samedi 29 mai 2010

Finkielkraut / Badiou : la guerre des braves - Élisabeth Lévy

Le Point, no. 1967 - Idées, jeudi, 27 mai 2010, p. 126,127

Le Point : Si, comme l'écrit Aude Lancelin, qui anime votre rencontre, le débat ne saurait être ni la recherche du consensus, ni la juxtaposition de deux soliloques, qu'attendiez-vous d'un débat avec Alain Badiou ?

Alain Finkielkraut : Cette conversation n'aurait pas dû avoir lieu. La tradition dont Badiou se réclame est celle de la table rase. J'essaie d'être français par Marivaux et il est français par Robespierre et Saint-Just : « Entre le peuple et ses ennemis, il n'y a de commun que le glaive. » Après Lénine, après Mao, mais aussi après Foucault, Badiou retourne la formule de Clausewitz : la politique, dit-il, c'est la guerre continuée par d'autres moyens. Or, au lieu de dégainer, il accepte de dialoguer. J'aurais dû être un ennemi, je suis encore un adversaire, mais j'ai été un interlocuteur, comme si lui, le disciple de Saint-Just, et moi, l'admirateur de Marivaux, avions réussi à être des héritiers de Montaigne et à considérer que la cause de la vérité était notre cause commune. C'est sur ce fond que nos divergences peuvent s'exprimer et elles sont abyssales.

Acceptez-vous l'étiquette de néoconservateur ?

Ma réflexion sur la modernité m'a conduit à une critique du prométhéisme, de l'idée d'un perfectionnement illimité, d'une autocréation de l'homme. En ce sens je n'accepte pas l'étiquette de néoconservateur. Cette terminologie qui justifie l'hubris politique ne me convient pas. Mais je rejette les illusions du progressisme.

Ne rejetez-vous pas en même temps les espérances de l'égalité ?

Je plaide pour l'égalité, mais dans son ordre, qui est celui de la politique. La transposition des exigences démocratiques dans le domaine de l'éducation et de la culture me parait illégitime et dévastatrice. Elle débouche sur la perpétuation des inégalités entre les classes.

Le fond de votre querelle porte sur la notion même d'identité, notamment française. Votre souci de l'être charnel, affilié, vous fait-il renoncer à l'universel ?

Ce qui nous menace aujourd'hui, c'est l'indifférenciation et c'est de voir la France se transformer en quartier du village mondial - une galerie marchande parmi d'autres. Or, pour moi, la France, c'est autre chose. Quand je dis qu'il faut enrichir, préserver le trésor de la civilisation française, je ne choisis pas le particulier contre l'universel. Ces deux dimensions sont enchevêtrées : la langue française est particulière, mais c'est la contribution de la France à la culture humaine.

Vous « en » avez parlé ! Vous avez abordé la question juive et celle d'Israël « sans en venir aux mains ».

C'est la plus grande surprise du livre. Peut-être Alain Badiou a-t-il été ébranlé par ce que je lui ai dit, mais je n'ai pas retrouvé dans ses propos pourtant catégoriques la violence quelquefois fulminante de « Circonstances 3 » ou du « Saint Paul ». Il reste favorable à un Etat binational, mais il m'entend quand je lui dis que le seul moyen d'assurer la coexistence entre les deux peuples est de les séparer et que l'Etat binational aboutirait d'abord à mettre les juifs en minorité et ensuite à l'exode de cette minorité.

Persistez-vous dans votre refus de l'« hypothèse communiste » ?

Sur ce point, il n'y a pas de conciliation possible. Je tire du désastre communiste la conclusion camusienne que notre tâche n'est pas de refaire le monde mais d'empêcher qu'il ne se défasse, il en tire lui la conclusion communiste que le monde existant est si totalement corrompu qu'on ne peut l'améliorer et que celui qui lui succédera apportera la perfection et la plénitude.

Votre regard sur lui a-t-il changé ?

J'avais été effrayé notamment par l'assertion selon laquelle Pétain était le véritable nom de Sarkozy. Cette frénésie analogique m'avait mis hors de moi. Mon regard n'a pas changé, seulement je me suis rendu compte que Badiou avait d'autres choses, certes contestables, mais beaucoup plus profondes, à dire

Finkielkraut/Badiou : la guerre des braves

Le Point : Vous qui n'êtes pas suspect de démocratisme mou, que pouviez-vous espérer de cette discussion ?

Alain Badiou : Ce que j'attendais de cette confrontation, c'était une clarification. Elle a été possible avec Alain Finkielkraut car, si ses positions sont aussi fermes que totalement opposées aux miennes, il les soutient dans des modalités qui n'interdisent pas l'échange. Mais rassurez-vous : à la fin, nous restons en opposition radicale.

Y a-t-il pour vous un camp antiprogressiste dont Sarkozy serait la face sombre et politique et Finkielkraut la face intellectuelle et plus avenante ?

Les choses sont plus compliquées. Lui et moi nous situons aux marges de nos camps respectifs. Sa position n'est pas plus réductible à l'antiprogressisme que la mienne n'est réductible à ce qu'il appelle le progressisme. On ne peut pas dire qu'il soit un soutien résolu de la politique de Sarkozy ou de celle de l'Etat d'Israël. Je ne suis pas non plus un soutien aveugle des Palestiniens et encore moins des activistes islamistes. Et si nous trouvons un terrain de discussion, c'est précisément parce que nous cherchons notre propre voie.

Serait-il, alors, un homme du passé tandis que vous seriez celui de l'avenir à inventer ?

Alain Finkielkraut a un rapport extrêmement puissant, affectif et mélancolique à une figure de la France qui est en voie de disparition. Ma position est assez différente. Certes, je suis loin d'apprécier la politique d'Etat de mon pays, qui est à bien des égards destructrice et profondément réactionnaire. Je suis aussi un homme de la vieille France et la liquidation d'une partie du charme français, fait d'un étrange mélange de novation et de conservation, m'affecte. Mais l'époque de la tradition est révolue. Il s'agit de chercher une voie inédite.

Cette voie passe-t-elle par l'unification du monde ? La question des identités est au coeur de votre désaccord. Lui vous reproche de promouvoir la désaffiliation et in fine la « galerie marchande » mondiale. Vous, les identités, vous trouvez qu'il y en a trop.

Tout universalisme est enraciné dans une particularité. Nous avons en commun d'aimer profondément ce pays qui s'appelle la France. Seulement, ce n'est pas la même France. Pour moi, ce qu'elle a de plus grand est son rapport particulier à l'universel et c'est ce rapport que j'aime, autant que l'universel lui-même. Finkielkraut est plus sensible aux éléments proprement particuliers - la culture, la langue, les institutions. Mais notre divergence porte plutôt sur les rapports entre le particulier et l'universel que sur leur opposition.

Votre dialogue sur la question juive et Israël est étonnamment fluide. Le juif de l'universel que vous défendez et le juif de la généalogie qu'il incarne peuvent-ils se rencontrer ?

Tout d'abord, je savais que cette discussion ne serait pas bloquée par l'accusation d'antisémitisme. Cela étant, Alain Finkielkraut revendique une collectivité juive enracinée, assumant sa tradition et prenant la forme de l'Etat. Je pense que le rapport singulier des juifs à l'universel s'est historiquement déployé dans l'existence diasporique. Tout peuple doit-il avoir pour destin l'Etat, se doter d'une armée ? Je ne le crois pas. Cela dit, au regard de la situation concrète au Moyen-Orient, nos positions ne sont pas séparées par un abîme. Cet Etat a été créé, il est reconnu, on ne reviendra pas en arrière. Autant je suis atterré par sa violence guerrière, autant l'idée d'un départ des juifs me parait non seulement abstraite mais vouée au crime et à la destruction.

La menace réactionnaire vous paraît-elle aussi réelle après cette rencontre avec un des hommes supposés l'incarner ?

Je suis convaincu qu'Alain Finkielkraut ne participera de façon volontaire à aucune des conséquences sinistres de sa position. Cependant, la résurgence des doctrines identitaires les plus variées travaille de façon très corruptrice l'Europe dans son ensemble.

Sur le communisme, il brandit l'Histoire, vous lui opposez l'Idée.

Une discussion repose sur l'acceptation des mots. « Communisme » est un mot dont Alain Finkielkraut ne veut pas, car il le juge définitivement discrédité par son histoire. En réalité, il ne croit pas à la nécessité d'un mot qui désigne une orientation de la pensée et de l'action totalement différente du cours actuel des choses. Il pense qu'on peut se contenter d'améliorer, d'amender, de conserver intact et de moraliser ce qui existe. Ce qui est contradictoire avec sa nostalgie. En vérité, le monde est déjà beaucoup trop défait pour l'empêcher de se défaire encore. Je dirais qu'il est un conservateur de quelque chose qui a déjà disparu. Or le désir de conserver un objet perdu, c'est la définition freudienne de la mélancolie


Alain Badiou

1937 Naissance à Rabat (Maroc).

1956 Ecole normale supérieure.

1960 Agrégation de philosophie.

1968-1999 Enseigne à l'université Paris-VIII.

1988 « L'être et l'événement » (Seuil).

Depuis 1999 : Professeur, puis professeur émérite à l'ENS.

2007 « De quoi Sarkozy est-il le nom ? » (Lignes).

2009 « L'hypothèse communiste » (Lignes).

2009 « Eloge de l'amour » (Flammarion).


Alain Finkielkraut

1949 Naissance à Paris.

1969 Reçu à Normale sup Saint-Cloud.

1972 Agrégation de lettres modernes.

1981 « Le Juif imaginaire » (Seuil).

Depuis 1985 Producteur de l'émission « Répliques » sur France Culture.

1987 « La défaite de la pensée » (Gallimard).

Depuis 1988 Professeur de philosophie à l'Ecole polytechnique.

1991 « Le mécontemporain » (Gallimard).

2009 « Un coeur intelligent » (Flammarion/Stock).


Badiou/Finkielkraut : « Une explication.» Conversation avec Aude Lancelin (Lignes, 172 pages, 17 E).

© 2010 Le Point. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

0 commentaires: