mercredi 12 mai 2010

LITTÉRATURE - E. Glissant : « Le hasard est une donnée de la connaissance »

Le Point, no. 1965 - Idées, jeudi, 13 mai 2010, p. 102,103

Propos recueillis par Valérie Marin La Meslée

Edouard Glissant, poète et penseur du « Tout-Monde », publie une anthologie d'un genre inédit.

Son oeuvre (plus de quarante livres) est étudiée partout. Philosophe, il inaugure le premier colloque du Centre Pompidou-Metz. Romancier, il obtint le prix Renaudot 1958 pour « La lézarde » (Seuil). Mais, à 81 ans, le Martiniquais Edouard Glissant est d'abord un poète visionnaire et qui s'exprime comme tel pour penser les mutations profondes de notre époque mondialisée, ses migrations ou ses métissages. Ce qu'il appelle la « Philosophie de la relation » induit un nouveau rapport à l'autre dans un espace sans frontières qu'il nomme « Tout-Monde », où les cultures se valent et échangent sans pour autant se dénaturer. Il publie « La terre, le feu, l'eau et les vents » (Galaade), une anthologie poétique d'un genre inédit, où il juxtapose un chant de l'« Odyssée » et une poésie peule, un vers de Rimbaud et une déclaration de Muhammad Ali. Une façon, pour le plus poète des penseurs, de nous faire découvrir un autre rapport au monde, plus stimulant.

Le Point : A mille lieues d'une anthologie classique, votre livre fait s'entrechoquer des fragments d'Eschyle, de l'épopée bambara, des extraits de la Bible, du Brassens ou des vers de Césaire. Dans quel but ? Edouard Glissant : Nous ne pouvons vivre et nous définir aujourd'hui que dans ce que j'appelle la « Relation » : nous sommes tous en relation dans la mondialité. Une nouvelle manière de fréquenter la littérature en découle, qui ne peut plus être communautaire, communautariste ou nationaliste, mais « relationnelle ». Nous avions pris l'habitude de lire les textes en fonction de leur environnement immédiat. Désormais, l'environnement des littératures et de l'art, c'est le monde, dans sa totalité. Notre appréciation des oeuvres en est considérablement changée, et nous en tirons d'inouïs plaisirs de découverte. Cette anthologie inaugure un nouveau système de relation avec le monde, avec ceux qui l'habitent d'une part et, d'autre part, avec ce qui constitue ce monde, c'est-à-dire les éléments de la nature, que l'on retrouve désignés comme sources d'inspiration créatrice chez les présocratiques grecs et chez les Mayas comme chez les Bambara... S'il n'y a pas un Universel, il existe des éléments permanents de relation entre les hommes, déterminants pour leur vie comme pour leur mort. Je pense aux cyclones dévastateurs (le vent), aux inondations irréparables (l'eau), aux tremblements qui provoquent le désastre (la terre), aux incendies qui ravagent (le feu), mais aussi aux énergies et aux élans que ces mêmes éléments lèvent en nous.

On pense à la récente éruption du volcan islandais, aux séismes d'Haïti... Et vous interviendrez justement au musée Pompidou de Metz (lire p. 102) sur le thème de la « création à l'épreuve des risques majeurs ». Quelle relation établissez-vous entre ces déchaînements de la nature et la création ? Dans leur histoire, les humanités se sont habituées à « objectiver » le monde (à le quantifier, le réduire à des chiffres ou à l'évidence des schémas) pour mieux le dominer. La nécessaire connaissance scientifique a repoussé dans l'aléatoire et le futile toute connaissance poétique. Ce faisant, ces humanités se sont coupées des énergies profondes du monde. Quand ces dernières se manifestent, nous restons incapables de trouver la réponse la mieux adaptée à de telles manifestations. La création artistique, et peut-être des recherches scientifiques plus inattendues, tente de réaccoutumer les sensibilités aux mouvements énergétiques de la Terre. De nous réconcilier avec nos profondeurs.

D'où vient cette notion de « Tout-Monde » que vous développez depuis une quinzaine de livres ? Elle vient d'une réflexion sur la différence entre les peuples de « l'unité » et les peuples de « la diversité ». Les humanités ont subi les conséquences de nombreuses oppressions et guerres d'invasion, motivées par cette différence entre les peuples de l'unité (les grands empires conquérants) qui considéraient que la terre entière doit être mue par un seul idéal, l'Universel, et les peuples de la diversité (les petits lieux conquis), qui participent au contraire à des formes de la multiplicité. Le Tout-Monde repose sur le consentement à la fois à l'unité et à la diversité et sur le désir de concevoir nos différences sans craindre les différences de l'autre.

Revenons à l'anthologie : qu'est-ce qui est poème, qu'est-ce qui ne l'est pas, et peut-on vraiment mettre sur le même plan une phrase de Muhammad Ali et un extrait de l'« Odyssée » ? « Je n'ai absolument rien contre ces Vietcongs », dit Muhammad Ali. Noir américain, il est différent au milieu des autres. Il exprime ici une conception du monde où celui qui est différent de lui, le Vietcong, a néanmoins sa place dans l'humanité. Cette phrase n'est pas un poème, mais elle représente une vision de soi, de l'autre et du monde, ce qui est, proprement, une poétique. Et puis, il faut en finir avec les préjugés ! Moi, je trouve que le poème maya a la même valeur qu'une page de Montaigne ou de Walt Whitman. Les gens qui ont découvert le livre sont éblouis par des textes qu'ils ne connaissaient pas parce que le mépris généralisé les masquait. Il n'y a pas lieu de dire « Ce texte-là ne vaut pas Shakespeare ou Rimbaud... », sinon trois ou quatre noms dans l'Histoire auraient suffi ! Et puis, une anthologie du Tout-Monde ne doit pas être « parfaite », sinon elle est morte. Elle doit être imprévue, inattendue : vivante.

« Rien n'est vrai, tout est vivant », écrivez-vous d'ailleurs en exergue du volume. Cette affirmation est le thème du séminaire que vous proposez à l'Institut du Tout-Monde, espace de réflexion nomade (de Paris à New York) que vous avez fondé. Qu'entendez-vous par cette phrase ? Le niveau le plus élémentaire de cette affirmation est qu'il faut passer de l'« idéologie » à la « pulsation », passer de l'idée systématique à l'intuition. La pulsation et l'intuition, c'est le vivant. L'idéologie, c'est le vrai, non pas au sens d'une vérité particulière mais de ce Vrai absolu (et sectaire) qui a été très souvent à l'origine de la recherche de la connaissance (et de la puissance), particulièrement en Occident. Dans « Rien n'est vrai, tout est vivant », le vivant signifie l'inattendu, l'imprévu, souvent le non-rationnel, mais aussi l'ultrarationnel, sans fixité aucune... L'Institut du Tout-Monde a invité des scientifiques, des psychanalystes, des artistes à développer cette phrase, chacun dans sa discipline. En marge des prodigieuses rencontres de technicité qui se font aujourd'hui dans le monde, il y a des rencontres de pensées venues de partout, qui s'ignorent au départ et s'accordent à l'arrivée : ce sont des poétiques. Cette anthologie en est une manifestation.

Quel rôle joue le hasard dans la composition de ce livre, et plus généralement dans votre vision du monde ? Le hasard est une donnée de la connaissance, je l'ai éprouvé en composant cette anthologie : un texte que j'avais choisi intuitivement résistait après relecture de l'oeuvre : c'était lui qu'il fallait conserver ! J'ai découvert aussi qu'il y avait un grand nombre de textes, de lieux et d'époques différents où le mot « Brésil » revient, sans que le texte soit consacré au Brésil, preuve de sa présence poétique dans l'inconscient des humanités. Le hasard est une beauté du monde. La prétention de la science occidentale du XIXe siècle a risqué de tarir cette beauté. En découvrant le monde, la science a voulu le changer. Mais on ne change pas le monde en fonction seulement d'une découverte fondamentale. On le change aussi en fonction d'une sympathie fondamentale. J'entends par là un ensemble de sensibilités humaines, une réponse ou adaptation aux « bougements » des énergies terrestres, telluriques et cosmiques. L'écologie rend compte en partie de cette solidarité. C'est une nouvelle recherche de ces « profondeurs de l'être » dont nous avons parlé.

Vous avez signé avec Patrick Chamoiseau une « Lettre ou-verte à Barack Obama » saluant le premier président métis des Etats-Unis comme celui qui pourrait le mieux compren-dre le reste du monde. Est-il à la hauteur de vos attentes ? Jusqu'à présent, je le crois. Obama a manifesté une intuition prophétique de ce que j'appelle le Tout-Monde, où les rapports ethniques, raciaux et sociaux changent à une vitesse sidérante, et il essaie d'appliquer cette vision mouvante aux réalités de son pays. Le deuxième aspect de sa personnalité, c'est qu'il demeure d'un silence total sur ses intentions avant de les mettre en actes. Obama est un peu l'image du bon sphinx : qui ne dit pas mais qui fait. Personne ne peut savoir ce que cela va donner, et l'on ne peut pas demander à une personnalité, quelle qu'elle soit, de réussir tout de suite, et en tout...

Dans une époque où l'on systématise le « devoir de mémoire », vous avez pris une part active dans la commémoration de l'esclavage et de ses abolitions : que représente le 10 Mai pour l'histoire de l'humanité ? Une énorme opacité a entouré l'action et les conséquences des systèmes esclavagistes, transatlantique et transsaharien. On méconnaît à la fois leur rôle dans la transformation du monde (en Occident, l'accumulation du capital qui a permis l'essor des capitalismes modernes) et dans les rapports entre communautés (racismes, théories de la suprématie, visions « unitaires » de l'Histoire). Commémorer les abolitions des esclavages, c'est mieux lire les histoires diversifiées du monde et mieux préparer les rapprochements entre communautés, en partageant les mémoires. Anticiper le « Tout-Monde »

Encadré(s) :

Repères

1928 Naissance à la Martinique.

1958 « La lézarde », prix Renaudot.

1981 « Le discours antillais », essai.

1982-1988 Directeur du Courrier de l'Unesco.

1988 Professeur à Baton Rouge (Louisiane).

1995 Professeur à la City University de New York.

1997 « Traité du Tout-Monde », essai.

2009 « L'intraitable beauté du monde », avec Patrick Chamoiseau (Galaade).

2010 « La terre, le feu, l'eau et les vents, une anthologie de la poésie du Tout-Monde ». « 10 Mai. Mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions » (Galaade).


« La terre, le feu, l'eau et les vents » (Galaade, 352 pages, 24 E).

Colloque « Le pire n'est jamais certain, la création à l'épreuve des risques majeurs ». Centre-Pompidou-Metz, 24-25 juin, www.tout-monde.com.

© 2010 Le Point. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

0 commentaires: