Marianne, no. 685 - IDÉES, samedi, 5 juin 2010, p. 92
Badiou, le souci de la jeunesse - Philippe Petit
Le chef de file des " mécontemporains " et le champion des " radicaux chic " ont finalement décidé de s'affronter. Leur " Explication "*, tant sur Mai 68 que sur " l'hypothèse communiste ", sur Israël et sur l'identité nationale, est à la fois captivante et discutable. Lectures croisées par Philippe Petit et Alexis Lacroix.
Les grands philosophes ont un avantage sur les historiens ou les essayistes : ils sont moins lus. Lorsque parut en 1960 la Critique de la raison dialectique de Sartre, on ne trouva guère de journalistes pour en rendre compte. Jean Lacroix, dans le Monde, fit l'effort de critiquer l'ouvrage. Il se plaignit de ses défauts stylistiques et prit soin d'en exposer la thèse. Sartre, disait-il, cherche à " faire éclater le marxisme de l'intérieur ". Ce n'était pas faux.
Dans le cas de Badiou, l'histoire est différente. Il aura fallu attendre la parution, en 2007, de son pamphlet sur le président Nicolas Sarkozy pour que la grande presse s'intéresse à lui. Le dernier Godard - Film Socialisme - résume assez bien la situation. Sur un bateau de croisière, les touristes sont invités à choisir entre les boutiques de leur prochaine escale dont des écrans font la réclame et une conférence du philosophe sur la géométrie de Husserl. Badiou, comme il se doit, est seul devant une salle vide. Il n'est pas sûr que Sartre aujourd'hui aurait fait salle comble. Est-ce pour pallier ce vide que Badiou, dont les séminaires à Paris sont bondés, a choisi de passer à la vitesse supérieure ? Oui. Son dialogue avec Alain Finkielkraut en apporte une nouvelle preuve. Il n'a pas la hauteur de vue de sa superbe postface aux textes de Freud sur la guerre et la civilisation, mais il s'inscrit dans cette lignée*. Badiou est un corrupteur de la jeunesse. Il aime la France autant que son interlocuteur, mais il ne croit plus en son destin. Badiou défend l'idée d'une fusion franco-allemande pour sauver quelque chose de son pays. " Je prends acte sans plaisir, pour ma part, de notre entrée dans une époque postnationale ", lui rétorque Finkielkraut.
Mais au-delà de leurs divergences sur le sens à donner à une politique d'émancipation, au rôle de l'éducation, à la place du judaïsme, à la politique de l'État israélien, au-delà de leur affrontement à propos des banlieues, les deux hommes portent sur la France et sa jeunesse dévastée le même regard. Ils n'en tirent pourtant pas les mêmes conséquences.
Un émancipateur
Badiou est un héritier de Rimbaud. Il ne croit plus à la civilisation française mais pense possible d'inventer un nouveau monde, où " le fils devient capable de faire un pas de plus vers le père qu'il sera ". Finkielkraut, lui, pense que l'héritage de la civilisation française " mérite " simplement " d'être préservé ". Le désaccord est parfait.
Nous pensons malgré tout que Badiou fournit plus de clés pour répondre au désarroi des fils, les filles, elles, ayant sa confiance. Pourquoi ? Parce que, lorsqu'il ne tombe pas dans la provocation, Badiou est capable de déployer dans ses cours - consultables sur Internet - une vision élargie de la " vie libre " qui, remontant à Socrate, permet à la jeunesse de s'orienter dans une société néolibérale. Il rompt avec le pur régime de la liberté des opinions et élabore un discours émancipateur. On peut juger sa position idéaliste, mais on ne peut contester son efficience. Badiou n'est pas un nihiliste mais un éducateur.
* Anthropologie de la guerre : Malaise dans la civilisation ; Considération actuelle sur la guerre et la mort ; Pourquoi la guerre ? Lettre à Albert Einstein ; Le malaise des fils dans la, Fayard, 370 p., 20 €.
Le chef de file des " mécontemporains " et le champion des " radicaux chic " ont finalement décidé de s'affronter. Leur " Explication "*, tant sur Mai 68 que sur " l'hypothèse communiste ", sur Israël et sur l'identité nationale, est à la fois captivante et discutable. Lectures croisées par Philippe Petit et Alexis Lacroix.
Peut-on débattre de tout ? Dans le monde de la communication instantanée, qui se rêve " sans tabou ", il est un peu le fâcheux. Celui qu'on exile en bout de table parce que sa lucidité au laser manque à chaque instant de gâcher la ripaille. Autant dire que le philosophe Alain Finkielkraut s'est taillé un rôle qu'il maîtrise à la perfection : celui d'empêcheur de ferrailler en rond. Ce poor lonesome cowboy de la scène intellectuelle ne croit pas que tout se discute. L'auteur de la Défaite de la pensée ne pense pas que, par principe, une démocratie doive s'interdire de mettre des conditions à l'extension du domaine du discutable.
Il écarte le faux
Le philosophe a d'ailleurs eu plus d'une occasion de souligner les limites de l'" agir communicationnel " cher à son collègue allemand Jürgen Habermas : de façon hétérodoxe, il a su contester le postulat de la communication sans ombre et sans reste, qui est la conviction implicite de notre " vidéosphère ". Il a su rappeler que, contrairement à ce que réclame un air du temps pseudo-libertaire, tout n'est pas dicible et tout ne relève pas de la compétence d'un débat. C'est là une raison supplémentaire de saluer les échanges de Finkielkraut, arbitrés par notre consoeur Aude Lancelin, avec le champion des radicaux chic, le philosophe Alain Badiou. L'auteur, entre autres du Siècle, une réhabilitation tout feu tout flamme de Staline et de Pol Pot, a aussi commis un pamphlet à succès, De quoi Sarkozy est-il le nom ?*, où il choisit, plutôt que de réfuter l'hôte de l'Elysée sur un terrain politique, de le qualifier d'" homme aux rats ". Ainsi va Badiou : ce distingué philosophe platonicien se double d'un trublion de l'inflexibilité révolutionnaire, qui oublie toute nuance dès qu'il aborde le monde réel.
Au vu de ces états de service, une question traverse les meilleurs esprits : était-ce vraiment le moment pour Finkielkraut d'aller croiser le fer avec une personnalité aussi controversée ? Qu'ils soient rassurés. Si on ne philosophe pas en dialoguant, et si la vérité, en philosophie, ne sort jamais de la friction des points de vue adverses, il existe, en revanche, des discussions qui écartent le faux. Des altercations qui, parce qu'elles assument le différend de part et d'autre, sont l'occasion pour l'un des protagonistes de fléchir méthodiquement la position de son interlocuteur : ce que fait ici Finkielkraut face à Badiou. Aux aguets, Finkielkraut excelle dans la dialectique préventive millimétrée. Ce duelliste à fleuret moucheté accule ainsi Badiou dans les corner.
Relisant, pour l'occasion, Circonstances III, ce livre de Badiou consacré à la " portée du nom juif ", Finkielkraut arrache à Badiou plusieurs aveux qui devraient consterner ses supporteurs. Car ils forment une incontestable amodiation de sa radicalité. D'abord cette confidence tranchant sur ce qu'il suggérait antérieurement : " Je ne soutiens jamais, je ne dis bien jamais, quelque analogie que ce soit entre le destin des juifs et la politique nazie. Le problème qui est le nôtre, je vous le redis et nous le redirons encore, est celui de la politique menée par l'Etat d'Israël. " Cet autre aveu, utile aussi dans le contexte actuel : " Vous comprenez bien qu'un universaliste comme moi ne saurait cautionner des forces du type Hamas. " Et enfin, ce plaidoyer badiouesque pour l'Etat binational, dont on avouera que, placé sous l'égide de Hannah Arendt, il évoque peu l'intransigeance du bolchevik en frac de cuir... Seul regret : que Finkielkraut, combatif, persiste à ne pas voir ce qui rattache le " communisme " tel que le conçoit Badiou aux révolutions conservatrices façon Nietzsche et Carl Schmitt...
* Lignes, 155 p., 14 €.
* L'explication. Conversations avec Aude Lancelin, Alain Badiou et Alain Finkielkraut, Lignes, 174 p., 17 €.
© 2010 Marianne. Tous droits réservés.
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