lundi 10 mai 2010

INTERVIEW - Gao Xingjian : « Souligner son identité n'a pas de sens »

Le Soir - 1E - FORUM, lundi, 10 mai 2010, p. 10 Mercredi dernier, dans le cadre de son 175e anniversaire, l'ULB a décerné le titre de docteur honoris causa à treize Prix Nobel (et « assimilés » : Médaille Fields et Prix Wolf). Parmi eux, l'écrivain et peintre d'origine chinoise Gao Xingjian, Nobel de littérature en l'an 2000.

Interdit de publication et néantisé sur internet dans son pays natal, il n'en est pas moins critique vis-à-vis d'une certaine « marchandisation » de la culture occidentale.

Qu'a représenté pour vous le prix Nobel de littérature ?

Ce fut une reconnaissance inattendue, d'un coup, dans le monde entier. J'ai vécu des conditions terribles en Chine (dont six ans dans un camp de rééducation à la campagne, sous Mao, NDLR) où, si l'on s'exprime librement, cela peut devenir catastrophique. Je m'étais donc habitué à être très solitaire mais aussi au fait que ce que j'écrivais ne serait pas divulgué de mon vivant. Ecrire, ce n'était pas pour être publié, pour être reconnu ; si quelques amis partageaient cette joie de lecture, ce n'était déjà pas mal... Je pratique l'écriture comme ça ; c'est une nécessité intérieure. J'ai écrit La Montagne de l'âme dans ces conditions-là, sans penser qu'il puisse être un jour édité. Sans même penser que je puisse un jour sortir de la Chine... Par hasard finalement, je suis sorti de la Chine et je suis arrivé à Paris. Ma vie en exil a fini par être reconnue dans le milieu littéraire ; pas par le grand public, pas par la grande presse, mais c'était déjà très très bien. Mais je n'ai jamais pensé qu'un jour arriverait cette reconnaissance dans le monde entier... Ce fut un tournant. Un tournant incroyable.

Certains écrivains ne survivent pas à leur Nobel : ils n'écrivent plus rien de bon après, tellement cet honneur est écrasant à porter...

J'ai subi ce tourbillon, ces demandes de tous bords. C'est plutôt pénible à subir car on est écrivain, pas un homme politique qui fait des discours partout... Je suis tombé malade. Ma santé n'est pas tellement bonne mais je peux aujourd'hui recommencer à voyager et je prends à nouveau plaisir à répondre à certaines invitations, comme ici, à Bruxelles, où il s'agit, vraiment, d'une grande manifestation chaleureuse et émouvante.

Vous avez quitté la Chine en 1987. Mais là-bas, n'étiez-vous pas déjà en exil ?

Il me semble qu'on est toujours en exil. Je l'étais en Chine, en effet, où il n'y a qu'un seul discours, qu'une seule pensée, celle du parti communiste ; où l'on risque sa vie si on dit vraiment ce qu'on pense. Mais dans la vie de tous les jours, dans la société, on avance masqué, on se cache, on est aussi en exil : même aujourd'hui, en Occident. La vraie vie est dans mon écriture, dans mon art.

Que vous inspire la Chine en 2010 ?

La Chine a énormément changé. Dans un sens, le pays devient plus riche, la population vit beaucoup mieux qu'à l'époque de Mao Tsé-toung. On y connaît une certaine liberté. Pas la liberté d'expression, de presse, de création, mais disons la liberté de « divertissement ». En revanche, si on touche à la politique ou au régime, ou si on ne s'identifie pas à ce nationalisme qui a terriblement augmenté... Cette montée du nationalisme est pour moi le risque majeur pour l'avenir.

En quel sens ?

On perdra l'esprit d'ouverture. Le nationalisme remplace l'idéologie communiste de Mao Tsé-toung. Mais on observe ce phénomène partout... C'est un fléau.

Retournerez-vous un jour en Chine ?

Je ne crois pas. Mon expérience m'a fait comprendre très tôt que ce que j'ai écrit ne sera pas publié ou joué de mon vivant là-bas. Même avec l'essor économique de la Chine dans le monde entier, cela ne change pas. Si on tape mon nom sur internet en Chine, toutes pages sont brouillées, illisibles...

Il y a cette vieille fracture, un peu mythique : l'Orient et l'Occident. Mais fondamentalement, l'homme n'est-il pas le même partout ?

L'homme peut communiquer universellement, sans problème, une fois le pas de la traduction franchi. Fondamentalement, on est tous humains. C'est pourquoi souligner son identité n'a pas de sens.

J'ai lu très jeune les grands auteurs français, russes, américains ; je ne les ai jamais considérés comme des auteurs étrangers. On comprend facilement leurs personnages, on partage les mêmes sentiments.

En 2000, le jury littéraire des Nobel qualifiait votre oeuvre d'« amère prise de conscience ». Cela la résume-t-elle correctement ?

Oui, c'est assez juste. Je pense que la lucidité est importante chez l'écrivain. On ne suit pas les modes, on ne suit pas la politique, on doit penser personnellement. Si l'écriture a quelque valeur, elle doit se situer au-dessus de la société, de la pensée courante.

Mais la tendance est à la standardisation, y compris en littérature...

Vous avez raison. On perd sa personnalité, sa voie personnelle pour plaire au « grand public ». Mais il ne s'agit pas d'un vrai public ; on façonne un certain goût, des clichés, comme on façonne des costumes : pour vendre. Ce phénomène nuit terriblement à la littérature. La vraie littérature, aujourd'hui, c'est un luxe. Ce n'est pas pour le grand public. Mais si on a besoin de ce luxe-là, de cette nécessité, avec une conscience lucide, on peut toujours le trouver.

GAO XINGJIAN : Le Prix Nobel de littérature 2000 (qui est également peintre et cinéaste) est né en 1940. Formé dans les écoles de la République populaire de Chine, il obtient en 1962 un diplôme de Français de l'Institut des langues étrangères de Pékin. Il traduit Prévert, Ionesco ou Michaux en mandarin ; l'absurde devient un des thèmes clés de sa pensée. Mais la révolution culturelle le rattrape : il passe six ans en camp de rééducation. Le livre d'un homme seul (éd. fr. Points) témoigne de cette période. A la mort de Mao, sa situation s'améliore quelque peu, avant que la censure ne s'abatte à nouveau sur lui. Face à la répression, il écrit son chef-d'oeuvre, La Montagne de l'âme (Points), un roman picaresque qui se déroule dans la Chine ancestrale. En 1987, il s'exile en France, où lui est accordé l'asile politique, puis la nationalité française.

© 2010 © Rossel & Cie S.A. - LE SOIR Bruxelles, 2010

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