jeudi 24 juin 2010

Qu'est-ce que la vie ? - Claude Allègre

Le Point, no. 1971 - Société, jeudi, 24 juin 2010, p. 77

Depuis la découverte de la double hélice de l'ADN- un graphisme devenu une icône - en 1953 par James Watson et Francis Crick, les sciences de la vie ont été le théâtre d'une révolution radicale. La discipline qui en a résulté, la biologie moléculaire, a complètement renouvelé notre vision du vivant. Notons que, dans le développement de cette discipline, la France, avec comme porte-drapeaux Jacques Monod et François Jacob à l'Institut Pasteur, et la Grande-Bretagne, avec Francis Crick et Sydney Brenner à Cambridge, ont fait plus que jeu égal avec les Etats-Unis. Mais, faute d'avoir compris l'importance du secteur et les applications possibles pour la médecine et l'agriculture, l'Europe a ensuite été totalement dépassée par l'Amérique.

Les grandes étapes des progrès fulgurants de cette discipline ont été le déchiffrage du fonctionnement de la cellule vivante, des bactéries, la naissance en 1978 de l'ingénierie génétique puis l'extension progressive de ces techniques aux êtres vivants pluricellulaires, qu'ils soient humains, animaux ou végétaux. Le mot clé, c'est ADN. Cette double hélice, formée par une double association d'une suite, a donné de grosses molécules, arrangées suivant un ordre bien défini. Elle porte, écrit dans un code, le message de la fabrication et du fonctionnement de chaque être vivant. Ce code, on en connaît les lettres et les mots, mais on ignore l'essentiel de sa signification ! Chaque double brin d'ADN constitue le coeur d'un chromosome. Ces chromosomes portent les gènes détenteurs de l'information génétique. L'ensemble des gènes constitue le génome.

Pendant longtemps, les biologistes ont cru au tout-génétique. L'ADN contenait tout ! C'est lui qui semblait « piloter » l'usine chimique très complexe que constitue un être vivant. Depuis, on a appris que cette vision était simpliste. Certes, l'ADN est essentiel, mais le vivant ne s'y réduit pas. Au cours de son développement, chaque être vivant acquiert une spécificité aussi grande que ce que lui a donné son ADN. C'est ce qu'on appelle l'épigenèse, terme global. On a compris que la connaissance de l'ADN était une condition nécessaire, mais certes pas suffisante pour comprendre la vie. Pourtant, malgré ces incertitudes causales, on s'est lancé vers la modification du vivant. L'idée était de « bricoler » l'ADN en fabriquant de nouveaux génomes, que l'on pourrait introduire dans les cellules en substitution du génome originel, pour modifier telle ou telle propriété. On a appris à couper l'ADN et à en recoller les morceaux, ouvrant la voie à la création d'ADN nouveaux. On a appris à fabriquer un brin d'ADN à partir du brin d'ADN complémentaire, ouvrant la voie à l'industrialisation de ces méthodes. Comme les bactéries sont les êtres vivants les plus simples avec une cellule unique, elles ont été les objets de ces manipulations. On a appris à introduire à l'intérieur d'une bactérie un nouveau génome en lieu et place de l'originel.

Ce fut le point de départ d'une nouvelle industrie qui a fabriqué des organismes dits génétiquement modifiés dont certains sont utilisés en pharmacie - par exemple pour fabriquer de l'insuline -, dont personne ne parle, et d'autres de type agricole qui rencontrent, comme on le sait, des oppositions farouches en Europe.

Ce que vient de réaliser l'Américain Craig Venter est une étape de plus dans ces techniques de manipulations génétiques. Il a introduit un nouveau génome dans une bactérie après avoir enlevé l'ancien. Ce génome a été synthétisé chimiquement. C'est une molécule de synthèse, qui ne provient en rien d'une matière vivante préexistante. Or ce qui est étonnant, c'est que la bactérie l'a accepté et l'utilise normalement, comme s'il s'agissait d'un génome biologique. On a aussitôt crié : « Venter a réussi à fabriquer la vie ! » Ce n'est pas du tout exact. Certes, c'est un pas important dans la recherche des relations entre le monde « minéral » de la chimie et le monde du vivant, mais cela reste limité. Ce n'est pas très différent de la réplication d'un brin d'ADN à partir d'un brin d'origine biologique. C'est une étape de plus. Le Vatican ne s'y est pas trompé. Il a estimé que ce n'était pas attentatoire au royaume de Dieu et que ce n'était qu'un bricolage technique qui ne touche pas à l'essentiel, c'est-à-dire à cette « force vitale » qu'il considère bien sûr comme le monopole de Dieu.

Un génome synthétique mis au contact de tous les éléments chimiques de la vie est incapable à lui seul de fabriquer un être vivant. Ce n'est pas l'ADN qui porte le secret de la vie, ce sont les phénomènes épigénétiques qui le détiennent.

En attendant, cette nouvelle avancée technique ouvre la porte à de multiples applications médicales ou agricoles. Des entreprises se lancent déjà dans l'exploitation commerciale de ces techniques. Des débats vont s'ouvrir. Ils sont nécessaires s'ils ont lieu dans le calme et sous l'égide de la raison. Mais, dans l'ambiance actuelle, où l'irrationnel et le catastrophisme dominent, est-ce possible ?

Pour bien comprendre les mécanismes et les enjeux, je recommande la lecture du livre de Joël de Rosnay « Et l'homme créa la vie : La folle aventure des architectes et des bricoleurs du vivant ». Vous pénétrerez avec lui dans cette biologie de demain qui suscite tant d'espoir, mais aussi beaucoup de crainte.

L'homme démiurge est-il né ?

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