Il est difficile d'imaginer que ce paysage verdoyant, formé de petites montagnes ondulant à perte de vue était, il y a soixante ans, dénudé, dévasté de trous d'obus. Le piton, à 900 mètres d'altitude, dit " cote 931 ", surplombe aujourd'hui le grillage électrifié fermant la zone démilitarisée (DMZ) qui sépare les deux Corées d'est en ouest sur 248 kilomètres. Là s'est déroulée l'une des batailles les plus dures de la guerre qui opposa, en 1950-1953, la Corée du Nord et la Chine d'un côté à la Corée du Sud et aux forces des Nations unies de l'autre.
Ce massif porte le nom de " Crèvecoeur " : le mot (heart-break) vint à l'esprit du général américain Matthew Ridgway, commandant de la 8e armée, lorsqu'il vit le carnage dont la région avait été le théâtre. Il lui est resté, même en coréen. Là, une compagnie du bataillon français de Corée mena, entre septembre et octobre 1951, un combat acharné. Pris puis repris par l'ennemi, le massif fut conquis une seconde fois. Sur la ligne de crête sont installés aujourd'hui des postes fortifiés sud-coréens.
En contrebas de la " cote 931 ", une stèle à la mémoire du capitaine Robert Goupil, tué par un obus de mortier, a été inaugurée en mai par le maire de Saint-Mandé, Patrick Beaudouin, président de l'Association des anciens et amis des forces françaises de l'ONU, en présence de vétérans, d'épouses et de descendants des disparus qui participèrent à ces combats. Parmi eux, le général Bernard Goupil, ancien commandant de la Légion étrangère, frère du disparu.
Ce monument fait partie du " Chemin de mémoire " ponctuant les lieux des combats du bataillon français en Corée. C'est la première initiative de ce type prise par l'un des vingt-six pays qui participèrent aux hostilités sous le drapeau des Nations unies. Il a été achevé pour le 60e anniversaire, le 25 juin, du déclenchement de la guerre, lorsque les troupes nordistes franchirent la ligne de démarcation courant le long du 38e parallèle.
Page d'une guerre oubliée, pour meurtrière qu'elle ait été : plus de 2 millions de morts ? Commémoration d'une lointaine aventure militaire retracée dans les livres d'une génération qui s'éteint comme Les Mercenaires de Jean Lartéguy (1960) ? Ramener ce Chemin de mémoire à un voyage dans le passé serait oublier que cette guerre, dont les hostilités ont été suspendues par un armistice sans qu'un traité de paix ait jamais été signé, détermine les enjeux du présent - comme en témoigne la tension actuelle entre les deux Corées - et qu'en raison de l'engagement de 3 400 de ses soldats (dont 269 périrent), la France est membre de la Commission militaire d'armistice, appelée à jouer un rôle dans tout règlement de la question coréenne.
Ils avaient pour beaucoup environ 20 ans. Engagés volontaires, ils partaient vers un pays qu'ils savaient à peine situer sur une carte. Qu'allaient chercher ces hommes à la poitrine aujourd'hui bardée de médailles, honorés par la France mais aussi par la Corée du Sud et les Etats-Unis ? " On n'était pas des héros. Certains, qui avaient fait la seconde guerre mondiale, partaient par nostalgie de la fraternité au combat; d'autres, comme moi, pour voir le monde ", dit Georges Bizeul, qui participa à toutes les batailles. " On était un peu ravagés. C'est la guerre la plus terrible que j'aie faite ", ajoute René Bordeneuve, qui allait par la suite combattre dans les parachutistes en Indochine, puis en Algérie.
Certains, âgés de 18 ans, avaient dû obtenir une autorisation parentale pour s'engager par idéal dans la première armée placée sous le drapeau des Nations unies : " Les Américains nous avaient sauvés et on pensait que l'on devait se battre pour la liberté ", dit Jean-Jacques Barbou. D'autres partaient pour oublier un amour, fuir quelque chose... C'est ainsi que le bataillon eut son " Soldat inconnu ", qui repose dans le cimetière de Pusan : embarqué clandestinement, il avait été intégré au bataillon mais devait mourir au combat avant que l'on ait pu connaître son identité, rappelle Jean-François Pelletier, auteur du Bataillon français de l'ONU, Corée 1950-1953 (éd. des Argonautes, 2004). Par la suite, comme il n'y avait pas assez de volontaires, certains firent deux séjours, et d'autres, du contingent d'Indochine où la France était déjà engagée, furent déroutés sur la Corée.
Le bataillon avait été formé à la hâte le 24 août 1950, alors que les forces nord-coréennes occupaient déjà pratiquement toute la péninsule. Il fut placé sous le commandement du général de corps d'armée Ralph Monclar, qui avait renoncé à ses étoiles pour reprendre le grade de lieutenant-colonel et pouvoir ainsi prendre la tête d'une petite unité. Traités de " mercenaires " par la gauche française, les volontaires arrivèrent à Pusan, au sud de la péninsule, le 29 novembre. Le général MacArthur avait débarqué à Inchon à la tête des forces des Nations unies, prenant l'ennemi à revers : " Nous avons pensé que tout était fini et que nous allions repartir illico, se souvient Georges Bizeul. En fait, nous allions tomber dans un drôle de guêpier. " La Chine, intervenue fin octobre, avait commencé à repousser les forces alliées. " Au début, on ne savait même pas où on était, tant le front était mouvant. "
Le bataillon fut placé sous le contrôle opérationnel de la 2e division d'infanterie de l'armée américaine - qui est aujourd'hui encore en position en Corée du Sud entre Séoul et la DMZ.
Les vétérans portent l'insigne sur le bras : une tête d'Indien. Gouailleurs et parfois indisciplinés, les Français ne tardèrent pas à s'attirer l'estime des autres unités combattantes. " On a eu le baptême du feu en janvier à Wonju (80 km au sud-est de Séoul) par moins 30 degrés. J'avais les doigts gelés et je pensais que je ne pourrais pas tirer ", se rappelle René Bordeneuve.
Puis ce fut la meurtrière bataille de Chipyong-ni (février 1951) qui bloqua l'avancée de quatre divisions chinoises et permit la contre-offensive des Alliés. Bataille décisive pour une autre raison : elle évita le recours à la bombe atomique demandé par MacArthur en cas d'effondrement du camp retranché. Là encore, la guerre menée il y a soixante ans pèse sur le présent : la menace atomique a marqué les dirigeants nord-coréens, qui se réfèrent au conflit de 1950-1953 pour justifier leurs ambitions nucléaires.
D'autres batailles, non moins lourdes en pertes, allaient suivre : celle de la " cote 1 037 ", de Crèvecoeur, d'Arrow Head... Commençait une guerre de position non sans analogie avec les tranchées de Verdun : la terre qui tremble sous les avalanches d'obus, les corps à corps, les charges à la baïonnette : " On a vécu ces années terrés comme des renards sous un déluge de mitraille, attendant les attaques des Chinois qui voulaient nous écraser sous le nombre ", poursuit Georges Bizeul.
" Comme ils n'avaient pas de télécommunications, ils sonnaient la charge au clairon ", précise Gérard Journet, l'historien du groupe. " Le premier rang d'assaillants tombait et le second, sans armes, prenait celles des morts pour avancer de quelques mètres ", poursuit Georges Bizeul, qui ajoute : " L'évacuation des blessés était un calvaire : on les descendait des pitons sur des chemins gelés, et plus d'une fois, ils roulaient dans le ravin. " Un sacrifice qui ne fut pas vain : " Nombre de positions prises et tenues par les Français ont été figées en juillet 1953 par la ligne de démarcation entre les deux Corées instituée par l'armistice ", commente le colonel Alain Nass, attaché militaire près l'ambassade de France à Séoul et cheville ouvrière de ce Chemin de mémoire.
Les vétérans français ont retrouvé les Coréens qui, au départ simples porteurs des vivres et des munitions, avaient été intégrés comme combattants, ouvrant la voie à ceux qui, plus tard, feront Saint-Cyr. Une tradition qui s'est maintenue : chaque promotion de saint-cyriens compte désormais un Coréen. " C'était difficile de se comprendre en raison de la langue, mais il y avait un respect mutuel. Ce que nous admirions chez les Français, c'est qu'ils ne "décrochaient" jamais ", dit l'un d'eux, Kim Hang-sun.
Toute une mémoire vivante que s'efforce de recueillir le réalisateur Eric Beauducel, qui achève un documentaire (Sous le ciel sombre de Corée) à partir de la mine de souvenirs de ces hommes dont beaucoup, s'ils avaient un corps de 20 ans, seraient prêts à repartir.
Quelques-uns ont voulu rayer de leur mémoire cet épisode de leur vie. Pour l'un d'entre eux, c'était la première fois en quarante-sept ans qu'il retournait en Corée. " Je voulais tourner la page ", dit-il. Discret, lui aussi bardé de médailles, il ne souhaite pas que son nom soit mentionné.
Tous ont été marqués à jamais par cette expérience : c'est le cas du sergent Navarre dont les cendres ont été dispersées par son fils à Crèvecoeur en 2008, comme l'avait souhaité cet engagé volontaire à deux reprises : après avoir été blessé et rapatrié, il était reparti. Un petit musée dans un bunker sur le " piton 931 " a été enrichi de documents et de photographies, données par Mme Navarre qui, comme d'autres veuves de vétérans, est venue pour honorer la mémoire de son mari mais aussi voir les lieux que celui-ci décrivait dans ses lettres. " La Corée, c'est un peu notre pays ", résume Jean-Claude Playoult, qui prit part à la bataille de Crèvecoeur.
Guerre oubliée ? En Occident sans doute mais non en Corée. Dans une partie du monde où les liens de confiance entre les hommes comptent plus que les contrats, et dans un pays où l'histoire est figée par une guerre à laquelle aucun traité de paix n'a mis fin, ce Chemin de mémoire noue au-delà des générations des liens plus profonds que bien des accords entre gouvernements : une mémoire élargie au présent.
Philippe Pons
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