vendredi 4 juin 2010

REPORTAGE - Suicides à la chaîne - Jordan Pouille


Marianne, no. 685 - Monde, samedi, 5 juin 2010, p. 54

Chine. Dans l'usine qui fabrique les iPhone et les iPad

Dix ouvriers de 16 à 24 ans se sont donné la mort en deux semaines. Stress, cadences infernales, solitude... Enquête au sein d'un complexe industriel démesuré de 420 000 personnes.

Caché par un muret de brique, un camion-grue hisse lentement d'immenses filets jaunes jusqu'au quatrième étage de l'atelier A2. Sur le toit, trois hommes soulèvent un immense sac de sable pour le balancer par-dessus bord. Dans sa chute, le sac de 50 kg transperce le filet et s'écrase sur le bitume. Ce sont les filets antisuicide - visiblement déficients - commandés en urgence par Terry Guo, le PDG taïwanais de Foxconn, la première entreprise mondiale de composants électroniques, pour tenter d'enrayer les tragédies : 13 tentatives de suicide depuis le début de l'année. Dix décès sur le site de Longhua, la ville-usine de Foxconn. Tous avaient entre 16 et 24 ans. " Le taux de suicides dans une société augmente avec la hausse du produit intérieur brut ", s'est dans un premier temps contenté d'expliquer Terry Guo, un brin cynique.

Installé dans le sud de la Chine depuis 1988 à la faveur du réchauffement des relations entre les deux pays, Foxconn fabrique les imprimantes HP, les ordinateurs Acer et Dell, les smartphones Nokia et la gamme des produits Apple, dont les fameux iPod, iPad et iPhone. Neuf cent mille employés dans le monde, dont 420 000 à Longhua.

Devant la multiplication des suicides, la consternation internationale et la crainte de perdre ses prestigieux clients, Terry Guo - troisième fortune de Taïwan et que les ouvriers appellent " le Tigre " - a fini par présenter des excuses et annoncer des mesures : une batterie de conseillers psychologiques joignables par téléphone, de la musique douce dans les ateliers, des filets antisuicides sur tous les bâtiments Foxconn et, finalement, une hausse de salaire de 20 %, soit 250 yuans. En revanche, rien de nouveau concernant la gestion militaire des jeunes ouvriers. " L'usine n'est pas un sweatshop [un atelier de misère] ", a martelé le patron. Juste : les suicides sont rares dans les boutiques de fringues.

L'ouvrier Wang Jun, 18 ans, fume clope sur clope au pied de son dortoir pendant que sont installés des câbles d'acier sur la fenêtre de sa chambrée. " Aussi solides que des barreaux de prison mais plus discrets ", assure, fièrement, le contremaître qui supervise l'opération. Pour ce dernier, c'est un avantage de plus qui s'ajoute au bénéfice des ouvriers après le papier toilette et le shampooing gratuits !

L'obsession de la production

" Ça n'empêchera pas les ouvriers de se couper les veines ", grommelle Wang Jun, qui préférerait que soit installée la clim dans les dortoirs tant la chaleur y est étouffante... Fluet comme un ado de 15 ans, le garçon n'a toujours pas digéré l'humiliation infligée à l'atelier : " Les chefs sont obsédés par les objectifs de production et te le font payer. " Sur la chaîne de production des iPad, Jun a péché par sa lenteur, mais, plutôt qu'une simple mise à pied, son supérieur a opté pour la sanction ultime : lui faire perdre la face devant tous ses camarades. Wang Jun a dû rester debout pendant six heures face à un mur. Ne manquait plus que le bonnet d'âne. " Ce n'est pas pire que ce qui est arrivé au nouveau de l'équipe. Un iPad manquait, d'après le chef qui l'a accusé sans preuve de l'avoir volé. Il a mis sa photo et son nom sur les murs pendant une semaine. Maintenant plus personne n'ose adresser la parole à cet ouvrier. "

Pour Pierig Vezin, fondateur français du cabinet d'audit social Wethica, " cette violence est typique d'une usine taïwanaise où, traditionnellement, l'autorité est très forte. Ils ont une vision quasi monarchique de la vie en usine où chacun est soumis au bon vouloir de son supérieur. " Sans compter le relent de racisme historique entre les cadres taïwanais et les chefaillons chinois, pétris de frustration.

Sans difficulté, Yin Chun, chef d'atelier sur l'iPhone, rencontré dans l'un des nombreux restaurants entourant l'usine, confie : " Les ouvriers n'ont pas le droit de parler pendant le travail. Sinon j'applique une retenue sur salaire, c'est une question de discipline. " Alors, où se confier lorsqu'on est un jeune ouvrier débarqué de sa campagne, assommé par le travail et les brimades ? Peut-être auprès des 2 000 nouveaux conseillers psychologiques réclamés depuis longtemps par leur client HP et annoncés en grande pompe le 25 mai par Foxconn. En réalité, ils ne sont pas plus psychologues que les autres, mais plutôt de simples camarades ouvriers " promus " de force au rang de conseillers après une formation express de trente heures. Quant au numéro vert lancé par Foxconn - 78585 - pour recevoir les appels de détresse, il sonne toujours " hors service ".

" Rares sont les ouvriers migrants qui s'empresseront d'aller vider leur sac à un inconnu. C'est une méthode qui me paraît bien trop occidentale pour être applicable ici ", pronostique Pierig Vezin. Tout comme ils n'ont pas voulu signer la lettre du sémillant PDG Terry Guo, leur demandant de renoncer au suicide (lire l'encadré p. 57) !

Le dimanche, pendant leur unique jour de repos et sauf commandes exceptionnelles, de nombreux ouvriers déambulent nonchalamment entre la grande place de Longhua et le pont piétonnier qui enjambe l'avenue principale. Les filles défilent avec leurs dernières fringues branchées, achetées pour quelques yuans dans les boutiques de la ville-usine. Les garçons, eux, se pavanent avec leur nouveau téléphone, souvent une pâle contrefaçon de modèles qu'ils fabriquent chez Foxconn.

Ici, les langues se délient avec insouciance. Jin Baobei, 17 ans, travaille sur la chaîne de production des cartouches d'imprimante HP. Onze heures par jour, minimum. Elle parle d'un travail répétitif et extrêmement rapide, ne laissant aucun répit. " Mais comme je porte un masque qui cache le visage, je travaille en fermant les yeux et j'imagine que je suis ailleurs, chez moi dans le Sichuan. " Ses doigts détectent, par frôlement, le moindre défaut de fabrication de 28 000 cartouches par jour ! Sa fierté ? " Je sais maintenant que je vaux bien mieux qu'une machine. Des Japonais sont venus en tester une ici en février, mais elle faisait bien trop d'erreurs. "

Désenchantée mais pas déprimée. Jin Baobei ne peste pas contre son poste chez Foxconn. " C'est un travail... Et il faut bien que quelqu'un le fasse. " Avec toutes les heures sup et quand les commandes sont bonnes, la jeune fille gagne jusqu'à 1 800 yuans par mois (215 €). Elle en dépense environ la moitié. " Je n'ai pas d'objectif, pas de projet ni d'amoureux pour l'instant mais je sais que je suis libre car j'ai décidé toute seule de quitter les rizières. " Sa mère, qui lui a déjà trouvé un futur mari dans le Sichuan, refuse qu'elle lui envoie ses maigres économies. " Mais je rêve que mon argent puisse aider mon petit frère à entrer un jour à l'université. "

Chez Foxconn, on ne choisit pas où ni avec qui on souhaite partager sa chambrée. Si bien que les ouvriers se retrouvent, malgré eux, en colocation avec de parfaits inconnus, aux horaires épars et trop fatigués pour entamer la conversation. " Quand ma journée est terminée, j'aimerais bien aller me balader avec une copine d'atelier mais elle vit trop loin. Il faut compter au moins une heure de bus entre nos deux dortoirs. " Pour vaincre la solitude, Jin Baobei s'est donc inscrite à une formation du soir, payée de sa poche, 3 200 yuans pour l'année. " C'est cher, mais j'y vais cinq fois par semaine, un mois sur deux, lorsque je ne travaille pas de nuit. "

L'espoir de jours meilleurs

Pressés de partir avec un pécule ou une compétence, les jeunes ouvriers de Foxconn se pressent dans ces écoles de fortune que l'on trouve entre les boutiques de téléphones portables bon marché ou les petites épiceries. Leurs propriétaires, comme Li Jian, se frottent les mains. " Au début je tenais un cybercafé mais, après chaque suicide, la police m'ordonnait de couper la connexion deux jours pour éviter que les ouvriers n'envoient leurs images sur Internet. Le business des formations sur ordinateur est beaucoup plus stable et lucratif. Les jeunes de Foxconn n'ont pas très envie de s'éterniser à Longhua. Beaucoup de filles espèrent devenir secrétaires en maîtrisant Word, Excel ou Photoshop. " Après chaque séance, on épingle les meilleurs travaux de ses étudiants sur les murs. Ce soir, avec Photoshop, chacun a dessiné son salon idéal avec canapé fluo, moquette rose et écran plat géant.

Li Hailong, 19 ans, est masseur dans un petit salon près de l'usine. Cet hiver, il travaillait encore sur une ligne d'assemblage des iMac. " C'était très dur, beaucoup trop de travail pour un salaire décevant. " Ironie de l'histoire, l'ancien lampiste de Foxconn masse aujourd'hui les pieds des chefs d'atelier et prête une oreille attentive aux conversations. " Ce que je peux dire, c'est qu'ils se moquent totalement des suicides. Plutôt que de s'inquiéter de l'absence d'un ouvrier à son poste, ils réfléchissent aux montants des amendes qu'ils vont pouvoir infliger. Ils s'amusent de leurs punitions tordues, de leurs moqueries. " Son nouveau travail ne le passionne guère, mais il n'est plus fatigué. Son rêve ? Ne plus avoir de patron : " Je pense que je finirai par monter ma propre affaire, dans le Hunan. Sans doute un petit restaurant. " Mais pas question pour lui de vivre en ville. " Mêmes les cadres ont du mal à acheter un appartement et doivent s'endetter pour toute leur vie. " Depuis le mégaplan de relance de 400 milliards d'euros conçu par Pékin, en novembre 2008, à destination notamment des paysans, le différentiel de revenus entre les usines et les campagnes se réduit. Ce qui pousse de nombreux mingong, ou ouvriers migrants, à envisager sérieusement un retour au village.

Interdits de parole douze heures par jour puis dispersés aléatoirement dans les dortoirs, tout semble avoir été imaginé pour empêcher les ouvriers de se sociabiliser. Mais un vieil homme a trouvé la parade : la danse. Sous un immense préau en tôle coincé entre quatre dortoirs, ce professeur de gym à la retraite enseigne chaque soir le charleston à plusieurs centaines d'ouvriers de Foxconn... à grands coups de musique techno. Comme Foxconn prélève le loyer du préau, Ma Jing fait payer l'entrée : 1 yuan pour pouvoir se défouler jusqu'à épuisement... ou jusqu'au quart d'heure américain. " Les enfants de Foxconn [sic] viennent tous de la campagne. Il s'agit de leur première expérience hors du village, ils sont confrontés immédiatement à une réalité très dure, qui les inhibe. La danse leur permet de se sentir mieux, de s'intégrer. "

Remonté par la vague de suicides, Ma Jing envisage d'écrire à la direction pour demander de ne plus payer le loyer. " On pourrait même faire payer Foxconn à la place des ouvriers. Après tout, mes cours de danse sont un meilleur remède que leurs coûteux filets antisuicide. "

Encadré(s) :

Ce qu'en dit la presse chinoise

Lu Xin était fan de la chanteuse américaine Lady Gaga. A 24 ans, il rêvait à son tour de monter sur scène. Avant de se jeter du haut de son dortoir, le 6 mai dernier, il a laissé ce message sur son blog et qui, relayé sur les forums, a ému toute la Chine : " Je suis venu dans cette usine pour gagner de l'argent mais je réalise que j'ai gâché ma vie et mon futur, à peine entré dans la vie d'adulte. Je suis perdu. " Son témoignage a convaincu le journaliste Iu Zhiyi de se faire embaucher dans l'usine. " Je n'ai pas voulu expliquer tous ces morts mais plutôt comprendre comment les ouvriers vivaient ", explique-t-il à Marianne. Il raconte, par exemple, comment son camarade d'atelier a, un jour, appelé au secours car il butait contre un poteau se trouvant sur son chemin. Il ne savait plus comment le contourner. " Le chef a rigolé, l'a traité de fou et les ouvriers aussi. " Le reportage a poussé la presse chinoise à s'emparer du fléau Foxconn, décrit comme le symbole d'une industrie d'une autre époque. Puis Pékin a imposé le silence. Mais les blogueurs ont pris le relais... et ont trouvé un nouveau surnom à l'entreprise taïwanaise. De " FuShiKang ", son nom en mandarin signifiant " richesse, plénitude et bonne santé ", la firme est devenue " FuShiKeng " : " fosse aux cadavres ".

Il a osé l'écrire

Voici des extraits de la lettre d'engagement que Terry Guo, président de Foxconn, souhaitait faire signer à ses salariés chinois, avantde renoncer, compte tenu de l'émotion qu'elle a suscitée :

" - Je ne choisirai pas de solution extrême pour me blesser ou blesser mon entourage. - Si je me blesse au cours d'un incident et que l'entreprise n'est pas responsable, comme une tentative de suicide, j'accepte que l'entreprise trouve une solution légale. Ni moi ni ma famille ne réclameront à l'entreprise ce qui n'est pas prévu explicitement par la loi. - Je ne commettrai pas d'acte extrême qui pourrait affecter la réputation de l'entreprise. "

PHOTO - In a picture taken on May 26, 2010 Chinese workers assemble electronic components at the Taiwanese technology giant Foxconn's factory in Shenzhen, in the southern Guangzhou province. Foxconn on June 2 confirmed the death of another employee but denied he died of exhaustion following a spate of suicides at its Chinese plants.

© 2010 Marianne. Tous droits réservés.

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