vendredi 7 mai 2010

ENQUÊTE - Et si l'Espagne craquait... - Mélanie Delattre

Le Point, no. 1964 - Economie, jeudi, 6 mai 2010, p. 90,91,92

Dette. La Grèce a déjà fait trembler l'Europe. Mais la véritable bombe est espagnole.

Et si le repêchage de la Grèce n'était qu'une répétition générale avant la véritable épreuve du feu ? Dans le nouveau scénario catastrophe écrit par l'économiste américain Nouriel Roubini, l'homme qui avait prédit la crise des subprimes bien avant qu'elle ne déferlât sur le monde, le vrai danger pour l'euro vient d'Espagne. Cela ne veut pas dire que d'autres pays, comme l'Irlande ou le Portugal, ne couleront pas avant. « Mais la menace que fait peser l'économie ibérique sur l'Europe est bien plus grande, prévient le chercheur. D'abord parce que c'est la quatrième économie du continent. Ensuite parce que le chômage y est bien plus élevé, et les banques en bien plus mauvais état. » A en croire les funestes pronostics de la pythie Roubini, l'Espagne, qui pèse cinq fois le PIB grec et dont la consommation contribue fortement à tirer la machine productive européenne, pourrait entraîner dans sa dégringolade le continent tout entier.« Si les choses ne s'arrangent pas, un éclatement de l'Union monétaire d'ici un ou deux ans est possible », annonce-t-il.

Il y a encore quelques semaines, à Madrid, cette chronique d'un désastre annoncé faisait presque sourire.« Mettre l'Espagne dans le même sac que la Grèce, c'est comme comparer le Real Madrid à l'Alcoyano »(obscur club espagnol de seconde division), raillait Emilio Botin, le tout-puissant patron du Banco Santander.« Les deux pays n'ont rien en commun », renchérissait Juan Grandolph, un ponte du ministère de l'Economie, rappelant que la dette espagnole ne représente que 53 % du PIB, quand elle atteint 115 % de celui-ci à Athènes. D'humeur décontractée, le haut fonctionnaire s'autorisait même une petite boutade, plaisantant sur le fait qu'on pouvait désormais parler de crise en Espagne (un sujet tabou jusque-là),« puisque l'on est en train d'en sortir ».

Mais avec la dégradation de la note financière de l'Espagne par l'agence Standard et Poor's et les rumeurs évoquant une demande secrète de renflouement de Madrid au FMI - démenties par le Premier ministre José Luis Zapatero -, l'heure n'est plus à l'humour. Orgueilleux, les fiers hidalgos n'en sont pas moins lucides. Ils savent que la méfiance généralisée des investisseurs à l'égard des pays dits du « Club Med » peut transformer leur crise en un virus létal, tout aussi contagieux que la grippe espagnole qui, il y a près d'un siècle, a décimé l'Europe.

Argent facile

Pour l'instant contenu, le mal n'en est pas moins visible. Il prend la forme de milliers de pustules de béton à Valdeluz, ville nouvelle inachevée au nord de Madrid, et de cubes de verre abandonnés, dont les entrailles béantes laissent entrevoir un entrelacs de câbles électriques et de structures d'acier sur la zone industrielle qui longe la route de l'aéroport de Barajas. Aux alentours de la gare de Chamartin, à l'entrée de la ville, les symptômes se font plus discrets. Car les quatre tours qui dominent la capitale de leur élégante silhouette ont fière allure.« Elles devaient faire du quartier une sorte de Défense madrilène », raconte César Lopez, qui, il y a deux ans, a ouvert une sandwicherie bio au pied des édifices. En fait, une seule d'entre elles, conçue par Norman Foster, est pour l'instant occupée à 100 %. Les autres sont à moitié vides. Quant au centre des congrès promis par la municipalité, vu l'état des finances de cette dernière, il risque de se faire attendre...« Heureusement que je ne comptais pas là-dessus pour faire mon chiffre », commente le jeune entrepreneur. Si lui s'en sort bien grâce à son concept novateur, on ne peut pas en dire autant des commerces traditionnels. Ils sont 40 000 à avoir mis la clé sous la porte l'an passé, victimes indirectes de la crise. Même la Calle Serrano, prestigieuse artère du centre-ville, n'échappe pas à la déprime. Sur la vitrine de la boutique coincée entre Yves Saint Laurent et Geox, une affiche représentant une clé géante indique que le pas-de-porte (et également tout l'immeuble) est à vendre... Le problème, c'est qu'il n'y a personne pour acheter.

« Notre croissance de ces dernières années reposait sur une illusion collective, consistant à penser que la faiblesse des taux d'intérêt réels allait permettre de transformer la brique en or », reconnaît Luis de Guindos, le secrétaire d'Etat à l'Economie sous le second gouvernement Aznar. Avec l'entrée dans l'euro en 1999, l'Espagne, qui jusque-là avait des difficultés à se financer sur les marchés internationaux, a découvert l'argent facile. Les ménages se sont alors mis à emprunter pour acheter leur logement - les Espagnols sont aujourd'hui propriétaires à près de 90% ! - et les banques à prêter toujours plus d'argent à des promoteurs qui ont fait émerger de terre des villes entières. Selon une étude du cabinet Bain et Company datant de février 2009, il s'est construit dans la Péninsule plus de 2,2 millions de logements résidentiels neufs entre 2005 et 2007, soit autant qu'en France, en Allemagne et au Royaume-Uni ensemble...

Le Minotaure n'a plus faim

Mais aujourd'hui le fameux marteau piqueur qui a fait la fortune du pays est en panne. Les rois de l'immobilier ont mis la clé sous la porte ou s'en sont allés chercher fortune à l'étranger. Les cajas,équivalents de nos Caisses d'épargne, gavées de prêts que les promoteurs ne peuvent rembourser, en sont réduites à se marier entre elles sous la houlette de l'Etat pour éviter la faillite. L'endettement des ménages, le plus élevé d'Europe, fait de l'Espagne le digne challenger des Etats-Unis - champions dans ce domaine. Quant aux jeunes qui hier désertaient les études pour se lancer directement dans la vie active, ils pointent à l'Inem, le Pôle emploi espagnol. L'explosion du chômage, passé en trois ans de 8 à 20 % de la population active (l'un des taux les plus élevés de l'OCDE), est telle que, dans les agences, les demandeurs d'emploi se voient obligés de prendre un ticket, comme à la boucherie. Parmi les gens qui font patiemment la queue au guichet, beaucoup d'étrangers qui - comme Kiril, un Bulgare d'une quarantaine d'années, au chômage depuis six mois - sont venus alimenter l'insatiable Minotaure qu'était devenu le secteur du BTP espagnol.

« En dix ans, la population immigrée a augmenté de 10 %, soit 4 millions d'habitants, dont près de la moitié se retrouvent aujourd'hui au chômage », rappelle le sociologue José Ignacio Wert, ex-patron de la Sofres en Espagne, aujourd'hui à la tête du cabinet Inspire Consultores. Cette armée de travailleurs désoeuvrés - que le gouvernement a tenté, sans succès, de renvoyer dans leur pays - vient aujourd'hui grossir les rangs de l'économie souterraine, plaie endémique dans un pays où les chirurgiens proposent un tarif « au noir » différent du prix officiel de l'intervention.« Avec la crise, l'Espagne est en train de s'italianiser », déplore Corinne, une avocate française qui vit à Madrid depuis quinze ans. Après sept trimestres consécutifs de croissance négative et une prévision pour 2010 de recul d'encore 0,3 % du PIB (un chiffre optimiste, selon le FMI...), l'économie officielle offre peu de perspectives aux 4,5 millions de chômeurs que compte le pays. Et le gouvernement a beau promettre « le retour de la croissance et la stabilisation du chômage dès 2011 », personne n'y croit vraiment.

« Alors que, dans le cas grec, le mal est avant tout comptable, en Espagne, c'est le modèle économique tout entier qui doit être réinventé, juge Patrick Artus, chef économiste chez Natixis.Or, même avec la meilleure volonté du monde, on ne transforme pas du jour au lendemain une économie fondée sur le marteau et le maillot de bain en nation de chercheurs. » Caricatural ? Pas tant que cela : à eux deux, la construction et le tourisme représentent près de 20 % du PIB. Avec plus de 1 million de logements neufs disponibles sur le marché, la première n'est pas près de redémarrer. Quant au second, il souffre de la crise - les touristes allemands et anglais se font plus rares - ainsi que de la résistance de l'euro, qui rend la destination Espagne moins avantageuse que d'autres comme la Turquie ou le Maghreb.

Souricière

Plus généralement, malgré quelques belles success stories- Zara et Mango dans l'habillement, Santander et BBVA dans la banque, Repsol dans le pétrole ou Telefonica dans les télécoms -, tous les secteurs souffrent de la perte de compétitivité de la main-d'oeuvre espagnole.« Aujourd'hui, les salaires en Espagne sont à peine plus bas qu'en France, alors que la productivité y est bien moindre », souligne Elizabeth Roux, qui dirige le cabinet de chasseurs de têtes Penna España. Et cela ne risque pas de changer avec l'arrivée sur le marché du travail de la « génération ni-ni » (ni études ni emploi)...« Alors que le pays avait fait dans les années 70-80 d'énormes progrès dans le domaine de l'éducation, il a parcouru le chemin inverse au cours de la dernière décennie. En érigeant quelques Donald Trump ibériques en modèle de réussite, l'Espagne a privé ses industries à forte valeur ajoutée de ressources et de compétences, regrette le sociologue José Ignacio Wert . Il y a encore deux ans, il était très difficile de convaincre nos étudiants de se lancer dans un doctorat. A quoi bon, nous répondaient-ils, si un chef de chantier gagne une fois et demie le salaire d'un professeur ? »

Coincé d'un côté par l'euro, qui l'empêche de procéder à une dévaluation, de l'autre par son modèle social - le marché du travail espagnol est l'un des plus rigides du monde -, le gouvernement Zapatero est pris dans une souricière. S'il augmente les dépenses publiques pour aider les chômeurs, soutenir la consommation et investir dans les secteurs du futur, il accroît son déficit public, passé de 4,1 % du PIB en 2008 à 11,2 % en 2009. Gare alors à l'effet boule de neige : si l'Espagne est pour l'heure bien moins endettée que la France, dont la dette sur PIB est de 20 points supérieure à la sienne, elle pourrait à ce train rattraper rapidement les mauvais élèves du continent. En pleine tourmente : la sanction des marchés ne se ferait pas attendre.

Si, au contraire, la gauche au pouvoir continue sur le chemin de l'austérité - après avoir déjà augmenté la TVA de 2 points et soumis au Parlement un projet de loi repoussant l'âge de la retraite à 67 ans (tiens, tiens...) -, elle prend le risque de tuer dans l'oeuf la reprise et d'enfermer le pays dans une déflation à la japonaise. Un choix qui pourrait se révéler explosif dans un pays où 40 % des jeunes sont au chômage et où les immigrés font figure de boucs émissaires. Et qui ne ferait pas davantage les affaires des grands pays européens, l'Espagne, qui importe beaucoup plus qu'elle n'exporte, étant l'un des principaux clients de l'Allemagne, de la France et de l'Italie.

Obole allemande

Alors, quoi faire... Sortir de l'euro ?« Vous nous voyez revenir à une monnaie décorrélée ? On l'appellerait comment ? La zapatera ? Si cela arrivait, je mettrais immédiatement mon argent en France », assure Rafael Pampillon, directeur de l'analyse économique de l'IE Business School, qui ne croit pas une seconde à ce scénario dans un pays où il n'existe pas un seul parti souverainiste. Ne rien faire et attendre une obole de l'Allemagne ?« Les Espagnols peuvent attendre longtemps. L'Europe n'a ni les moyens ni la volonté politique de sauver un pays de 46 millions d'habitants », rappelle Patrick Artus. Trop cher ! Quand on voit les atermoiements auxquels donne lieu le sauvetage de la petite économie grecque, on est tenté de le croire.

« Ne vous inquiétez pas, au pied du mur, l'Espagne prendra les décisions qui s'imposent », assure l'ancien secrétaire d'Etat Luis de Guindos. Et de rappeler qu'en 1959 le général Franco, acculé, décida d'ouvrir le pays aux échanges avec l'étranger, renonçant à tous ses dogmes et ouvrant la voie au « miracle économique espagnol ». Les pudiques Ibères ne faisant allusion à la période franquiste devant un étranger que lorsqu'ils y sont contraints et forcés, Nouriel Roubini a sans doute raison de se faire du souci.


L'exception Santander

Ne pas se fier aux bons résultats de Santander, première banque de la zone euro, au bénéfice net en hausse de 6 % pour le premier trimestre. L'établissement d'Emilio Botin ne réalise que 26 % de ses activités en Espagne, compensant les provisions douteuses qu'il passe sur son marché domestique par une forte croissance à l'étranger. Ce n'est pas le cas des Cajas de Ahorros locales, bien plus impliquées dans l'immobilier. Certaines de ces banques, qui représentent la moitié du secteur financier, ont été fusionnées dans l'urgence ou placées sous tutelle. C'est le cas de la Caja Castilla La Mancha, dont le nouveau patron, Gorka Barrondo Agudin, se veut toutefois rassurant : « Il n'y aura pas de faillite bancaire en Espagne », promet-il.

La dette publique s'envole

Elle passe de 54,3 % du PIB en 2009 à 74,3 % en 2011 (France : de 76,1 % à 99,2 %).

Source : Commission de Bruxelles et OCDE.

Le déficit public n'est plus tenu

11,25 % du PIB en 2009 (France : 7,5 %).

Source : Eurostat.

Les dettes privées ont dérapé

En décembre 2009, l'endettement privé (ménages et entreprises) est le plus élevé de la zone euro (170 % du PIB) derrière l'Irlande (France : 90 %).

Source : BCE.

Le déficit extérieur a explosé

À 6,1 % du PIB en 2009, il est l'un des plus importants de la zone euro

(France : 1,5 %).

Source : OCDE.

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