons dû réduire nos effectifs de 20%. Nous nous attendons à présent à ce que nos marges opérationnelles repartent et atteignent 6% cette année, soit environ 300 millions de dollars. Nous sommes bien partis pour atteindre cet objectif.

- Quel est l'impact de l'appréciation de 10% connue par le real depuis deux ans sur la compétitivité d'un industriel brésilien comme Embraer?

- Cette surévaluation handicape bien sûr les exportations brésiliennes. Pourtant cela n'a pas grandement touché la compétitivité d'Embraer. Pourquoi? Si 90% de nos appareils sont payés en dollars, seuls 35% de nos coûts sont en réis. Nous ne sommes donc exposés à cette appréciation que sur le tiers de nos coûts. Sans compter que notre concurrent [le canadien] Bombardier souffre lui aussi de la force de sa devise [ndlr: le dollar canadien s'est apprécié de 10% en un an].

- Face à la récession mondiale, le salut du secteur aéronautique viendra-t-il des commandes en provenance des marchés émergents, de la Chine en particulier?

- Ces régions ne sont pas «la» clé mais une des clés de la reprise. Les taux de croissance y sont certes impressionnants. Mais les marchés les plus importants n'en demeurent pas moins l'Europe et les Etats-Unis. Cela prendra des années avant que le débouché offert par les marchés émergents ne les compense.

Même sur l'activité économique mondiale dans son ensemble, il est bien trop simpliste de dire que ces régions émergentes vont prendre le relais de l'Europe ou des Etats-Unis, pour devenir le nouveau moteur de la croissance. Tout simplement parce que ces pays - en particulier la Chine - n'ont pas encore passé le cap de l'ouverture réelle de leurs propres marchés. C'est un mythe de penser que cette dernière va remplacer la demande américaine: il y aura une place pour la Chine, mais toujours à côté des autres nations. On nous dit que la croissance mondiale pourrait atteindre 5,5% cette année. Mais ce ne sera vrai qu'en moyenne et ne reflétera en rien une économie planétaire équilibrée. Cette récession provient avant tout des problèmes que rencontrent les gens - le chômage en premier lieu - aux Etats-Unis et en Europe. Et la croissance de la Chine, aussi élevée soit-elle, ne résoudra en rien ces problèmes.

- Le Brésil fait aussi partie de ces marchés émergents. Ce débouché vous a-t-il permis de mieux résister au déclin des achats d'appareils au niveau mondial?

- Cela aide, mais ne peut en rien la compenser dans aucun cas. En 2008, 5% de nos ventes étaient

réalisées au Brésil. En 2009, cette part a atteint 10%.

- Inversons la question: les percées de la Chine dans les appareils régionaux - votre spécialité - ne sont-elles pas une nouvelle menace pour Embraer?

- Mathématiquement, cela le deviendra, mais pas à court terme. Les Chinois sont au moins à un an et demi de pouvoir mettre un appareil sur le marché. Il ne faut pas non plus oublier que la Chine est déjà en train de changer son fusil d'épaule, visant déjà les gros-porteurs. Le pays porte beaucoup d'attention à un programme comme celui du Comac C919 qui concurrence plus Airbus [A320] et Boeing [737] qu'Embraer. Les jets régionaux représentent un point d'entrée afin de pouvoir livrer bataille aux grands du secteur.

- Votre plus gros appareil transporte 123 passagers. Rivaliser avec Airbus ou Boeing, n'est-ce pas également le rêve d'Embraer?

- Un rêve qui peut facilement virer au cauchemar. Nous n'avons pour l'instant aucun plan de nous attaquer à de plus gros porteurs. Tout cela reste très prématuré, ne serait-ce qu'en raison des barrières à l'entrée de ce marché. De toute façon si une telle décision était prise, elle ne répondrait en rien à un quelconque ego national. Mais à des considérations très pragmatiques de retour sur investissement.

- Même pour un groupe brésilien, la solution ne réside-t-elle pas aussi dans la délocalisation, par exemple en Chine?

- Nous contrôlons déjà une coentreprise où nous construisons la famille des ERJ 145 [jets régionaux de moins de 50 passagers]. Notre intention est d'y produire de plus gros appareils, comme le E190 et le E195 [jusqu'à 120 pas­sagers]. Nous en discutons avec le gouvernement chinois et notre partenaire Avic, et j'espère un accord à ce sujet dans les mois à venir.

Propos recueillis par Pierre-Alexandre Sallier

PHOTO - Brazilian president Luiz Inacio Lula da Silva (2nd-L), Brazil's BRA airlines president Humberto Folegatti (L) and Frederico Fleury Curado (R), chairman executive officer of Brazilian aircraft maker Embraer, take part in a ceremony held at the Embraer aircrafts production plant in Sao Jose dos Campos, 90 km north from Sao Paulo, Brazil, 21 August 2007. BRA airlines signed an USD 730 million contract to acquire 20 Embraer-195 commercial aircrafts

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