Le Monde diplomatique - Juin 2010, p. 10 11 Le monde vu du Japon
" On ne choisit pas ses voisins, mais on peut choisir ses alliés. " Avec un sens certain de la formule, le diplomate japonais Masaki Yasushi résume ainsi les options géopolitiques de son pays. Au chapitre des voisins si peu appréciés : la Russie, qui redevient puissante ; la Chine, qui s'affirme ; la Corée du Nord, qui affiche ses ambitions nucléaires. Le Japon serait-il une sorte de Fort Alamo protégé par les seuls Etats-Unis ? Aussi caricaturale soit-elle, l'image fait florès chez les élites tokyoïtes, souvent américanophiles.
Toutefois, pour ce cinquantième anniversaire de la révision du Traité de sécurité américano-japonais (US-Japan Security Treaty) (1), qui codifie les rapports entre les deux pays et la présence des troupes américaines sur le sol nippon, l'atmosphère n'est pas à la fête. L'arrivée, en septembre 2009, du nouveau premier ministre, M. Hatoyama Yukio, du Parti démocratique du Japon (PDJ), après plus d'un demi-siècle de pouvoir quasi absolu du Parti libéral-démocrate (PLD), complique un peu la donne. Non qu'il ait manifesté quelque velléité de rompre l'alliance ; mais il a affirmé son intention de " normaliser " les rapports avec Washington, afin que son pays soit traité comme n'importe quelle nation souveraine. Il milite également pour la création d'une " communauté est-asiatique ". Un peu moins à l'ouest, un peu plus à l'est ? Il n'en faut pas plus pour affoler les milieux d'affaires et nourrir l'hostilité de l'opposition de droite ainsi que d'une fraction non négligeable de l'administration - ultrapuissante -, voire d'une forte proportion de démocrates.
Le débat s'est focalisé sur la base américaine de Futenma, située en plein coeur de Ginowan, une ville de 90 000 habitants sur l'île d'Okinawa. Au terme d'un accord signé en 1996 et arrivé à échéance à la fin de l'année dernière, le camp devait être déménagé quelques dizaines de kilomètres plus loin, à Nago, qui a élu en janvier dernier un maire hostile à cette décision. Il a suffi que M. Hatoyama demande un délai de réflexion, le temps d'envisager une autre localisation, pour que les forces traditionalistes se déchaînent... et gagnent.
En octobre 2009, le secrétaire à la défense américain Robert Gates a décrété qu'" aucun autre lieu [n'était] négociable ". En signe de mauvaise humeur, il a refusé d'assister au dîner donné en son honneur. Même au ministère des affaires étrangères (MAE), très largement favorable aux positions américaines, on est encore sous le choc. " Nous avons quand même eu des élections ", proteste ce haut fonctionnaire, qui par ailleurs énumère toutes les bonnes raisons de " respecter l'accord ". Son ministre, M. Okada Katsuya, ne parle-t-il pas de " politique réaliste " pour justifier le maintien de la base, à l'inverse du premier ministre ? Cette cacophonie au plus haut niveau conduit diplomates et hauts fonctionnaires à parler sous couvert d'anonymat. La presse, elle, se retrouve sur la ligne Okada. Y compris Asahi Shimbun, le grand quotidien de centre gauche, qui cite un vieux proverbe : " Un mandat impérial, c'est comme la transpiration - une fois libérée, elle ne peut jamais être reprise (2) . " Pas question, donc, de s'émanciper de la vision américaine.
Le professeur Ishida Hidetaka, spécialiste des médias et président de l'Interfaculty Initiative in Information Studies (IIIS), ne s'étonne pas outre mesure : " Il y a un fort lobbying américain qui touche tout le monde, quelle que soit la tendance des journaux, la préférence partisane des diplomates ou des élus. Ils ont été formés dans les universités américaines, se fréquentent souvent et sont parfois copains. Pour eux, l'alternance devrait se faire dans la continuité... sans changement. Comme s'il n'y avait pas d'autre choix. Il faut se libérer de cette façon de penser qui nous lie aux Etats-Unis. "
Pour comprendre cette difficulté à imaginer un avenir sans la béquille américaine, il faut remonter au lendemain de la guerre. " Les Etats-Unis représentaient alors un idéal politique. Pour la grande majorité de la population, c'était la démocratie ", assure M. Nishitani Osamu, professeur à l'université de langues étrangères de Tokyo et initiateur, avec une quinzaine de ses pairs, d'un " manifeste " contre le maintien de Futenma à Okinawa. Et de se lancer dans la longue histoire du PLD et de ses multiples liens avec l'Amérique - à l'origine du recyclage de ses élites militaristes mouillées dans les crimes de guerre.
Or les temps ont changé. " L'Amérique est affaiblie par la crise économique, concurrencée par les puissances émergentes, enlisée dans des guerres qui ne sont pas les nôtres, fait remarquer M. Masami Honto, un jeune cadre d'une entreprise de téléphonie, militant pacifiste. La guerre froide est terminée, et pourtant "ils" raisonnent toujours comme si elle était à nos portes. "
Certes, le Japon occupe désormais le deuxième rang économique mondial. Mais c'est en nation vaincue que le pays avait adopté, en 1946, sous la férule du général Douglas MacArthur, une Constitution pacifique qui lui interdit de " faire la guerre " - même si, au fil du temps, s'est reconstituée une armée baptisée " force d'autodéfense ". Le Traité de sécurité américano-japonais, révisé en 1960, a entériné la présence militaire américaine (jusqu'à 260 000 personnes) et la dépendance de Tokyo vis-à-vis de Washington. Un pacte tacite est alors instauré entre les deux pays : les Etats-Unis disposent d'une sorte de " porte-avions insubmersible ", l'archipel profite du parapluie nucléaire ; tout en s'accommodant des politiques protectionnistes du Japon, l'Amérique ouvre son marché aux produits nippons, Tokyo paie l'entretien des troupes de l'Oncle Sam sur son propre territoire ; l'Amérique dessine la diplomatie, le Japon suit, l'ennemi commun étant le communisme. Il ne reste plus rien de ce paysage géopolitique. En revanche, le contrat déséquilibré demeure.
Dans son discours devant les cadres de l'académie de défense nationale, le 22mars 2010, M. Hatoyama a rassuré ses troupes : " L'alliance avec les Etats-Unis constitue le pivot de la politique étrangère nipponne (3). " Mais, ajoute son entourage, " nous voulons des rapports plus équilibrés ". Certains rappellent le coût d'entretien des garnisons américaines - 3 milliards de dollars par an environ - alors que le déficit budgétaire explose.
Autre symbole d'une domination d'un autre âge : la législation d'exception dont bénéficient les militaires des Etats-Unis. " Quand il y a un accident de la route, raconte un habitant de Naha (Okinawa), on voit arriver la voiture blanche de la police, suivie d'un véhicule bicolore noir et blanc - celui de la police militaire américaine, seule habilitée à traiter une affaire impliquant un soldat. " La population locale énumère volontiers les délits restés sans suites judiciaires (viols, accidents de la route, vols...), quelle qu'en soit la gravité.
" Nous sommes le seul pays à avoir une telle alliance avec les Etats-Unis ", souligne le sénateur Fujita Yukihisa, directeur général du département international du PDJ, l'un des rares élus à défendre l'idée d'un changement, tout en précisant qu'il " parle en son nom personnel ". " A l'origine, l'objectif était d'assurer la protection du Japon. Depuis la fin de la guerre froide, le traité contribue surtout à la stratégie de l'Amérique ", avec " ses guerres " en Irak, en Afghanistan. " Bien sûr, il faut travailler avec les Etats-Unis, mais d'une autre façon. " Et en toute transparence, ajoute-t-il - allusion à l'" accord secret " signé par le président américain Richard Nixon et le premier ministre japonais Sato Eisaku en 1969, et resté caché jusqu'en mars 2010, date à laquelle la commission mise en place par le nouveau gouvernement a rendu son rapport.
Côté cour, dans un pays traumatisé par les bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, M. Sato avait fait voter trois grands principes sur l'arme nucléaire, toujours en vigueur : " ni fabrication, ni détention, ni présence sur le territoire ". En hommage, il reçut même le prix Nobel de la paix en 1974. Côté jardin, le premier ministre acceptait une totale liberté de manoeuvre américaine : utilisation des bases en cas de conflit extérieur, sans l'aval des autorités (alors que le traité officiel l'exige), dépôts d'armes nucléaires... Pour la plupart des spécialistes et dirigeants politiques, le " secret " n'en était plus un depuis longtemps. Pourtant, à l'exception des communistes et des pacifistes, la conjuration du silence est restée la règle pendant quarante ans.
Aujourd'hui encore, il est difficile de mettre toutes les cartes sur la table tant les positionnements échappent à une classification binaire. En effet, la ligne de démarcation ne passe pas entre indépendantistes et proaméricains. Parmi ceux qui veulent s'affranchir de la tutelle des Etats-Unis, on trouve également des nationalistes de droite, militaristes convaincus, et parfois même des nostalgiques de l'empire d'avant-guerre. Pour eux, la renégociation du traité avec les Etats-Unis serait l'occasion d'en finir avec l'" exceptionnalité " japonaise et sa Constitution pacifique - le fameux article 9 qui interdit de mener des opérations offensives (4). Curieusement, ils sont rejoints par les partisans de liens étroits avec Washington, depuis que l'administration américaine pousse à un réarmement accéléré du Japon afin d'alléger son propre fardeau militaire. " Nous sommes le seul pays (ou presque) à avoir une Constitution pacifique, mais nous occupons le cinquième rang mondial pour les dépenses militaires ", fait remarquer M. Nishitani.
Depuis 1990-1991 - date de la première guerre du Golfe, où le Japon n'a pu envoyer de troupes, malgré les demandes américaines -, les gouvernements n'ont cessé de modifier la loi (en 1992, 1999, 2001) afin de permettre des opérations extérieures. Toutefois, encore soumises à condition, celles-ci ne peuvent être menées que dans le cadre de missions de maintien de la paix, d'interventions humanitaires ou à titre d'observation lors d'élections, sous mandat de l'Organisation des Nations unies. Il en est résulté des numéros d'équilibriste destinés à justifier l'injustifiable.
Si l'envoi de militaires au Cambodge, au Mozambique ou au Rwanda n'a été que peu contesté, la présence en Irak est apparue comme une véritable rupture. Tout comme l'intervention des navires ravitailleurs dans l'océan Indien pour prêter main forte aux avions de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) en Afghanistan. Tenant sa promesse, M. Hatoyama y a mis fin en janvier 2010. Toutefois, le développement du bouclier antimissile dans le Pacifique, en coopération avec les Etats-Unis, demeure à l'ordre du jour.
Le ministre de la défense, soutenu par son homologue des affaires étrangères, ne cache guère son ambition de déployer des troupes à l'étranger et de " nettoyer " progressivement la Constitution (5). En revanche, les deux petits partis de l'actuelle coalition gouvernementale, le Parti social-démocrate (PSD) et le Nouveau Parti du peuple (NPP), y sont opposés. Et si le mouvement pacifiste n'a plus l'ampleur d'antan, il demeure actif (6). Dans ce contexte incertain, M. Hatoyama a beaucoup hésité avant de céder à la pression des américanophiles et d'appliquer le plan de 1996 pour Okinawa (7).
Le poids de l'histoire handicape les ambitions nipponnes
Pour le sénateur démocrate Fujita, il faudrait pourtant " rediscuter du statut du Traité de sécurité américano-japonais. L'armée américaine doit rester, mais sa composition et sa localisation sont à revoir, le nombre de bases doit diminuer ". Selon lui, il y a au moins " deux raisons à la présence armée américaine. D'une part, nous ne disposons pas de forces militaires suffisantes. Sauf à se réarmer, ce qui n'est pas à l'ordre du jour. D'autre part, les pays voisins seraient très inquiets de voir le Japon développer son armement. Ils sont rassurés de constater que nous travaillons avec les Etats-Unis ".
Washington garant de la sécurité et de la paix en Asie ? Il n'est pas sûr que cette opinion soit partagée par tous les voisins. En revanche, tous verraient d'un mauvais oeil le retour d'ambitions militaristes. Déjà, les visites systématiques du premier ministre Koizumi Junichiro au sanctuaire Yasukuni où sont enterrés les criminels de guerre, au début des années 2000, avaient suscité de vives protestations en Chine et en Corée du Sud. Depuis, ces provocations ont cessé. Cependant, le Japon " n'a toujours pas réglé son rapport à l'histoire ", précise Ishida. Ce constat, qui revient souvent dans les discussions avec les diplomates et les spécialistes, handicape le pays dans son ambition asiatique, devenue pourtant l'une de ses priorités. M. Hatoyama s'est en effet prononcé pour l'instauration d'une " communauté est-asiatique " sur le modèle de l'Union européenne.
Le gros morceau est évidemment la Chine, entre peurs et nécessités. Son énorme marché garantit " l'avenir du Japon ", comme on l'entend souvent dire dans les cercles économiques. Après plus d'une décennie de crise, l'économie nipponne demeure tournée vers les exportations, actuellement en chute libre. L'Asie, qui semble avoir mieux supporté la bourrasque financière, a pris le relais de l'Occident, et la Chine a ravi aux Etats-Unis la place de premier partenaire commercial. Cela crée des liens. En 2009, près du quart des exportations japonaises ont filé vers l'empire du Milieu, contre 16 % vers les Etats-Unis et 12 % vers l'Europe. Toutefois, le commerce ne suffit pas à adoucir les moeurs.
Peur de perdre l'appui précieux de Washington
De l'introduction de l'écriture à celle du confucianisme ou du bouddhisme, les deux nations ont des racines communes qui devraient inciter à la coopération. Mais le passé est également lourd de mésententes. Naguère, les empereurs chinois considéraient le Japon comme une " nation de nains " à peine digne de régler son tribut. De leur côté, les Japonais, au début du siècle dernier, ont mené leur conquête coloniale avec une rare brutalité, de l'occupation de la Mandchourie aux massacres de Nankin. Seules victimes au monde de l'arme suprême - la bombe atomique -, ils n'ont pas tiré toutes les leçons de leur propres agressions, comme a pu le faire l'Allemagne, dont le Japon était l'allié. Aujourd'hui encore, le musée qui jouxte le sanctuaire Yasukuni justifie la " guerre défensive " (sic) du Pacifique.
Les fortes tensions, à leur paroxysme en 2005, ont disparu. A Taïwan - l'une des pommes de discorde entre Pékin et Tokyo -, l'élection du président Ma Ying-jeou, favorable à une coopération avec la Chine, à la différence de son prédécesseur plutôt indépendantiste, a permis de reprendre le fil d'une coopération moins conflictuelle. Au Japon, le départ de M. Koizumi a donné le signal d'une normalisation. M. Hatoyama a proposé au président Hu Jintao de " transformer les eaux troubles de la mer de Chine en une mer de fraternité (8) ", allusion au différend territorial sur les îles Senkaku (Diaoyu). En décembre 2009, le vice-président chinois Xi Jinping s'est rendu à Tokyo et, fait rarissime, a brûlé les étapes habituelles du protocole pour rencontrer l'empereur Akihito. De son côté, du 10 au 14 décembre, le très puissant patron du PDJ, M. Ozawa Ichiro, a pris la tête d'une délégation de six cents personnalités pour une tournée chinoise hors normes.
" Les progrès accomplis sont considérables ", assure le professeur Kokubun Ryosei, de l'université Keio de Tokyo, mettant néanmoins en garde contre une vision simpliste. Il n'y a pas de couple sino-japonais cherchant à bouter les Etats-Unis hors d'Asie, mais une relation à trois (Etats-Unis, Chine, Japon). Ce trio a connu des fortunes diverses au cours du XXe siècle : alliance américano-chinoise contre le Japon pendant la seconde guerre mondiale, puis américano-japonaise contre la Chine, au moins " jusqu'aux années 1970, quand l'Union soviétique était considérée comme un ennemi par les trois ". A cette époque, le retournement de Washington vis-à-vis de Pékin prend Tokyo de court, au point que l'on parle toujours du " choc Nixon " pour désigner le voyage du président américain à Pékin en 1972 et la reconnaissance de la Chine, jusqu'alors honnie. Même choc en 1998. " Le président Clinton reste alors plus d'une semaine en Chine sans passer par Tokyo, explique Kokubun. On a commencé à s'inquiéter de ce "Japon qu'on passe" [passing Japan] et à craindre que le nouveau "partenariat stratégique" sino-américain ne se fasse aux dépens du Japon. "
Le retour des démocrates à la Maison Blanche a ravivé les inquiétudes. Officiellement, tout le monde salue le discours de M. Barack Obama sur le désarmement nucléaire, " que nous réclamons depuis longtemps ", précise-t-on au MAE. Mais chacun a noté la longue visite du président américain chez le géant voisin, précédée d'une brève escale à Tokyo, en novembre dernier.
Le nouveau pouvoir japonais veut éviter de laisser s'installer un face-à-face entre Washington et Pékin dont il serait exclu. D'où son rapprochement affirmé avec la Chine et sa volonté de gagner (enfin) ses galons politiques dans la région. Certes, l'idée de " communauté est-asiatique " ne lui appartient pas. Elle avait pris corps après la crise financière des années 1990, et avait alors été combattue par Washington et Pékin. M. Hatoyama renouvelle la proposition d'" avoir, à long terme, une monnaie [asiatique] commune ", marquant le " rôle nouveau de l'Asie dans la con-duite des affaires du monde (9) ". Un embryon de fonds monétaire visant à aider les pays en difficulté, auquel s'est jointe la Corée du Sud, a déjà été mis en place. Pour autant, la compétition reste ouverte.
Course asiatique entre Pékin et Tokyo
La Chine a pris les devants diplomatiques en signant avec les dix pays de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Anase) (10) un accord de libre-échange, en vigueur depuis le 1er janvier 2010. Tout en essayant de rattraper son retard, Tokyo s'est tourné avec ardeur vers l'Inde, l'Australie et la Nouvelle-Zélande pour former ce qu'on appelle " l'arc de la liberté ", en opposition à l'autoritarisme chinois. C'est surtout New Delhi, contrepoids tout désigné à la Chine, que le pouvoir veut séduire. Un " accord de partenariat stratégique " a été signé en octobre 2008 ; des manoeuvres militaires communes sont envisagées dans le sillage américain. Prometteuses, ces relations privilégiées demeurent marginales, les échanges avec l'Inde représentant moins de 1 % du commerce japonais.
Certains, au sein de l'administration Hatoyama, mettent plus d'espoir dans un axe nippo-coréen, à l'exemple de l'axe franco-allemand en Europe. Un spécialiste des relations asiatiques au MAE confie : " Avec la Chine, nous parlons le même langage sur l'économie, mais les différences sont grandes sur le reste. En Asie du Sud-Est, seuls deux pays ont à la fois une économie de marché et la démocratie : la Corée et le Japon. Ils peuvent être le moteur d'une coopération régionale. " Il y a cependant loin de la coupe aux lèvres, car, si la Chine fait peur, le Japon ne rassure pas.
Là aussi, les contentieux historiques demeurent un obstacle à un éventuel redéploiement diplomatique. Malgré trois ans de travail commun qui ont débouché sur un rapport de 2 200 pages publié en mars 2010, la commission d'historiens sud-coréens et japonais n'a toujours pas pu se mettre d'accord sur des points clés, comme le travail forcé imposé par le pouvoir japonais pendant la guerre ou le recrutement de " femmes de réconfort ", expression consacrée pour parler des Coréennes déportées et contraintes de se prostituer. " Il faudra de la patience, reconnaît le spécialiste du MAE. Les négociations politiques et commerciales sont désormais plus faciles. Ayant rejoint le camp des pays avancés, les Coréens ont une plus grande confiance en eux-mêmes. Du côté de M. Hatoyama, on est prêt à examiner plus tranquillement l'histoire. " Cependant, une sorte de Trilatérale - Japon, Chine, Corée du Sud - a vu le jour, sans tambour ni trompette. Centrée sur les questions économiques, elle avait pris l'habitude, depuis 1999, de se retrouver en marge des sommets de l'Anase. Le 13 décembre 2008, elle s'est réunie ès qualité pour la première fois. " Enfin, note Kokubun, l'idée de la Communauté est-asiatique prend forme. "
Pour autant, l'avenir sera une nouvelle longue marche, si l'on en juge par les différences de traitement du " cas " nord-coréen : pressions et négociations pour Pékin, fermeté pour Séoul qui a réagi avec sang-froid aux provocations de Pyongyang, fermeture pour Tokyo. Les missiles lancés au-dessus du territoire japonais et les menaces nucléaires inquiètent le Japon, même si, en privé, personne n'y croit vraiment.
Autre point de friction qui empêche Tokyo de se déployer stratégiquement : la Russie. Là encore, la page de la seconde guerre mondiale n'est tou-jours pas tournée. A ce jour, il n'existe aucun traité de paix entre Moscou et Tokyo, en raison d'un différend sur les îles Kouriles, nommées " territoires du Nord " par le Japon. A la recherche de matières premières énergétiques et en concurrence avec son frère ennemi chinois, M. Hatoyama cherche à négocier. Les rencontres bilatérales se multiplient.
Soixante ans après sa défaite dans le Pacifique et vingt ans après l'implosion de l'empire soviétique, le Japon cherche sa voie pour entrer dans l'après-guerre froide. M. Hatoyama parle d'autonomie vis-à-vis des Etats-Unis et cherche une coopération régionale d'un nouveau type. Avec la Chine, pour une danse triangulaire ? Contre Pékin, avec une tutelle américaine toujours forte ? En fait, la mutation dont rêve le nouveau pouvoir arrive au plus mauvais moment, quand la Chine se sent pousser des ailes alors que le Japon s'essouffle.
(1) La version révisiée de ce traité de 1951 a été signée le 19 janvier 1960 et ratifiée en juin de la même année. (2) Editorial d'Asahi Shimbun, Tokyo, 2 avril 2010. (3) Discours et déclarations du premier ministre, www.kantei.go.jp (4) Lire Emilie Guyonnet, " Les ambitions militaires du Japon passent par les Etats-Unis ", Le Monde diplomatique, avril 2006. (5) Cf. Masami Ito, " Greater peacekeeping role OK, not truce enforcement ", The Japan Times, Tokyo, 23 mars 2010. (6) Cf. Katsumata Makoto, " Le mouvement pacifiste japonais depuis les années 1990, les débats en cours ", Recherches internationales, Paris, n° 86, avril-juin 2009. (7) Cf. Gavan McCormack, Client State : Japan in the American Embrace, Verso, New York et Londres, 2007. (8) Propos rapportés par Japan Times Online, 23 septembre 2009. (9) Interview au South China Morning Post, Hongkong, 25 octobre 2009. (10) Birmanie, Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Vietnam. L'Anase s'associe lors de rencontres au Japon, à la Chine et à la Corée du Sud, formant ce qu'on appelle l'Anase+3.
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