jeudi 6 mai 2010

Karachi - L'affaire qui fait peur au président

L'Express, no. 3070 - france Karachi / EN COUVERTURE, jeudi, 6 mai 2010, p. 41-42,44,46,48,50

HORS SUJET.

Bonnes feuilles Nicolas Sarkozy fut le ministre du Budget du gouvernement d'Edouard Balladur entre le 29 mars 1993 et le 16 mai 1995. Il a donc eu à connaître dans le détail les dessous financiers des contrats d'armement aujourd'hui au coeur du scandale : Sawari II, pour l'Arabie saoudite, et Agosta, pour le Pakistan.

Tous deux ont été signés à la fin de l'année 1994. [...] Il n'aime pas qu'on le rappelle, préférant jouer de son image de leader politique que les "affaires" n'ont jamais atteint, mais cette responsabilité ministérielle doublée de sonactivisme dans la campagne balladurienne fait désormais de Nicolas Sarkozy l'acteur incontournable de l'une des séquences politico-financières les plus troubles de la Ve République, dont un juge d'instruction semble décidé à réveiller la mémoire, au détour de l'affaire de Karachi. [...]

Le ministre du Budget est celui qui, au sein du gouvernement français, valide les plans de trésorerie des contrats d'armement, les montages financiers, les lignes de crédit... Celui, aussi, qui donne son feu vert aux fameuses commissions versées à des intermédiaires, sous cette énigmatique appellation de "frais commerciaux exceptionnels" (FCE). Pour dire les choses sans détour, c'est donc lui qui donne son approbation - ou non - à l'enveloppe de pots-de-vin destinés aux responsables politiques, administratifs et/ou militaires du pays acheteur. Ce qui, en soit, n'avait rien d'irrégulier en 1994 puisque cette corruption, aussi immorale fût-elle, était encore parfaitement légale.

Mais l'affaire prend une tout autre ampleur quand il y a des raisons de penser - ce qui est le cas pour les contrats Agosta et Sawari II - qu'une partie des commissions versées se sont transformées en rétrocommissions destinées, elles, à financer des hommes politiques français. En toute illégalité, cette fois.

Présidentielle de 1995 : le duel Chirac-Balladur

[...] Evidemment, par rapport aux moyens dont bénéficie son concurrent, Edouard Balladur se sent pour le moins démuni. A ceci près que lui dispose des puissants leviers que sont les commandes étatiques. Tout sauf anecdotique. Cela tombe bien, l'un de ses principaux partisans au sein du gouvernement est ministre de la Défense. Il s'agit de François Léotard. Un soutien de poids. [...] Depuis l'hôtel de Brienne, "Léo", qui a la qualité de ministre d'État, a par exemple la haute main sur les marchés d'armement. Il en confie le suivi à l'un de ses fidèles, Renaud Donnedieu de Vabres. [...] A la fois âme damnée et conseiller politique, Renaud Donnedieu de Vabres joue un peu, aux côtés de François Léotard, le rôle qu'occupe Brice Hortefeux auprès de Nicolas Sarkozy.

Les "intermédiaires"

Son nom complet est Abdul Rahman Salaheddine El-Assir. Né le 26 avril 1950 à Beyrouth, il fait partie d'une caste très fermée : celle des vendeurs d'armes. Par commodité, on dit plutôt "intermédiaires", c'est moins péjoratif. [...] Sous le gouvernement d'Edouard Balladur (1993-1995), Abdul Rahman El-Assir réussit une prouesse. Il est choisi par les autorités françaises pour être l'intermédiaire dans les deux plus gros marchés d'armement du moment. Le premier est le contrat des sous-marins Agosta destinés au Pakistan, signé le 21 septembre 1994. Le second, dit "Sawari II", porte sur les frégates Lafayette vendues à l'Arabie saoudite, et signé le 19 novembre 1994. La DCN, constructeur des sous-marins et des frégates, est en première ligne sur les deux opérations, qui dépassent au total les 3,7 milliards d'euros.

Que ce soit pour le Pakistan ou pour l'Arabie saoudite, Abdul Rahman El-Assir est associé à un autre intermédiaire libanais, un ami né la même année que lui : Ziad Takieddine. [...] Interrogé par le juge Trévidic sur les dessous d'Agosta, M. Menayas [Gérard-Philippe Menayas, ancien directeur financier et administratif de DCN International, DCNI] a assuré que "Ziad Takieddine a été imposé en 1994 à la DCNI par le pouvoir politique ainsi qu'Abdul Rahman El-Assir". "Quand je parle de pouvoir politique, c'est le ministre de la Défense [François Léotard] ou son cabinet", a précisé le haut fonctionnaire. [...]

Celui qui, à la DCN, fut en prise directe pendant les négociations avec le duo d'intermédiaires El-Assir/Takieddine est l'ancien directeur international du groupe, Emmanuel Aris, dont l'un des attributs était précisément la gestion des agents d'influence en marge des grands contrats. Lui aussi confirme que les deux Libanais ont été "imposés" par le gouvernement Balladur. L'entremetteur de choc n'est autre que Renaud Donnedieu de Vabres [...].

Précision utile : quand le duo El-Assir/Takieddine s'immisce avec l'appui (voire à la demande) du pouvoir balladurien dans les négociations du marché des sous-marins pakistanais, le contrat est déjà en passe d'être signé. C'est donc à la dernière minute, alors que les négociations ont déjà abouti, que les deux hommes réclament 4 % de commissions supplémentaires, soit 33 millions d'euros ! [...]

Officiellement, Takieddine et El-Assir affirment que l'argent doit servir à verser des pots-de-vin au pouvoir politique pakistanais, condition sine qua non pour être certain d'empocher le contrat. Cela fait pourtant deux ans que d'autres agents s'emploient à "convaincre" les décideurs pakistanais de choisir la France avec, en poche, une enveloppe de commissions représentant 6,25 % du montant du contrat (soit 51 millions d'euros) prévue à cet effet. Mais l'arrivée surprise de Ziad Takieddine et Abdul Rahman El-Assir dans le contrat Agosta, déjà dérogatoire aux règles en vigueur dans le milieu de l'armement, va prendre une tournure exceptionnelle quand les deux hommes vont imposer de toucher 100 % de leurs commissions à la signature de leur mission de consultance. [...] Quand il est interrogé en novembre 2009 par le juge Trévidic sur cette extravagance, Menayas répond de son côté : "Ils m'ont dit que c'étaient les exigences de leurs donneurs d'ordres." [...]

Les amis saoudiens

Plus inhabituel encore, le couple El-Assir/Takieddine se trouve donc, exactement à la même période, au coeur d'un autre contrat d'armement signé par le gouvernement Balladur. Cette fois, le client est l'Arabie saoudite. Baptisé Sawari II, le marché porte sur des sommes bien plus importantes que celles en jeu dans le contrat Agosta : 2,9 milliards d'euros pour deux bâtiments de guerre, des frégates en l'occurrence - plus une troisième en option. [...] Décidément omniprésent, Ziad Takieddine se voit promettre 87 millions d'euros pour sa participation aux négociations de Sawari II. De quoi donner le tournis.

En 1994, il y en a qui voient d'un très mauvais oeil cette frénésie à signer des contrats militaires qui semble s'être emparée du gouvernement Balladur. [...] Ministre de l'Intérieur entre 1993 et 1995, Charles Pasqua est un compagnon de route historique de Jacques Chirac. Même s'il se rangea pour sa part du côté d'Edouard Balladur pendant la campagne présidentielle de 1995, il a aujourd'hui, à 83 ans, sa carrière politique derrière lui - et une liberté de parole totale. [...] Il raconte une drôle d'anecdote au sujet des périples saoudiens de certains membres du gouvernement Balladur, dans lequel il occupait le poste de ministre de l'Intérieur. "Je me souviens que lorsque Balladur s'est rendu en Arabie saoudite en 1994, il était accompagné de tout un aréopage de ministres, notamment Léotard et Longuet, et d'industriels. Il y avait aussi son "factotum", Nicolas Bazire. Balladur était persuadé de signer de gros contrats. Moi, je n'ai pas pu m'y rendre pour une raison protocolaire : mon homologue saoudien de l'Intérieur n'était pas là, il était allé chasser dans le Sahara... Mais Léotard [alors ministre de la Défense] est venu me voir juste avant de partir pour Riyad, et il m'a dit : "Ne t'inquiète pas, on défendra tes intérêts." J'avoue que je n'ai pas compris, c'était ambigu comme phrase." [...]

Le procédé, parfaitement illégal, porte un nom barbare : la rétrocommission. "Le secret de Polichinelle de la classe politique française", tranche Charles Pasqua. [...] Tout en restant dans l'ellipse, comme il sait si bien le faire, l'actuel sénateur des Hauts-de-Seine lâche de sa voix gutturale : "Ce que je sais seulement, c'est qu'un certain nombre de gens ont subventionné la campagne électorale d'Edouard Balladur. C'est le cas notamment de responsables africains et arabes."

Le "trésor de Balladur"

Sitôt élu président de la République, Jacques Chirac n'a qu'une idée en tête. Couper les vivres à Edouard Balladur. [...] [Il] en parle dès son premier rendez-vous en tête à tête, dans son bureau de l'Élysée, avec le nouveau ministre de la Défense, Charles Millon. Ce dernier repart avec un "ordre de mission" on ne peut plus clair : faire le ménage dans les contrats d'armement et empêcher que les intermédiaires jugés trop proches du camp Balladur ne touchent leur dû. [...]

Rencontré à plusieurs reprises dans le cadre de cette enquête, M. Millon, initialement très réservé, a consenti à livrer certains secrets dont il est le détenteur. [...] "Ce sont des histoires dangereuses, je n'ai pas envie de prendre une balle", confiera-t-il un jour. Alors, Charles Millon a choisi de distiller ses confidences, comme autant de petits cailloux dont il nous incitait parfois explicitement à suivre la trace. "Le financement des balladuriens ? Mais tout est public ! Les faits sont là, il suffit d'ouvrir les yeux. Reprenez les coupures de presse de l'époque, tous ces déplacements en Arabie saoudite, par exemple..." [...]

"Quand je me rendrai plus tard en Arabie saoudite, l'un des dignitaires du royaume me lancera, excédé : "Vous vous rendez compte, vos amis sont beaucoup trop gourmands sur les contrats, avec les commissions : ils me donnent 8 % et gardent pour eux les 10 % restants. C'est n'importe quoi ! Qu'ils ne reviennent jamais ici ou je leur coupe la langue." Cette phrase m'avait particulièrement marqué..." [...] La deuxième phase de l'opération de "nettoyage" des contrats Agosta et Sawari II n'a jamais été révélée jusqu'ici. Il s'avère que les services secrets français ont été chargés par le ministère de la Défense de pister les fonds issus des rétrocommissions. Ce que Charles Millon nous a confirmé : "J'ai demandé à la DGSE de mener une mission pour retrouver la trace de l'argent des rétrocommissions. Elle y est parvenue et des traces ont bien été retrouvées dans les établissements bancaires de cinq pays : l'Espagne, la Suisse, Malte, Chypre et le Luxembourg. Les rapports des services m'étaient faits à l'oral. Quant aux documents, ils ont été détruits, à ma connaissance. Et honnêtement, cela ne me choque pas que les services secrets gardent les choses... secrètes." [...]

"C'est un peu la quête du Graal, votre affaire", a lâché d'emblée Dominique de Villepin, rencontré à deux reprises (avant et après sa relaxe dans l'affaire Clearstream, intervenue le 28 janvier 2010) dans les locaux de son club politique, à l'ombre de l'église Saint-Augustin. "Vous touchez un sujet dont personne n'a jamais parlé, car la peur et la lâcheté sont la règle", a ajouté l'ancien Premier ministre. Avant de prévenir : "Mais attention, je ne veux pas que vous vous abritiez derrière moi pour dire ce que vous ne pouvez ou n'osez pas écrire vous-mêmes. Après avoir servi de lièvre dans l'affaire Clearstream, je ne veux pas servir de paillasson dans celle-là." [...]

On semble bien loin des dessous de la présidentielle de 1995, et a fortiori de l'attentat de Karachi. Pas tant que ça, suggère Villepin, qui emploie les mêmes mots que Charles Millon : "Sur le financement de la campagne de 1995, il suffit de reprendre des éléments publics. Pour revenir à nos soupçons de l'époque, je me souviens qu'il y avait beaucoup de déplacements qui nous semblaient suspects, notamment de Hortefeux et Bazire (1). Mais qu'est-ce qu'ils allaient faire en Arabie saoudite ?! Et ces visites d'Edouard Balladur, en Arabie saoudite également...

[...] Dominique de Villepin enfonce le clou. Violemment. "Il faut s'intéresser aux archives du général Rondot, saisies au ministère de la Défense dans le dossier judiciaire, sur la période 2003-2004, elles montrent que le général s'intéresse au réseau Hortefeux-Sarkozy. Pour peu qu'on s'en donne la peine, on retrouve la trace des déplacements d'Hortefeux au Moyen-Orient. C'est pour ça que Brice Hortefeux estinquiet aujourd'hui, inquiet qu'apparaissent ses liens avec Takieddine et El-Assir." "[...] Je me souviens, juste après son élection, Chirac avait été très clair en évoquant devant moi le "trésor de Balladur", auquel il voulait s'attaquer."

L'ancien Premier ministre en est persuadé : "Après l'élection de 1995, Chirac n'a pas donné d'instructions à Millon sans éléments. Il n'y avait peut-être pas de preuves matérielles, mais de nombreux indices. Notamment des écoutes, beaucoup d'écoutes. Et quand vous entendez toujours les mêmes noms revenir, ceux d'intermédiaires, surtout Takieddine, dans mon souvenir, mais aussi de directeurs de cabinet, de ministres eux-mêmes, de Balladur et de son financement... Et les noms ne revenaient pas une fois ou deux, mais des dizaines de fois. Il n'y avait aucune ambiguïté..." Et Villepin de conclure, comme pour faire un pont entre 1995 et 2010 : "Takieddine a toujours ses entrées à l'Élysée. A leur arrivée, ou plutôt leur retour au pouvoir, ils [les sarkozystes] ont voulu le remettre dans le système."

"Nicolas Sarkozy donne son accord"

[...] Les interventions du ministre Sarkozy ne se sont pas arrêtées là. Lors de son audition devant le juge Trévidic, le 23 novembre 2009, l'ancien directeur international de la DCN, Emmanuel Aris, a détaillé quant à lui la complexité des circuits de paiement des intermédiaires du contrat Agosta, faisant apparaître le rôle central joué par une société luxembourgeoise du nom de Heine, gérée par un certain Jean-Marie Boivin. Peut-être le personnage central du dossier, ce Boivin. Celui qui sait tout. Or, une perquisition réalisée début 2007 au siège de la DCN, dans le cadre de l'enquête financière confiée aux juges Jean-Christophe Hullin et Françoise Desset, a permis aux policiers de la Division nationale des investigations financières (DNIF) de mettre la main sur plusieurs documents internes à l'entreprise d'armement montrant que la société Heine avait été créée en 1994 avec l'aval de Nicolas Sarkozy, au mo-ment même où il validait le plan de financement peu orthodoxe du contrat Agosta. Parmi ces documents figure notamment une chronologie détaillée retraçant les principales dates de l'existence de Heine, entre 1994 et 2004.

Tenant sur une feuille de format A4, parsemée de phrases sans verbe et d'initiales incompréhensibles pour le néophyte, cette chronologie, jamais évoquée dans son intégralité, fait d'abord apparaître, pour l'année 1994, que "EAR fait savoir officiellement à DCA que Nicolas Bazire, directeur du cabinet du Premier ministre Balladur est d'accord [pour la constitution de Heine]". EAR, c'est Emmanuel Aris. DCA est Dominique Castellan, le président de DCN International. A la ligne suivante, il est indiqué : "Nicolas SARKOZY donne également son accord depuis le ministère des Finances - Bercy." Et : "Accord JMB - SIMKER." JMB, c'est bien sûr Jean-Marie Boivin. Et "SIMKER" correspond au nom d'un cabinet d'avocats implanté sur l'île de Man et utilisé par la DCN pour ses paiements les plus confidentiels.

[En 2006, Jean-Marie Boivin entre en conflit avec ses anciens partenaires auxquels il réclame une somme de 8 millions d'euros. Le 26 octobre, il reçoit la visite de deux hommes, visite qu'il raconte à Menayas, de la DCN. Ce dernier note ces propos par écrit.] "Les deux visiteurs du 26/10 étaient bien mandatés par NS (source Lux.). Ils ont été informés que tout devait être réglé avant [la suite est illisible]" peut-on lire dans son compte rendu qui serait resté secret sans la perquisition policière. L'information n'est pas anecdotique. D'après ce document condidentiel auquel ni la police ni la justice n'ont donné suite à ce jour, "NS", c'est-à-dire Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, aurait intercédé auprès de la DCN pour empêcher que soit révélée une potentielle affaire de corruption et/ou de financement politique occulte liée aux ventes d'armes, sept mois avant son élection à la présidence de la République. Avec, au coeur du dossier, le chantage d'un homme, Jean-Marie Boivin, qui sait tout des secrets d'Agosta, ce contrat maudit dont le même Nicolas Sarkozy fut l'un des principaux facilitateurs en 1994 depuis le ministère du Budget.

L'ami qui dérange

De tous les acteurs de l'ombre qui peuplent le dossier, le personnage le plus actif dans les coulisses d'Agosta et de Sawari II est, de loin, l'homme d'affaires Ziad Takieddine. [...] Mais aujourd'hui, plus personne ne semble vraiment assumer sa proximité d'hier avec l'intermédiaire Takieddine. Comme s'il était subitement devenu un ami trop encombrant pour la Sarkozie. Jean-François Copé, par exemple, n'a pas donné suite à nos nombreuses sollicitations. En revanche, Brice Hortefeux, le ministre le plus proche de Nicolas Sarkozy, avec lequel il travaille depuis 1985, a accepté le principe d'une entrevue. L'actuel ministre de l'Intérieur a accordé cet entretien dans son bureau de la place Beauvau, sans le moindre conseiller pour y assister.

Avenant, il est apparu plutôt embarrassé au moment d'évoquer "le cas Takieddine". "Je l'ai rencontré une fois, au tout début des années 2000, lors d'un dîner chez un ami commun, dont je préfère taire le nom", s'est d'abord souvenu M. Hortefeux. [...] Lorsqu'on évoque sa présence en août 2005 dans la propriété du cap d'Antibes appartenant à M. Takieddine, le ministre de l'Intérieur concède : "C'est vrai, j'avais oublié. Mais je n'ai pas passé mes vacances chez lui ! En fait, ma belle-famille étant basée à Mougins, dans les Alpes-Maritimes, M. Takieddine m'avait invité à une grande soirée dans sa villa. Là encore, il y avait beaucoup de monde, y compris des hommes politiques français. Je me souviens y avoir vu Christian Estrosi et Jean-François Copé. Encore une fois, ce n'était qu'une soirée, d'ailleurs je suis parti parmi les premiers, je suis un couche-tôt." En y réfléchissant bien, M. Hortefeux admet une troisième rencontre, qu'il situe en 2009. "Oui, cela devait être l'année dernière, chez un ami commun." Ami dont, là encore, il préfère préserver l'anonymat. [...]

En revanche, le ministre de l'Intérieur assure n'avoir "jamais entendu Ziad Takieddine dire qu'il avait rencontré Edouard Balladur", avant de lâcher : "Nicolas Sarkozy, lui, l'a croisé une fois, mais il ne le connaît pas." [...] "[...] Nicolas Sarkozy est extraordinairement prudent, même méfiant sur ces sujets-là. Je pense qu'il ne connaissait aucun intermédiaire à cette époque-là, tout comme moi." M. Hortefeux fait bien de préciser "à cette époque-là". Car il n'en a plus été de même à partir de la mi-2002, au moment où les deux hommes ont débarqué au ministère de l'Intérieur. M. Sarkozy, ministre, et ses plus proches conseillers, M. Hortefeux et M. Guéant, se sont en effet mobilisés, dès leur arrivée Place Beauvau, pour faire aboutir un projet mirifique avec l'Arabie saoudite, le contrat Miksa, à savoir 7 milliards d'euros pour équiper Riyad de matériel destiné à protéger les frontières du royaume. [...] Or, qui a-t-on vu apparaître aux côtés des sarkozystes pour plaider la cause du dossier français ? Ziad Takieddine, bien sûr ! [...]

L'air parfaitement détendu, Ziad Takieddine descend les marches d'un immense escalier. Jean, mocassins, polo. Sourire courtois, légèrement crispé tout de même [...]. Il n'a rien à voir avec le contrat Agosta, il est seulement intervenu à cette époque dans le contrat Sawari II. "On utilise mon nom, on essaie de me mêler dans cette affaire de Karachi alors que je ne suis pas concerné par tout cela. Je n'ai jamais fait de mal à qui que ce soit" [...] Quant à Frédéric Bauer, cet ancien policier envoyé par la DCN pour lui annoncer qu'il ne toucherait pas son dû dans le contrat Agosta, Ziad Takieddine reconnaît l'avoir rencontré une fois. Mais pour Sawari II, pas Agosta...[...] Ça a duré à peine une heure, et ça ne s'est absolument pas passé comme ce menteur le raconte. Je l'ai renvoyé au bout d'une heure en lui disant : "Dites à votre maître, c'est-à-dire Chirac, qu'il va avoir des répercussions horribles s'il ne tient pas les engagements de la France." Manifestement, Ziad Takieddine ne mesure pas l'interprétation qui pourrait être faite de ses propos par ceux qui postulent que l'attentat de Karachi fut réalisé en représailles, du fait de commissions non payées... Il reprend : "Je peux vous dire qu'ils m'ont réglé tout ce qui m'était dû. Oui, ils ont payé. Et jusqu'au dernier centime même, contrairement à ce que l'on raconte !", assure-t-il. Pourquoi les chiraquiens auraient-ils cédé ? "Parce que j'ai fait intervenir un personnage haut placé que je connaissais très bien et à qui Chirac ne pouvait rien refuser : Rafic Hariri, alors premier ministre du Liban." [...]

Lorsqu'on lui fait observer qu'aujourd'hui la "Sarkozie" semble vouloir prendre ses distances avec lui, son visage s'empourpre. La remarque le blesse. Comme dans un sursaut d'orgueil, il lâche une petite bombe : "Sarkozy est mon ami, OK ? Et depuis longtemps. Je l'ai rencontré en 1993 lors d'une soirée chez Léotard. Je l'ai aidé pour débloquer le contrat Miksa, j'ai organisé ses visites en Arabie saoudite. Je l'ai accompagné trois fois là-bas, une fois comme ministre de l'Intérieur, deux comme président de la République." Désormais inarrêtable, il renchérit : "Je le vois toujours, Sarkozy, comme Claude Guéant d'ailleurs." Il en veut pour preuve l'affaire des infirmières bulgares. "C'est moi qui les ai fait libérer en 2007", jure-t-il. [...]

Entre deux appels de "Monsieur le Président", Claude Guéant confie que "c'est à l'occasion des négociations entourant ce contrat Miksa que l'on a vu apparaître Ziad Takieddine. Je l'ai rencontré à ce moment-là. [...] Je qualifierais son rôle dans cette affaire Miksa d'important et intéressant". [...] Lorsqu'on lui fait part des déclarations de l'intermédiaire libanais, qui se prévaut de relations étroites avec Nicolas Sarkozy, le secrétaire général de l'Elysée secoue la tête de gauche à droite pour bien marquer sa désapprobation : "Je ne peux répondre à la place de Nicolas Sarkozy, mais parler de relations privilégiées entre M. Takieddine et lui est inexact. Le président l'a peut-être vu une fois dans le passé, mais jamais depuis qu'il a été élu, je suis formel."

[...] A l'évidence la présidence de la République tient à garder ses distances avec un homme qui sent désormais le soufre. Sauf que, lorsqu'on évoque la libération en juillet 2007 des infirmières bulgares détenues par la Libye, Claude Guéant doit lâcher du lest : "Oui, c'est vrai, Ziad Takieddine a joué un rôle dans l'affaire des infirmières bulgares. [...] Il a joué un rôle important dans cette affaire."

Une enquête "confidentiel défense"

Jean-Louis Porchier, 63 ans, fait partie des "sachants", des initiés. [...] Son témoignage est édifiant. Tout commence à l'été 1995. Membre depuis quelques années déjà du Contrôle général des armées (l'Inspection générale du ministère de la Défense), Jean-Louis Porchier est nommé "rapporteur spécialisé auprès du comité des prix de revient des fabrications d'armement". Rapidement, le contrôleur général Porchier se spécialise dans le suivi des programmes navals. [Au printemps 1997, Jean-Louis Porchier obtient l'autorisation d'enquêter sur l'exécution du contrat Agosta, source de divers problèmes avec le Pakistan.] [...] Sa mission va durer près de deux ans. Un premier rapport est rendu en mai 1998. A l'issue duquel, devant les anomalies constatées, une seconde enquête lui est confiée, cette fois conjointement avec l'Inspection générale des finances (IGF). Le premier rapport sera inclus dans le second. Au mois de mars 1999, il rend son rapport définitif au ministre de la Défense. Que contient-il ? Le contrôleur général Porchier a beaucoup hésité avant d'accepter de se livrer. Et pour cause : le document est toujours classé "confidentiel défense", et donc parfaitement inaccessible. [...] M. Porchier a [...] accepté de résumer le contenu du fameux rapport. "J'ai mis au jour des fautes et des irrégularités qui méritaient des sanctions au niveau le plus élevé, je veux dire jusque dans l'entourage du ministre de la Défense de l'époque, François Léotard, révèle le contrôleur général. Je pense même que ça méritait d'aller au pénal. Que d'anomalies il y avait dans ce contrat ! On avait recours à DCNI alors qu'on n'aurait pas dû, il n'y avait aucun respect du code des marchés publics, et il n'y avait même pas de devis réel !...." Ce n'est pas tout : "J'ai établi que les membres du cabinet du ministre de la Défense avaient, en 1994, maquillé le contrat. Ils ont écrit que le contrat serait surfinancé, c'est-à-dire que les Pakistanais paieraient avant, de telle sorte que l'État français n'aurait à avancer aucune somme. Or, non seulement c'était faux, mais j'ai prouvé que les membres du cabinet savaient que c'était faux", s'exclame le militaire. Il y a plus grave encore. "Très rapidement, il est apparu que ce contrat avait été signé à perte. Et que, en plus de coûter beaucoup d'argent à la France plutôt que de lui en rapporter, tout le monde s'en était moqué. Pourtant, c'était une perte énorme. Sur un contrat de 5,4 milliards de francs, je chiffrais dans mon rapport la perte à environ 1,3 milliard ! Cela m'avait bien entendu choqué", tonne Jean-Louis Porchier. Ce dernier en est plus que jamais persuadé, "il y avait une volonté de prendre ce contrat quoi qu'il en coûte. Je me souviens qu'il y avait eu beaucoup d'interventions politiques avant la signature. Il y avait eu des pressions de Léotard, des demandes très fermes, insistantes même, pour que ce contrat se fasse. [...]"

[...] Jean-Louis Porchier se rappelle aussi s'être "intéressé de près au rôle joué par le ministère du Budget de l'époque [Nicolas Sarkozy], ainsi qu'aux services du Premier ministre. Bercy jouait un rôle central, car il accordait la garantie de l'État. En me rendant aux archives de la DGA [Direction générale de l'armement], j'ai vu de nombreux "bleus" de Matignon sur le sujet témoignant de l'importance accordée au contrat Agosta en 1994." [...] Reste un élément essentiel, explosif. Lui ne figure pas dans le rapport qui dort aux archives du ministère de la Défense - et dont le juge Marc Trévidic aimerait toutefois sans doute pouvoir prendre connaissance. C'est une confidence, recueillie fin 1997 par Jean-Louis Porchier, au cours de sa première mission. Une petite bombe. Jean-Louis Porchier : "J'ai été amené à rencontrer l'un des principaux adjoints du secrétaire général de la Défense nationale (SGDN), déjà en poste au moment de la signature du contrat Agosta, en 1994. L'un des personnages les mieux informés de France sur les dessous des marchés d'armement. Voici en substance ce qu'il m'a dit : "Ce contrat est vraiment une ânerie, une ineptie, et ce de tous les points de vue. Il ne sert à rien aux Pakistanais, qui ne pourront pas s'opposer à l'Inde avec trois pauvres sous-marins. Pour Cherbourg pareil, c'est peanuts. Par ailleurs, cela coûte beaucoup d'argent à l'Etat français, puisque le contrat est largement déficitaire. En fait, cela a servi, côté pakistanais, à blanchir l'argent sale, l'argent de la drogue. Et, côté français, à financer les politiques." Je lui ai demandé ce qu'il voulait dire par là, et il m'a répondu : "C'est simple, 10 % des commissions versées aux intermédiaires étaient destinés aux rétrocommissions en France, soit à peu près 50 millions de francs. La moitié de cette somme a servi à financer la campagne d'Edouard Balladur, l'autre moitié à renflouer les caisses du Parti républicain."" [...]

L'homme qui s'est confié fin 1997 au général Porchier n'est pas le premier venu. Il s'agit de Michel Ferrier, un inspecteur général de l'armement qui a occupé, de 1987 à 2002, un poste clef : celui de directeur des technologies et des transferts sensibles du secrétariat général de la Défense nationale (SGDN, un service rattaché au Premier ministre). A ce titre, il présidait la Commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériel de guerre (CIEEMG), passage obligé pour toutes les ventes de matériel militaire à l'étranger. Pour l'anecdote - mais en est-ce une ? - entre 1993 et 1995, son épouse occupait un poste de conseiller technique auprès de M. Balladur, à Matignon. A ce jour, ni M. Ferrier ni le général Porchier n'ont été interrogés par la justice.

PHOTO - French President Nicolas Sarkozy, right, gestures as he speaks to journalists during a press conference while former Prime Minister Edouard Balladur stands next to him at the Elysee Palace Wednesday, July 18, 2007. Sarkozy's reform commission who met today for the first time wants to modernizing France's political institutions. First row sitting from left, Socialist Jack Lang and Prime Minister Francois Fillon.

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