Accusés. La crise financière a ouvert le procès des oracles du marché. Enquête.
C'est un document de 580 pages, tout à fait édifiant. Publié il y a quelques jours par une commission d'enquête du Sénat américain, il compile des dizaines de mails internes que s'envoyaient ces dernières années les salariés de Moody's ou de Standard et Poor's, les deux principales agences de notation financière. Dans l'un d'eux, daté de 2004, un employé de S et P propose à ses supérieurs d'organiser une réunion pour « ajuster les critères de notation » et ainsi éviter de perdre des clients. Un autre demande que les notes sur les produits financiers subprimes soient plus « tendres » pour préserver les parts de marché de l'agence face à ses concurrents. Et ainsi de suite...
Auditionnés, les responsables des agences ont aussi révélé leurs petits secrets aux parlementaires : oui, avant la crise, ils ont parfois noté à l'aveuglette certains crédits hypothécaires alors même qu'ils contenaient des risques importants et qu'ils le savaient. Les yeux baissés devant les sénateurs, ils avaient des airs de petits garçons pris la main dans le pot de confiture. Et pourtant ! Grâce à ces trois petites lettres : A, B, C, qui donnent le la sur les marchés, depuis deux ans, Moody's, Fitch et Standard et Poor's font trembler la planète finance.
En 2008, les agences n'ont rien vu venir. Quelques jours avant la chute de Lehman Brothers, l'institution financière affichait la meilleure évaluation possible. En janvier 2008, quelques mois avant la ruine du pays, Moody's notait aussi l'Islande AAA, soit la meilleure note. Les agences n'ont rien pressenti non plus de l'effondrement des produits structurés : 90 % de ceux évalués avant la crise comme des triple A appartiennent aujourd'hui à la catégorie junk(pourri).
Avec la crise grecque, ce n'est désormais plus leur laisser-aller qui leur est reproché, mais le contraire : ce sont justement leur sévérité et leur acharnement contre le canard boiteux de l'Europe qui ont précipité la chute de l'euro. On leur reproche même leur perversité. Un exemple : il y a quelques jours, c'est à quinze minutes de la fermeture des marchés que l'agence S et P a dégradé la note de l'Espagne, provoquant une minipanique chez les opérateurs des marchés, qui se sont défaussés en catastrophe de leur titres espagnols. Avec ce résultat : les politiques sont ivres de rage contre ces oracles des marchés si cruels. Pour Nicolas Sarkozy, ils ne font tout simplement pas leur travail. Pour Dominique Strauss-Kahn, il ne faut pas trop les écouter. Quant à Barack Obama, il veut encadrer davantage leur activité. Et les cadavres ressortent du placard : au début des années 2000, les agences n'avaient rien vu non plus des tricheries d'Enron ni de celles de Parmalat. Elles avaient aussi été particulièrement flatteuses avec les valeurs technologiques avant l'explosion de la bulle Internet.
Semaine après semaine, leurs méthodes de travail sont pointées du doigt. Elles se partagent 95 % de la notation sur des dizaines de milliers de produits financiers, un très juteux business. Ce sont les émetteurs (ceux qui empruntent sur les marchés) qui les paient puisque la note attribuée doit servir de « label » aux investisseurs. Avec des marges qui, avant la crise, dépassaient souvent 50 % (elles sont aujourd'hui proches de 20 %, ce qui reste très convenable) et un chiffre d'affaires qui augmente à mesure que les montants à auditer sont importants.
Un monopole aux marges époustouflantes
Le hic ? C'est que plus le marché est créatif en matière de produits complexes, plus les agences y trouvent leur compte. En 2008, 50 % du chiffre d'affaires des trois agences provenait des fameux produits structurés à l'architecture si complexe. Et, malgré ces marges époustouflantes et leur invraissemblable monopole, celles-ci n'ont pas fait le boulot correctement. Inacceptable ! Et pour cause : alors que la cupidité sans limite est devenue le maître mot des marchés, les agences étaient justement censées offrir un jugement serein et désintéressé. Ancien patron de S et P à Paris, François Veverka, qui défend pourtant le rôle « indispensable » des agences pour la stabilité du marché - qui, sinon, dit-il, serait soumis à la moindre rumeur -, reconnaît néanmoins que celles-ci ont failli ces dernières années. Notamment vis- à-vis des « nouveaux » produits : « Les patrons ne comprenaient pas toujours l'architecture sur laquelle travaillaient leurs collaborateurs, quand ils devenaient des experts les meilleurs étaient fréquemment happés par les banques avec de mirifiques salaires, et nous n'avons sans doute pas mis assez de moyens pour assurer notre mission. » Amer constat...
Initiateur d'une mission d'information sur les agences, le député UMP Sébastien Huyghe va beaucoup plus loin, il dénonce leur cynisme : « Pour elles, il n'y a rien d'anormal à noter de la même façon un Etat, une entreprise ou un produit financier dont on a vu qu'il ne reposait que sur du vent. C'est tout à fait inadmissible. » Et si Bruxelles a pondu cet été une directive pour mieux encadrer le travail des agences, il plaide pour aller plus loin encore. Quitte à créer une agence européenne comme l'envisage la Commission... Une idée qui fait déjà sourire les opérateurs de marchés, qui ne croient pas une seconde en la crédibilité des notes délivrées par une institution publique.
Dans la guerre contre les agences, celles-ci font le dos rond. Elles ont certes débauché les meilleurs lobbyistes pour défendre leur bon droit auprès des gouvernements en Europe et aux Etats-Unis (en 2009, elles ont dépensé 3 millions de dollars pour plaider leur cause à Washington), mais elles refusent de répliquer aux attaques.
Boucs émissaires
Sollicitées par Le Point, les trois agences nous ont opposé une fin de non-recevoir.« De toute façon, en temps de crise et pour des politiques qui ne savent plus trop quoi dire à leurs électeurs, nous sommes de parfaits boucs émissaires », confie, à peine dépité, le responsable de l'une d'entre elles. Et de souligner que, avec chacune un millier d'analystes, Fitch, Moody's et S et P n'ont qu'un rôle modeste : jouer les météorologues des marchés et détecter les petites cachotteries de ceux - entreprises, Etats... - qui font des emprunts. Histoire que les prêteurs ne soient pas pris au dépourvu. Le tout - c'est un comble ! - avec la complicité des Etats et surtout des banques centrales, qui se reposent sur leurs jugements. Un exemple : la BCE ne prête de l'argent aux banques qu'en échange de garanties bien notées par... les trois principales agences.
Economiste et chercheur au centre de recherche économique Bruegel, Nicolas Veron est malgré tout atterré par le discours ambiant contre les agences.« On les accuse de tous les maux. Mais elles ne sont qu'un thermomètre. Si on veut s'affranchir de leur influence, le mieux est encore d'avoir des finances saines et de recourir le moins possible à l'endettement. S'attaquer aux agences, c'est le meilleur moyen de détourner les yeux de la vraie responsabilité des banques et des hedge funds,qui, eux, ont organisé la spéculation effrénée de ces dernières années. » En somme, les agences ne seraient que le faux nez, les idiots utiles des marchés. Jamais sanctionnées et toujours très (trop) bien payées.
Précurseur
D'Eugène-François Vidocq (1775-1857) on connaît la longue carrière d'escroc et de bagnard puis celle de « policier » trouble qui inspireront à Balzac le personnage de Vautrin. Mais, à la fin de sa vie, il créa aussi le Bureau de renseignements pour le commerce, la première agence de détectives privés qui fournit aux commerçants, moyennant finance, des services de renseignement et de surveillance économiques, lointain ancêtre des agences de notation.
Les big three
1. Standard et Poor's
Création 1941
Chiffre d'affaires 2009 2,6 milliards de dollars
Résultat net 2009 1 milliard de dollars
3 400 salariés (dont un tiers d'analystes.
2. Moody's :
Création 1915
Chiffre d'affaires 2009 1,8 milliard de dollars
Résultat net 2009 402 millions de dollars
8 500 salariés dont 1400 analystes
Principal actionnaire Warren Buffett (15 %)
3. Fitch
Création 1924
Chiffre d'affaires 2009 614,6 millions de dollars
Résultat net 2009 222 millions de dollars
2 360 salariés dont 1 300 analystes
Principal actionnaire Marc Ladreit de Lacharrière (Fimalac)
Comment elles notent
Lorsqu'un pays ou une entreprise emprunte sur les marchés financiers, il rétribue une des trois agences pour qu'elle note sa dette. Cette note est une estimation des risques de non-remboursement, de sa solvabilité, de ses garanties, de ses perspectives à moyen/long terme, etc. L'émetteur est classé de AAA (risque le plus faible) à CCC, voire D (quasi-faillite). La note attribuée sert de «label» aux investisseurs.
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