Ils assemblent les gadgets les plus prisés de la planète, et ont le spleen : la vague de suicides qui touche, à Shenzhen, les petites mains de Foxconn, plus grand sous-traitant électronique du monde et premier fabricant de l'iPhone et de l'iPad d'Apple, a braqué le projecteur sur le malaise caché de l'hyper-croissance chinoise.
" Cet événement pourrait être un tournant pour la transformation du marché du travail, la réforme du permis de résidence et du système de protection des droits du travail ", dit Liu Ming, économiste au département de recherche sur l'emploi et la sécurité sociale de l'université de Fudan à Shanghaï. Sa mission est de réfléchir à des alternatives au modèle dominant de " l'atelier du monde ", selon lequel les usines exportatrices emploient essentiellement une main-d'oeuvre flottante, constituée de jeunes immigrés de l'intérieur.
Les enjeux sont de taille pour la Chine, qui cherche à rééquilibrer sa croissance vers la consommation : l'impossible intégration des nouvelles générations de migrants dans les villes - les salaires sont trop bas tandis que l'absence de " hukou ", le permis de résidence, les prive des avantages sociaux les plus basiques - freine l'urbanisation. " Les nouvelles générations de migrants sont plus sensibles au salaire et à la qualité de vie, explique Liu Ming. Ils sont plus fragiles. Ils aspirent plus que leurs aînés à s'intégrer dans la vie urbaine, mais souffrent de ne pouvoir le faire. "
Dans un monde ouvert, où l'étalage de richesses est toujours plus indécent, le désarroi grandit. Depuis le début de l'année, dix employés de Foxconn ont trouvé la mort en se jetant du haut des dortoirs de l'usine de Longhua, dont cinq en mai. Deux tentatives de suicide, dont l'une a abouti, ont eu lieu, mercredi 26 mai, le jour même de la visite du site par Terry Gou, le PDG de Foxconn. Et jeudi, un salarié a tenté de mettre fin à ses jours.
Salles de " décompression "
Vue de l'intérieur, la vie des ouvriers du géant taïwanais (plus de 300 000 à Longhua) est une course aliénante à l'épargne : leur rêve est toujours de " monter leur propre affaire, faire de l'argent, devenir riche et faire tout ce qu'ils veulent ensuite ", constate Liu Zhiyi, reporter du magazine Nanfang Zhoumo, envoyé, grâce à son jeune âge, un mois en sous-marin parmi les ouvriers. Mais " ils taillent sans cesse leurs rêves en pièces, comme un peintre maudit qui ne cesse de déchirer ses croquis, - disant - "si on continue de travailler comme ça, autant cesser de rêver" ". Les employés, observe-t-il, sont tous prêts à signer des dérogations pour travailler au-delà de la limite légale de 36 heures supplémentaires par semaine, pour compléter leur salaire de base de 900 yuans (100 euros).
Avec ses rues bordées de boutiques, sa piscine olympique et ses " salles de décompression ", le site de Longhua pousse jusqu'à la caricature l'intégration à grande échelle de la main-d'oeuvre. " Notre usine, c'est à la fois une ville et une usine, mais l'unité de base ici, c'est le dortoir et pas la famille ", a expliqué candidement au Financial Times, Liu Kun, un porte-parole du groupe à Shenzhen. Dénonçant la " crise grave du mode de croissance de l'atelier du monde " que révèle la tragédie de Foxconn, neuf sociologues chinois de renom ont appelé le gouvernement, dans une lettre ouverte, à " mettre immédiatement fin à ce modèle de développement qui sacrifie la dignité fondamentale des gens ". Ils enjoignent les entreprises à " faire un effort de conscience pour améliorer la paie et les droits des travailleurs migrants, afin d'en faire de vrais citoyens de l'entreprise. "
Selon Geoffrey Crothall, porte-parole de l'ONG China Labor Bulletin à Hongkong, il faudrait au moins 50 % d'augmentation des salaires de base pour permettre aux ouvriers de vivre dans les villes. La crise chez Foxconn est aussi celle du blocage des revendications salariales dans un système sans syndicat indépendant ni intermédiation. Un nouvel incident le confirme : la paralysie totale des usines chinoises de Honda, à la suite d'une grève des ouvriers de son équipementier à Foshan (Guangdong) déclenchée le 24 mai. C'est la première fois qu'un constructeur automobile est confronté à un débrayage organisé, interdit en Chine. Les ouvriers veulent que les salaires passent de 1 000-1 500 yuans à 2 000-2 500 yuans...
Brice Pedroletti
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