mercredi 12 mai 2010

LITTÉRATURE - La charge de Régis Debray contre Israël

Le Point, no. 1965 - Monde, jeudi, 13 mai 2010, p. 48,49,50,51,52

Violaine de Montclos

Brûlot. Dans « A un ami israélien », à paraître le 19 mai chez Flammarion, l'écrivain dénonce la politique de l'Etat hébreu. Polémique en vue.

Il attend les coups. Il sait d'avance à quelles suspicions, à quels anathèmes l'expose la publication de ce brûlot qui va sans doute clairsemer les rangs de ses amitiés. Le destinataire de cette lettre « A un ami israélien », Elie Barnavi (qui répond à la fin du livre), historien et ancien ambassadeur d'Israël en France, lui a pleinement conservé la sienne. Mais on a semble-t-il là-bas, en Israël, une liberté de parole et de contestation sur le destin de l'Etat juif que l'on n'a pas de ce côté-ci de la Méditerranée.

Envoyé au Proche-Orient par le président Chirac pour y sonder les coexistences religieuses, Debray transforme en 2008 son « rapport » présidentiel - l'hôte de l'Elysée ayant changé - en un bel ouvrage : « Un candide en Terre sainte » (Gallimard, repris en « Folio »), ou les vagabondages d'un laïque lettré sur les chemins entrelacés des religions du Livre. Il remet tout de même aux autorités une note diplomatique... qui sera balayée d'un revers courtois de la main.« " Tout ce que vous diagnostiquez du conflit israélo-palestinien est vrai , m'a-t-on répondu en substance,mais en France il n'est pas possible de dire publiquement ce que vous écrivez."Le déni de réalité, les faux-fuyants, la pénombre règnent, dans notre pays, autour de l'Israël d'aujourd'hui. Le jour où l'on m'a fait cette réponse, je me suis promis d'écrire un autre livre, engagé, celui-là, simplement pour me mettre en accord avec moi-même, avec ce que j'ai vu là-bas », dit-il.

Et il n'a pas retenu sa plume. Substituant les termes qu'il croit justes aux euphémismes de la « novlangue » diplomatique : « boucler une population » plutôt qu'« évacuer un territoire »,« peine de mort » plutôt qu'« exécution judiciaire »,« mur » plutôt que « clôture de sécurité ». Exhortant d'une prose grondante, érudite et lumineuse l'Israël d'Abraham à prendre le pas sur celui, aujourd'hui triomphant, de Jacob.« Abraham le prophète a des disciples, Jacob le patriarche a des descendants. Tout est là. » S'aventurant enfin en zone interdite, celle de la mémoire de l'Holocauste, dont la sacralisation pénitentielle aveuglerait l'Occident sur le conflit colonisateur que mène, ici et maintenant, Israël. Les mots sont mille fois soupesés mais les choses sont dites, et l'on va sursauter.

Il devine les attaques, le procès en illégitimité que certains instruiront sans doute. Au nom de quoi, au nom de qui Debray tance-t-il, de nos rives pacifiées, un peuple dont il n'est pas et qui se vit aujourd'hui comme un peuple en guerre ?« Je refuse la supposée illégitimité des goys à aborder ces questions-là. Israël se présente comme le champion de l'Occident au Proche-Orient : en tant qu'Occidental, j'ai le droit de dire à mon soi-disant champion ce que m'inspirent ses pratiques. Et puis je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger. Au fond, je me suis débarrassé d'un pavé sur la langue. Je ne voulais pas crever sans l'avoir fait. » La phrase est grave, mais Debray n'a pas le masque ombrageux et les accents grandioses qu'on lui connaît parfois. Il a le sourire de celui qui vient, après tant d'années à l'observer de loin, d'entrer à nouveau dans la mêlée.

« J'ai eu honte ». Drapé dans la légende de ses vies successives - Debray le guevariste emprisonné dans les geôles boliviennes, Debray l'ex-sherpa mitterrandien désabusé du pouvoir -, le Commandeur avait fini par se pétrifier dans la posture distante de l'homme revenu de tout. Décryptant de son regard de biais notre société de l'image et les innombrables dégoûts que celle-ci lui inspire. Livrant avec une régularité de métronome de brillants « dégagements » sur le monde tel qu'il va. Une intelligence ample, parfois prise en défaut de paradoxe, jamais d'érudition. Une prose irradiante, dont la sophistication agace certains de ses contempteurs, mais qui saisit le réel comme une plasticienne. Et en dénonce infatigablement la médiocrité. Sauf que ses coups de sang éditoriaux publiés presque chaque année « contre » - contre les m'as-tu-vu du Festival d'Avignon, contre l'obscénité démocratique, contre Venise, contre les Lumières, contre la dictature du jeunisme, contre les dérives de la presse écrite, contre les intellectuels - ont tout de même fini par lui façonner un encombrant double médiatique qui distribue d'un peu trop loin les bons et les mauvais points.« On a fait de moi un bougon, un Alceste. J'ai sans doute ma part de responsabilité dans la construction de ce personnage, mais il est un peu étouffant. » Le voilà qui respire enfin. Avec ce livre-là, Debray quitte son rocher : le médiologue qui préfère d'ordinaire le décryptage aux tentatives illusoires d'influencer le cours des choses s'avance cette fois en intellectuel, au sens littéral.« Devant ces check- points où se presse à l'aube un bétail humain infiniment patient, infiniment soumis malgré l'exaspération, j'ai eu honte. Il y a deux Israël, et je ne désespère pas de voir l'un prendre le dessus sur l'autre. Alors oui, je plonge dans la fosse, je quitte mon dégagement, je fais l'intellectuel, tant pis pour moi, par acquit de conscience. »

Il y a évidemment une forme de paradoxe à voir ce chantre du réenchantement du monde, cet apôtre de la transmission, dénoncer les dérives d'un Etat qui symbolise justement une victoire, improbable et magnifique, de l'héritage transmis. Israël ne réalise-t-il pas, en maintenant un fil millénaire, en inscrivant chacun de ses citoyens dans la continuité d'un « nous » culturel et religieux, ce que Debray appelle depuis toujours de ses voeux ?« Oui, Israël est le peuple de la transmission, de la mémoire. Or la transmission suppose de se mettre à part, de se démarquer, elle recèle une dose de repli sur soi, une possibilité d'autisme et de narcissisme : voilà sans doute pourquoi la dialectique israélienne, à la fois inquiétante et admirable, m'ébranle tant. J'avoue mon ambivalence, mais je demande simplement la liberté de juger et de lever un certain nombre d'inhibitions. Je sais qu'on va me tomber dessus, mais il y a quand même un privilège à l'âge : cela m'est indifférent. »

Extraits :

De l'Etat colonial

« Israël, issu d'une lutte de décolonisation, symbole du colonialisme ? (...) Le hic n'est pas là. Il est qu'Israël n'a cessé, depuis, d'enfoncer le fer dans la plaie en y jetant chaque jour du sel, en rendant insupportable l'inévitable. Il est que l'« Etat colonial » n'a pas cessé de coloniser, d'exproprier et de déraciner. Dix-huit mille maisons palestiniennes détruites. Sept cent cinquante mille Palestiniens, depuis 1967, arrêtés à un moment ou un autre. Onze mille détenus pour l'heure. Cinq cents à six cents barrages en Cisjordanie, lieux de vexations et de brutalités gratuites. En adoptant une loi du retour permettant à un coreligionnaire étranger tombé de la planète Mars, New York ou Odessa de traiter l'autochtone en étranger, lequel doit lui mendier ensuite une autorisation pour accéder à son champ et voir sécher ses oliviers. Il n'était pas écrit que la fierté retrouvée d'un peuple signifierait un jour la dégradation, le morcellement méthodique du voisin ni que "réprimer, faire peur et humilier" puisse devenir une consigne. Il n'était pas dit que passer pour les uns de la survie à la vie en condamnerait des centaines de milliers d'autres, musulmans et chrétiens, à faire le chemin inverse (43 % des Palestiniens vivent au-dessous du seuil de pauvreté).

Dans une guerre coloniale vieille école, entre le mousqueton et la sagaie, le bombardier et le molotov, le napalm et le plastic, le ratio des pertes entre l'armée régulière et les irréguliers est en général à chaque cran de un à dix. Vous l'avez fait passer de un à cent. Sans coup férir. Impeccable. Mille quatre cent cinquante Palestiniens tués, dont quatre cent dix enfants et cent quatre femmes, contre treize Israéliens, d'après les chiffres de l'Unicef.

Si la barbarie affecte l'ensemble du monde, par quel miracle les victimes de la plus grande des barbaries, et leurs descendants, y auraient-ils échappé ? A force de se répéter que pour faire la paix il faut de la force, ils se sont pliés à cette règle morne et jamais fatiguée qui veut que l'on soit barbare avec les faibles.

Aux dignitaires de la communauté

C'est une revendication élémentaire que les juifs de la diaspora ne paient pas les pots cassés, ici, du combat que vous menez là-bas. La distinction devrait aller de soi. Mais n'est-ce pas aux dignitaires de la communauté qu'il faudrait la rappeler ? Ne pourraient-ils se montrer quelque peu gallicans ? La communion avec Rome ne conduit pas l'Eglise de France à prendre fait et cause pour M. Berlusconi. Et le recteur de la mosquée de Paris ne descend pas sur les Champs-Élysées quand triomphe l'équipe de foot algérienne. Voir le grand rabbin de France manifester dans la rue, sous le drapeau bleu et blanc, devant l'ambassade d'Israël, son appui à l'entrée de vos chars dans Gaza froisse les règles et l'instinct de laïcité. Enrégimenter le bon Dieu dans des combats par nature douteux est chose déconseillée en République. La religion, soit. Le nationalisme, hélas, même s'il déshonore le patriotisme. Une singularité d'existence n'est pas une supériorité d'espèce. Mais la capucinade, halte-là. Question de principe. Et pour tes frères, de prudence. Si les synagogues déploient le drapeau et battent tambour, comment veux-tu que le Maghrébin de Barbès prenne au sérieux les appels à ne pas confondre les juifs de France et l'Etat d'Israël ?

De la mémoire

La mémoire a ses assassins. Elle a aussi ses envoûtés. Personne ne placera sur le même plan les pathologies négationnistes et les intoxications mémorielles. Un méchant délire et une mauvaise habitude. La tragédie du Proche-Orient, c'est que la rue arabe est aveugle à la Shoah, tandis que la rue juive - la nôtre aussi - est aveuglée par la Shoah.

La fixation hypnotique sur les traces et cicatrices d'un passé traumatisant, qui permet d'exorciser l'actualité avec toutes sortes de talismans rhétoriques et de fausses analogies, ne fabrique pas seulement le présent psychotique qui désole un Avraham Burg (1). L'abus de mémoire ne permet plus de regarder l'histoire en face, et d'y faire face,hic et nunc. Tellement victimes que plus responsables. Pour nous, Européens, le danger est autre : tellement pénitents que distraits.

1. « Vaincre Hitler. Pour un judaïsme plus humaniste et universaliste », d'Avraham Burg (Fayard, 2008).

"Il n'est de mémoire que sur fond d'oubli, cet oubli menaçant et pourtant nécessaire", écrit Vidal-Naquet (2). Le bon usage du nécessaire doit admettre le jour, inéluctable, où il passera du psychique au culturel, de l'agenda à la chronologie. Des droits sur nous ? Peut-être. Mais votre droit de vivre dans l'indépendance, ce n'est pas de la Shoah que vous le tirez, mais d'une décision majoritaire de l'Assemblée des nations. La création de l'Etat d'Israël est la culmination d'une odyssée qui n'a pas commencé en 1942. Le génocide a hâté mais non déclenché cette naissance. Il a facilité son acceptation internationale, il n'en est pas à l'origine. La déclaration Balfour sur le foyer national juif date de 1917. La Shoah n'a pas fondé l'Etat. Elle fonde votre peur, qui fait de plus en plus peur à vos voisins : deux hantises de survie s'alimentent l'une l'autre.

Désacralisation n'est pas profanation. La déconsécration de la Shoah, que l'on peut retarder mais non empêcher, ne facilitera pas, bien au contraire, sa réécriture ou son escamotage. Elle rattachera la catastrophe à une longue enfilade, trois millénaires. Libérant l'horizon pour d'autres points de repère, d'autres racines, plus anciennes, plus profondes. La tradition juive, tout ce que les juifs ont construit, pensé, écrit pendant vingt-cinq siècles, dans toutes les langues, déborde et dépasse le fait culturel israélien, dont l'idée n'est née qu'au dernier quart du XIXe siècle.

Une diplomatie calibrée pour la vidéosphère

Sans vouloir te flagorner [NDLR : il s'adresse à Elie Barnavi], vue avec un peu de recul et sur la durée, votre diplomatie ou votre communication - c'est devenu synonyme - me paraît proche du chef-d'oeuvre. (...) Vous avez compris qu'en vidéosphère, ce n'est pas Billancourt mais CNN et le New York Times qu'il ne faut pas désespérer. A l'ogre médiatique vos dirigeants donnent, tous les six mois, une « date butoir », un « nouveau départ », un énième « plan de paix » à gloser et à déglutir. La diplomatie postmoderne, comme la peinture pour Léonard de Vinci,è cosa mentale. La vôtre tempère le bulldozer par la flûte enchantée. Quand on a saisi qu'une fausse impression répandue est un fait vrai qui dispense d'aller au fait, on ne peut plus parler de rideau de fumée parce que c'est la chose même qui part en fumée. Ainsi le « processus de paix », formule géniale. C'est le processus qui compte, non son résultat. L'annonce et le commentaire, le bruit suscité, l'interminable clapotis d'éditoriaux, chroniques, colloques, et non son application matérielle et concrète.

Les deux Israël

Il y a deux Israël. Sans doute plus mais au moins deux. Depuis toujours. Le royaume d'Israël, au nord, et celui de Juda, au sud, réunis en un seul par David, légendaire et courte idylle. Il y a aujourd'hui, même si le second déborde sur le premier, Tel-Aviv et Jérusalem. Laïques et religieux. Colons et anticolons. Rabin et l'assassin de Rabin. L'Israël généalogique et l'Israël vocationnel. Les deux s'enlacent et se combattent. C'est une étreinte et c'est une lutte. Jacob avec l'Ange, sur le Yabboq. Il n'y a pas de raison pour que ce combat finisse; ni votre ambiguïté; ni notre ambivalence. "Un Etat juif et démocratique..." Un casse-tête que ce et. Un cercle carré pour le goy, un exploit possible pour l'élu ? Tout homme est deux hommes, mais ce face-à-face, ce divorce intime, c'est, si tu me permets, votre spécialité. Votre esprit maison peut être tantôt Job tantôt Josué. Hamlet un soir et Siegfried au matin. (...)

Vous marchez sur vos deux pieds, me diras-tu. Vos amis, eux, ne savent plus trop sur quel pied danser. »


« A un ami israélien », de Régis Debray (Café Voltaire, Flammarion, 160 pages, 12 E). Parution le 19 mai




Claude Lanzmann : « Debray ne comprend rien à Israël »


Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Le réalisateur de « Shoah » réplique à Régis Debray.

Le Point : Vous avez accepté - sans enthousiasme excessif - de lire le texte adressé par Régis Debray « à un ami israélien ». Il vous a énervé ?

Claude Lanzmann : Je ne sais pas si énervé est le mot juste, il m'a surtout ennuyé. Debray est à l'acmé de ses tics : il multiplie les pirouettes dialectiques que je qualifierai, pour ma part, de formules. Il écrit par formules et chacune de ses formules, au lieu de faire progresser la pensée, la bloque. On dirait qu'il a besoin de se prouver à chaque phrase qu'il est intelligent, et cela donne des puérilités de chansonnier. On en trouve cent exemples dans son livre. Mais ce procédé lui permet en outre d'affirmer une chose puis d'apporter un bémol ou un contrepoint et, donc, de se mettre à couvert. Comme s'il avait peur. Dans ses « Lettres à un ami allemand », Camus est très sévère, mais il ne joue pas à dire oui et non en même temps. Et ça a une autre allure. Sur le fond, Debray est totalement dans l'air du temps, en phase complète avec la doxa, avec les lieux communs anti-israéliens qu'affectionnent les médias et les bons esprits, et il joue les mousquetaires. Cela n'est pas nouveau : il y a dans sa détestation d'Israël une constance qui l'empêche de voir juste. Cela étant, cela m'attriste car je le connais depuis très longtemps. J'ai publié son premier article dans Les Temps modernes : comme il revenait d'Amérique latine, il était truffé d'espagnolismes et je l'ai récrit : il n'y avait pas toutes ces formules.

S'adresse-t-il à un ami israélien ou à ses compatriotes juifs ?

Sur la quatrième de couverture, il se présente lui-même comme un gentil qui aurait, de ce fait, les coudées plus franches pour dire la vérité. Un gentil, c'est un non-juif. Debray ne parle pas aux Israéliens, il parle aux juifs, et pas à n'importe quels juifs : à ceux qui se réclament du défunt camp de la paix. En somme à ceux qui pensent comme lui.

Vous ne pouvez pas tout récuser en bloc. Ses observations ne contiennent-elles selon vous aucune vérité ?

Je pourrais évidemment reprendre à mon compte une partie de ses propos. Mais c'est précisément cet entrelacement de vérités et d'erreurs qui fait le caractère pervers du livre. A l'arrivée, je ne retrouve rien, sous sa plume, des Israéliens et de l'Israël que je connais. Non seulement il n'aime pas particulièrement Israël, ce qui est son droit, mais il n'y comprend rien, ce qui est plus fâcheux dès lors qu'il se pique d'écrire sur le sujet.

Pour lui, Israël est né d'un crime fondateur mais, dit-il, c'est le cas de tous les Etats. Peut-être est-ce une pirouette, mais est-ce faux pour autant ?

Si crime originel il y a, il faut le situer dans son contexte historique. Tout d'abord, le conflit entre juifs et Arabes de Palestine n'a pas commencé en 1948 - pensez aux massacres de Hébron en 1929. Surtout, quand il évoque la naissance d'Israël, Debray passe sous silence le refus arabe du plan de partage de l'Onu, l'entrée en guerre immédiate de cinq pays arabes. Alors, peut-être y avait-il, comme il l'écrit, 60 000 hommes du côté israélien contre 40 000 du côté arabe (d'où tient-il cela ? quelles sont ses sources ? il ne les indique jamais). Mais il oublie qu'une partie de ceux qui combattaient sous la bannière de l'Etat juif étaient des volontaires européens qui savaient à peine se servir d'un fusil ou des survivants qui n'étaient pas encore sortis de leur cauchemar. Certes, les Israéliens n'ont pas été des anges, mais on ne peut pas tout simplifier. De même, lorsqu'il évoque les milliers de Palestiniens détenus en Israël, il se garde de rappeler que les Israéliens les libèrent par centaines pour récupérer un seul homme kidnappé, voire un cadavre. Mais les Palestiniens ne rendent pas leurs prisonniers.

Sans doute partagerez-vous au moins l'inquiétude de Debray - et de Barnavi - sur le poids croissant des religieux dans la politique israélienne ?

D'abord, on exagère beaucoup l'influence des religieux, même si elle est réelle. La majorité des Israéliens se veut encore laïque, mais elle est tolérante : j'ai toujours été frappé non pas par l'antagonisme entre ces deux mondes, mais par leur capacité à coexister de façon plutôt civilisée - ce qu'on appelle le statu quo. Par ailleurs, je ne comprends pas pourquoi Debray, qui tire de sa fréquentation des dignitaires chrétiens ou musulmans tant d'enseignements, montre aussi peu d'empathie pour le monde religieux juif. Jusqu'à la création de l'Etat, c'est la religion qui a préservé l'existence juive. De plus, de quels religieux parle-t-on ? Des ultra-orthodoxes qui considèrent le sionisme comme une hérésie, de ces soldats qui, sur le canal de Suez, refusaient de porter le casque parce que, disaient-ils, c'est la kippa qui les protégeait ? Il subsiste chez beaucoup de juifs une dimension mystique que Debray ne voit pas ou n'aime pas et pour laquelle j'ai une forme de tendresse.

Vous savez bien qu'il s'agit de tout autre chose. Après 1967 et surtout après 1977 et la victoire du Likoud allié aux nationaux-religieux, la colonisation de la Cisjordanie et de Gaza a été menée sous la bannière divine.

Les kibboutz aussi, c'était de la colonisation. Le problème, comme l'observe Debray, est qu'Israël n'a pas de frontières. Mais ce flottement géographique ne peut être imputé au seul Israël, l'irrédentisme arabe y a une grande part. De plus, les Israéliens n'ont cessé de rendre des territoires. Et personne ne songe aujourd'hui à construire de nouvelles colonies. Seulement, les gens qui vivent dans celles qui existent font des enfants. Vous ne pouvez pas les empêcher de construire de nouveaux logements, d'ailleurs même les Américains y ont renoncé.

Admettez que, pour nos esprits laïques, il n'est pas si simple de comprendre cette religion qui est aussi un peuple, et encore moins cet Etat qui se veut juif et démocratique. Quand Debray dit que l'Etat des juifs est devenu l'Etat juif, est-il encore dans l'erreur ?

Israël a, dès sa naissance, été un Etat juif, mais il n'a jamais été l'Etat des seuls juifs. Et Ben Gourion, tout athée qu'il était, a voulu que ce soit un Etat juif parce qu'il savait que la religion en serait non la loi, mais le ciment.

En tout cas, la situation semble aujourd'hui bloquée. Quel est votre diagnostic ?

On ne résoudra pas cette guerre de cent ans avec des slogans simples ni en ironisant sur le processus permanent et la paix qui ne vient jamais. Elie Barnavi espère que le salut viendra de Washington. Je trouve cette position étonnante. Aucun Américain n'a versé une goutte de sang pour Israël et c'est très bien comme ça. Mais à quoi aurait-il servi de créer un Etat juif pour remettre son destin entre les mains de l'Amérique ?

En attendant, en plus de soixante ans, Israël s'est normalisé et, par voie de conséquence, a commis des fautes et parfois des crimes.

Tant que la menace de guerre ou de mort violente est omniprésente, la normalisation est très relative. Debray ricane parce que les Israéliens ne parlent pas de « mur de séparation » mais de « clôture de sécurité ». Qu'il le veuille ou pas, c'est une clôture de sécurité et sa construction a fait cesser les attentats. Mais Israël n'est pas, ne sera peut-être jamais, un pays très normal.

Peut-on disculper l'Israélien d'aujourd'hui au nom des souffrances du rescapé d'hier ou, comme l'écrit Debray, « superposer le rescapé de 1945 au Robocop de 2010 » ?

Robocop ? De qui parle-t-il ? Des jeunes gens qui risquent leur vie pour défendre leur pays entouré d'ennemis ? Du fils de David Grossman, Uri, mort à 28 ans le dernier jour de la guerre contre le Hezbollah ? Dira-t-il à Grossman que son fils était un Robocop ? Que sait Debray de l'armée israélienne, que peut-il comprendre de la vie de ces familles qui, durant la période des attentats-suicides, empêchaient leurs enfants de fréquenter les mêmes cafés pour ne pas risquer d'en perdre plusieurs d'un coup ? Qui l'autorise à parler de la sorte ? C'est insupportable. J'ai rencontré Uri, qui devait avoir une dizaine d'années, alors que j'interviewais son père pour le tournage de « Tsahal ». J'entends encore David me dire : « Nous naissons vieux avec toute cette histoire sur nous. Mais il est difficile de trouver un Israélien qui parle librement d'Israël en 2025 parce que nous sentons peut-être que nous ne disposons pas d'autant d'avenir. » Robocop... c'est indigne ou dérisoire. Chaque Israélien ressent à l'intérieur de lui une faiblesse, une vulnérabilité ontologique. Debray, contrairement à ce qu'il écrit, n'a aucune empathie pour cette peur.

Parlons de la France. Debray pense qu'on en fait un peu trop sur l'antisémitisme. Le juif français est-il, comme il l'écrit, le « chouchou de la République » ?

Cela a été vrai, cela l'est beaucoup moins aujourd'hui, même si les réflexes persistent, notamment dans le monde politique. Le dîner du CRIF est un rituel un peu absurde, même si j'y assiste également. Mais quelle importance ? De plus, l'anti-israélisme, tout aussi pavlovien dans certains médias et certains milieux, est autrement plus prégnant. Il est indéniable, par ailleurs, que les juifs jouent un rôle important dans la vie économique et intellectuelle du pays, mais peut-on en conclure qu'il existe un pouvoir juif qui s'imposerait à la République ? Si les juifs étaient le centre du monde, ils n'auraient pas été massacrés.

D'accord, mais la guerre est finie et la Shoah appartient heureusement à l'Histoire. Au-delà de Debray, beaucoup de gens pensent que la France n'a pas souffert d'un déficit mais d'un excès de mémoire. Cela vous choque-t-il quand il écrit que le « magistère Lavisse » a cédé la place au « magistère Lanzmann » ?

Cette pirouette - une de plus - n'a aucune importance. Autrefois, Debray considérait « Shoah » comme une oeuvre inscrite dans la nécessité de la transmission, mais il ne peut résister à un bon mot. Du reste, son livre contient des phrases bien plus choquantes telles que celle-ci : « La place faite à l'antisémitisme sur le théâtre de nos vertus est due à l'indiscutable singularité de la Shoah. » Il refuse de parler d'unicité. Même cette « singularité », on a l'impression qu'il aimerait la discuter et que seul le pouvoir d'intimidation des juifs l'en empêche. Cette « indiscutable singularité » est une véritable obscénité : quand trois mille juifs, hommes, femmes et enfants, étaient asphyxiés ensemble dans une des grandes chambres à gaz de Birkenau, se consolaient-ils en pensant à l'« indiscutable singularité » de leur sort ? Il y a sans doute eu des excès dans la « mobilisation mémorielle ». Mais ne vous y trompez pas : « ce » n'est pas fini et ça ne finira pas. On ne se débarrasse pas d'un crime d'une telle magnitude. Que certains aient fait de la mémoire un usage politique, qu'on s'en soit servi comme d'un outil ne change rien au fait qu'elle est d'abord l'expression d'une douleur qui ne peut s'apaiser. Oui, les outrances, les rituels, les commémorations, l'« oblique génuflexion des dévots pressés », selon la formule que Debray emprunte à Flaubert et que j'avais utilisée avant lui à ce sujet, peuvent énerver. Ceux que ça énerve n'ont qu'à soigner leurs nerfs


Jean-Christophe Rufin : « Debray s'invente des ennemis »

Mis en cause par Régis Debray, l'écrivain revient sur le rapport qu'il a rédigé en 2003.

Dans la lettre qu'il adresse « à un ami israélien », Régis Debray me cite et entend me faire jouer un rôle nécessaire à sa démonstration mais, hélas, totalement contraire à la réalité.

Je n'aurais pas pris la peine de le contredire si cette erreur, au-delà de ma personne, n'était pas révélatrice d'une méthode : celle qui consiste à choisir - soigneusement - de prétendus ennemis pour mieux donner à son propos valeur de résistance et prêter à son auteur une audace qui ne manquera pas d'en faire bientôt une victime, voire un héros.

Examinons le procédé : Debray affirme que,« dans un rapport au ministre de l'Intérieur », j'aurais préconisé« de criminaliser l'antisionisme ». Il énumère ensuite une série d'hypothèses, toutes désobligeantes à mon égard, pour tenter de cerner l'origine d'un tel acharnement répressif. Puis, laissant le diagnostic en suspens, il se livre à un bilan des dégâts. Par mon « simplisme médiatique »(parlons-en !...) j' « alignerais » (devant le poteau, sans doute) Vidal-Naquet et Ahmadinejad... Notre philosophe monte alors prestement dans la charrette et prend à bon compte la posture de celui qui n'hésite pas à crier la vérité, fût-il en route pour l'échafaud.

Qu'en est-il réellement ? D'abord, la mention d'un « rapport au ministre de l'Intérieur » n'est pas anodine. Dans le subconscient de Debray, le ministre de l'Intérieur est toujours Raymond Marcellin et celui qui lui fait rapport se voit d'emblée affublé d'une réputation peu flatteuse. Vieille ficelle rhétorique de normalien. La formule a un avantage : elle permet d'oublier que le ministre en question était Dominique de Villepin, ami de Debray en son temps, et qui restera dans l'Histoire comme l'homme du discours à l'Onu, salué dans tout le monde arabe. Rappelons de surcroît le contexte : la France venait de connaître les mois précédents une inquiétante série d'agressions antisémites visant des synagogues et des écoles. Le but du « chantier » ouvert par Dominique de Villepin n'était pas de réprimer des opinions, mais de chercher des solutions à un phénomène dramatique et préoccupant pour l'équilibre même de la République.

Imprécation. Mon propos n'était donc pas de confondre Vidal-Naquet avec Ahmadinejad, mais au contraire de tenter de séparer ce qui doit rester l'exercice d'un droit absolu (celui d'exprimer une opinion : soutenir la cause palestinienne, critiquer le gouvernement israélien, lui demander des comptes sur son action militaire, voire théoriser un antisionisme systématique et philosophique) de ce qui est un appel au meurtre (rayer Israël de la carte par la bombe atomique, user de tous les moyens et en tout lieu pour s'en prendre aux juifs, comme le prêchent les islamistes djihadistes).

Comment tracer une limite entre critique et incitation à la haine ? Peut-être est-ce impossible, mais il n'est pas inutile de s'être au moins posé la question, surtout lorsqu'on est invité à« penser du côté du pouvoir », selon la formule de Raymond Aron, c'est-à-dire non pas seulement à pratiquer l'imprécation et les brillantes pirouettes verbales, mais à tenter de guider des décisions d'Etat.

A l'époque où je menais cette réflexion, la France découvrait un nouveau visage de l'antisémitisme, sous les traits de jeunes de banlieue issus de l'immigration. Mon propos était de ne pas tomber dans un nouveau travers essentialiste et de ne pas accuser ces jeunes en eux-mêmes d'être « naturellement » (et donc irrémédiablement) antisémites. Il me paraissait plus intéressant de tenter d'analyser quelles influences s'exerçaient sur eux qui pouvaient les conduire à de tels actes. Parmi ces influences, il me semblait que le raccourci intellectuel qui compare Israël au nazisme, ses dirigeants à Hitler et les camps palestiniens à Auschwitz est extrêmement dangereux. Aucun adversaire respectable du sionisme ne pratiquerait sans nuances de tels amalgames et il me semble que c'est là que se situe la frontière entre opinion et crime. De tels slogans sont bel et bien à mes yeux des incitations à la haine et au meurtre. L'Europe étant ce qu'elle est, avec son Histoire et ses traumatismes, il est impossible d'évoquer le nazisme sans libérer toutes les violences : devant Hitler, plus rien n'est interdit, aucune arme, aucune méthode, aucune cible.

L'assimilation d'Israël au nazisme me paraît être l'autre face du négationnisme, un insupportable retournement de l'Histoire qui légitime tous les excès. Ce n'est pas, je le sais, l'opinion que défend Debray. Sur ce point, je pense même que nous serons d'accord. Le différend porte donc sur les méthodes pour empêcher de tels excès. La première arme consiste à nommer le mal, pour le rendre visible et permettre de mesurer le danger. A cet égard, mon rapport, qui a suscité le débat et la critique, a sans doute aussi contribué à une certaine clarification. J'observe en tout cas que, depuis lors, ceux qui expriment des opinions critiques sur Israël (et ils en ont, répétons-le, le droit absolu) prennent bien soin de s'exonérer de tout antisémitisme. Dans la perspective d'un apaisement des esprits ici en France, ce distinguo n'est pas inutile.

Fallait-il aller plus loin ? A l'époque, dans la logique de mon raisonnement, je me suis interrogé sur la possibilité de faire sanctionner par la loi cette forme particulière d'incitation à la haine. Ce n'était donc pas, on le comprend, pour « criminaliser l'antisionisme » mais, au contraire, pour le différencier des formes extrêmes qui le discréditent.

Depuis lors, le bilan critique des lois mémorielles, mené en particulier par Pierre Nora, m'inciterait à ne plus demander l'extension de leur champ. En d'autres termes, je n'ai pas la solution.

Mais ce n'est pas pour autant que le problème a disparu. Je tiens à la disposition de Régis Debray des ouvrages qui se vendent à peine sous le manteau dans de nombreux pays où je séjourne et qui s'intitulent, entre autres, « Israël, le quatrième Reich »... Serait-il d'accord pour qu'ils soient en piles dans les supermarchés, à côté de son dernier livre ?

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1 commentaires:

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