Propos recueillis par Romain Gubert
Semonce. Jean-Pierre Jouyet, le gendarme français des marchés, tire la sonnette d'alarme.
Le Point : Face à la crise grecque, les gouvernements ont paru totalement tétanisés. Vous partagez ce sentiment ?
Jean-Pierre Jouyet : La crise grecque illustre les limites d'une Europe qui, depuis trois ou quatre ans, n'a plus de moteur collectif. Contrairement au Japon ou aux Etats-Unis, qui connaissent de graves difficultés mais n'inquiètent pas les marchés, nous avons montré que nous n'étions pas organisés, voire, à certains égards que nous étions désarmés. Aujourd'hui, chaque pays joue sa propre carte. La parole de l'Europe est portée par la France et surtout par l'Allemagne. Quand il y a des divergences entre ces deux pays, comme ce fut le cas sur la Grèce, cela ne fonctionne pas. Cette crise est le révélateur de notre échec collectif. Une union économique et monétaire sans instruments économiques et financiers ne peut pas fonctionner. Quand on dispose d'une monnaie commune, il faut une politique économique commune et l'harmonisation des politiques budgétaires. La Commission doit jouer son rôle d'arbitre. Sa parole doit être crédible, ce n'est pas le cas aujourd'hui. Dans la séquence que nous venons de vivre, la pression extérieure des marchés, du FMI et de Barack Obama a forcé l'Europe à s'organiser et à sortir de ses contradictions.. Aujourd'hui, il faut tirer les leçons de cette crise européenne et trouver un nouveau pacte fondateur reposant sur un meilleur respect des disciplines financières, une surveillance accrue et des dispositifs d'intervention d'urgence.
Jean-Claude Trichet, le patron de la Banque centrale européenne, aurait pu taper du poing sur la table. Il ne l'a pas fait. Pourquoi ?
S'il y a bien quelqu'un qui a joué un rôle essentiel dans cette crise, c'est Trichet. Avec deux autres Français, Dominique Strauss-Kahn au FMI et Xavier Musca à l'Elysée, il a su proposer aux Allemands un compromis acceptable dans une négociation mal engagée. Mais il est vrai que, si la BCE a formidablement bien géré la crise de liquidités en 2007, 2008 et 2009 - ce que tout le monde reconnaît -, avec la crise grecque et les turbulences sur les marchés elle s'est retrouvée comme Gulliver empêtré dans les contradictions européennes. Si quelqu'un a fauté, ce n'est pas la BCE, mais les gouvernements.
Le message des marchés est clair : ne faites pas n'importe quoi avec votre endettement. La France est la prochaine sur la liste ?
Le contrat passé au moment de la création de l'euro reposait sur la discipline budgétaire. D'où les fameux critères de Maastricht. Personne n'a respecté la règle du jeu. Nous nous sommes cru tout permis. Maintenant que la tempête grecque est derrière nous - la Grèce ne fera pas défaut -, il faut réagir. Les marchés nous ont prévenus : nous n'aurons pas droit à une seconde chance. Si les politiques ne comprennent pas enfin que la réforme et la sagesse budgétaire sont indispensables, les marchés trouveront inéluctablement d'autres cibles...
Et vous pensez sérieusement qu'à dix-huit mois d'échéances électorales Nicolas Sarkozy prendra des mesures brutales ?
Il me semble que l'épisode grec appelle des actes forts. La question de notre endettement doit être au centre des débats politiques. La France adore donner des leçons aux autres, mais il faut maintenant dire ce que nous allons faire de notre endettement.
Il y a un an, les responsables politiques du monde entier expliquaient qu'ils allaient « moraliser » le capitalisme. La crise grecque montre que la spéculation n'a jamais été aussi forte. Les politiques ont baissé la garde ?
Les politiques n'ont pas réformé le marché. Ils se sont attaqués aux symptômes. Les agences de notation doivent être vraiment encadrées, car certaines méthodes sont inacceptables, comme la dégradation de l'Espagne. Néanmoins, ce sont des thermomètres utiles et il ne faut pas en faire systématiquement des boucs émissaires. La dette française est détenue à 66 % par des investisseurs étrangers. Ceux-ci veulent avoir l'avis d'un tiers sur la France, c'est légitime. On ne supprimera donc pas les agences. Moralement, il est sans doute utile de taxer les traders, mais ils ne sont que des acteurs parmi d'autres des marchés. De même, la question n'est pas tant celle des paradis fiscaux que des paradis réglementaires. En fait, les politiques ne se sont pas attaqués au fonctionnement des marchés eux-mêmes.
Que préconisez-vous ?
Prenons les fameux CDS : ces mécanismes de couverture ont leur utilité. Ce qui n'est pas légitime, c'est la spéculation débridée qui a pu jouer un rôle considérable dans l'aggravation de la crise grecque. Les politiques n'ont pas pu montrer les dents et dire « pouce », car les transactions sur les CDS se font « over the counter », c'est-à-dire sans que le régulateur ait la moindre visibilité. Les transactions financières over the counter, de gré à gré, représentent aujourd'hui 45 à 50 % des flux financiers. Cela signifie que les régulateurs comme l'AMF ne peuvent pas contrôler la moitié de ce qui se fait sur le marché, sachant que, si l'on veut être efficace, il faut deux années pour mettre au point les mécanismes qui permettent d'encadrer le marché et de connaître ce qui se passe dans ce qui est aujourd'hui une zone noire. L'Europe est particulièrement en retard dans ce domaine. Il n'y a donc plus de temps à perdre. C'est une question de volonté politique.
Il semble que certaines banques françaises n'aient pas été étrangères à la spéculation sur la Grèce...
Il est vrai que, depuis le début de l'année et jusqu'en mars, ce sont les hedge funds qui ont alimenté la spéculation sur la Grèce. Certaines banques ont ensuite pris du papier grec, car c'était une belle opération pour elles. Il est vraisemblable que, avec la dégradation de la note de la Grèce par les agences, des banques aient pu alimenter la spéculation en cherchant à se protéger du risque grec. L'AMF n'a pas à demander aux banques françaises cotées le montant de leur exposition au risque grec; il est de leur responsabilité d'adapter leur communication au regard des impacts sur leur cours de Bourse. Cela dit, les banques qui ont spontanément évoqué le montant de leur exposition sur la Grèce doivent le faire de façon sincère, précise et complète. Nous serons très vigilants sur ce sujet.
Jean-Pierre Jouyet
Président de l'Autorité des marchés financiers, ancien secrétaire d'Etat aux Affaires européennes de Nicolas Sarkozy, ancien directeur du cabinet de Jacques Delors à la Commission européenne, puis de Lionel Jospin à Matignon (1997-2000).
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