mercredi 7 juillet 2010

Chine : le Xinjiang sous une chape de plomb - Arnaud de la Grange

Le Figaro, no. 20504 - Le Figaro, lundi, 5 juillet 2010, p. 5

Un an après les émeutes, les Ouïgours font l'objet d'un apartheid rampant.


L'« empereur du Xinjiang » est tombé au printemps. Le tout-puissant, l'intouchable patron du Parti communiste du cru, a été relevé de ses fonctions fin avril. Wang Lequan tenait d'une main de fer depuis quinze ans cette immense région du nord-ouest chinois, qui abrite une forte population musulmane et turcophone. Quelques mois après les sanglantes émeutes interethniques qui avaient fait près de 200 morts en juillet 2009, les dirigeants chinois ont voulu envoyer le signal d'une nouvelle politique. Malgré cela, un an jour pour jour après les manifestations à Urumqi, le climat de peur et de méfiance a atteint une rare lourdeur.

Côté Ouïgours, on fait le gros dos et les portes se ferment. « Parler à un étranger peut vous coûter très cher, raconte Nelza, une jeune étudiante, des milliers de gens ont été arrêtés. Mon cousin a été condamné à quinze ans de prison juste parce qu'il avait volé deux téléphones portables lors des émeutes. » La majorité des victimes de ces violences étaient des Hans, selon Pékin. Depuis, au moins 1 500 personnes ont été arrêtées officiellement, bien plus selon diverses sources locales. Au printemps, 198 accusés avaient déjà été jugés et 25 - dont 23 Ouïgours - condamnés à mort. Côté Hans, on s'installe un peu dans une ségrégation de précaution, un apartheid rampant. « N'allez surtout pas dans un restaurant ouïgour, vous risquez de vous faire empoisonner », dit un commerçant. La presse officielle a annoncé il y a deux jours que 40 000 caméras de surveillance avaient été installées à Urumqi, dans les bus, les centres commerciaux, les écoles.

Derrière la coupable et folle violence des émeutiers, les dirigeants chinois savent bien qu'il y a un terrible problème de frustration économique, un sentiment de marginalisation démographique et d'asphyxie religieuse et culturelle chez les Ouïgours. Le nouveau patron de la région, Zhang Chunxian, a reçu pour mission de lisser ces tensions.

Comme au Tibet

Marié à une célèbre présentatrice de CCTV, cet ancien ministre des Transports de 57 ans a la réputation d'être un cadre ouvert et pondéré. En l'installant dans ses fonctions, le vice-président Xi Jinping l'a d'ailleurs décrit comme un esprit libéral et vanté son « sens de l'innovation ». Il ne faut pourtant pas s'attendre à des inflexions majeures. Zhang Chunxian s'est empressé d'assurer qu'il allait « écraser les séparatistes ». Et le Quotidien du peuple a annoncé le lancement du « projet Tianshan » - du nom d'une chaîne montagneuse du Xinjiang - destiné à « sauvegarder la culture d'État et l'idéologie ».

Comme au Tibet, la stratégie reste fondamentalement la même, en misant sur le développement pour renforcer la mainmise du centre. En mai, le bureau politique du comité central du Parti communiste a affirmé que « le développement social et économique au Xinjiang doit être renforcé de manière rapide et solide, avec comme priorité de garantir et d'améliorer la vie des gens afin que les groupes ethniques puissent être plus riches et plus heureux ». L'objectif est de transformer la société à l'horizon 2020. Un nouveau plan de développement d'un milliard d'euros par an - soit 10 milliards sur la prochaine décennie - a été annoncé. Et, pour apaiser les critiques de prédation des richesses, Pékin a annoncé début juin la création d'une taxe de 5 % sur les profits des exploitants des ressources énergétiques de la région.

Mais, pour le professeur Ilham Tohti, de l'Université des minorités de Pékin, « les Ouïgours ne peuvent accepter la seule prospérité économique en échange du renoncement à leur liberté de culture, de langue et de religion ». La destruction de la vieille ville de Kashgar, étape mythique de la Route de la soie, au nom de la « modernisation », est le triste symbole de cette politique peu subtile de la truelle et des billets de banque.


Les paysans-soldats des frontières chinoises - Arnaud de la Grange

La pelle et le fusil. Il est encore des lieux où cette imagerie révolutionnaire a un sens, et une réalité. Dans cette Chine des confins qu'est le Xinjiang, d'étonnantes institutions mi-civiles mi-militaires ont survécu au grand chambardement des réformes. Le Bingtuan reste un étrange corps de paysans-soldats, héritage des années 1950, qui gère l'existence de 2,8 millions de personnes.

Adossée à la frontière avec le Kazakhstan, la « Base 62 » est l'un de ces postes avancés de la croissance chinoise. Autrefois appelée « Base agricole Orient rouge », elle regroupe 20 000 hommes. Elle fait partie de la « 4e division » du Bingtuan et est composée à 82 % de Hans, la principale ethnie chinoise. L'unité est implantée dans la région de Yili, à forte minorité kazakhe mais qui compte aussi des communautés ouïgoure, mongole, hui, tadjike. « Au départ, notre mission principale était de défendre les frontières, explique Wei Xingping, patron de la base, mais aujourd'hui, c'est l'économie! » Il est en civil, mais son uniforme est accroché à une patère derrière son bureau. Au mur, un portrait de Deng Xiaoping veille sur une citation : « Le moteur, c'est le développement. »

Cotées à la Bourse de Shanghaï

La « Brigade N° 4 » est une des unités de la base. Si elle se consacre essentiellement à la culture du coton, 260 de ses 700 hommes sont des « Mingbing », des « ouvriers-soldats ». « Ils s'entraînent quand le travail n'est pas intense dans les champs, explique le chef de la brigade, Li Jiang, soit au minimum quinze jours et jusqu'à un mois par an. Et on peut les mobiliser en cas de menace. » Paysan originaire du Henan, Wang Xinge est l'un de ces soldats du dimanche. « C'est normal puisqu'on vit sur la frontière et qu'on est en bonne santé en travaillant dans les champs, dit-il. On touche 10 yuans (1,20 euro) de plus par jour d'entraînement. » Il a été mobilisé en juillet dernier, lors des émeutes d'Urumqi. « Certains sont restés ici, pour empêcher l'entrée d'éléments hostiles, d'autres ont été envoyés à la ville, à Yining. »

Enrôlée dans le « Grand Jeu » entre Anglais et Russes à la fin du XIXe siècle, la ville de Yining a longtemps hébergé un consulat russe. Aujourd'hui, l'heure est au développement du commerce avec le Kazakhstan voisin. À une heure de route, en face du poste frontière de Huerguosi, d'immenses bâtiments commerciaux achèvent de pousser. La décision vient d'être prise de faire ici une « zone économique spéciale ». Commandant de la « 4e Division », Li Bin a sous sa houlette des entreprises d'import-export et de transport. Certaines sociétés du Bingtuan, malgré leurs gènes militaires, sont aujourd'hui cotées à la Bourse de Shanghaï. C'est ici le cas de Yili Te, une société qui fabrique le fameux baijiu, l'alcool blanc national. Li Bin explique aussi que « de nouvelles routes et une voie ferrée sont en construction pour desservir la frontière ».

De fait, tout au long des sept heures de route qui permettent de redescendre vers la plaine de Shihezi, à travers un superbe paysage alpin, le génie chinois s'active à construire de gigantesques ponts et tunnels. Shihezi est la ville pionnière du Bingtuan. Ici, il y a soixante ans, il n'y avait rien, que la steppe herbue et de la pierraille chahutée par le vent. Aujourd'hui, les avenues y sont plus larges que celle qui passe devant Tiananmen à Pékin. La ville est han à 94,5 %. Elle a le label de « base de tourisme rouge » et un musée rappelle les temps pionniers. Dès 1949, les troupes stationnées au Xinjiang ont été affectées à des missions de développement. Et en 1954, des dizaines de milliers de soldats ont reçu l'ordre de se démobiliser sur place, pour fonder un « Corps d'armée de production et de construction ». Dissous en 1975, il a été rétabli par Deng Xiaoping en 1981. Le Bingtuan, qui dépend directement du gouvernement central, a encore aujourd'hui ses propres tribunaux, ses propres forces de police.

3 femmes pour 3 000 hommes

Adorable vieux monsieur de 80 ans, Lu Zhengou est arrivé ici en 1950, à l'âge de 20 ans, dans les colonnes de la « Division Sud » de l'APL. Ce membre de la minorité Zhuang, de la région sudiste du Guangxi, évoque des temps d'une extrême rudesse, où l'on fabriquait ses propres vêtements et habitait dans de petites maisons souterraines. « Au début, il n'y avait que 3 femmes pour 3 000 hommes, s'amuse-t-il, alors, à partir de 1952, le général a fait venir des centaines de filles de toute la Chine. » Lu Zhengou est tombé amoureux d'une belle soldate du Shandong. Leurs enfants ont fait leur vie au Xinjiang. « Au début, c'est parce que nous n'avions pas les moyens de rentrer qu'on est restés. Puis, ici, c'est devenu notre deuxième terre natale, raconte-t-il, et aujourd'hui, on y vit mieux que dans nos provinces d'origine. »

Son histoire est le symbole de tous les malentendus qui affectent le Xinjiang. Indéniablement, Lu Zhengou et ses frères d'armes ont accompli ici un travail de développement colossal. Et il se sent chez lui sur cette terre qu'il a transformée, apprivoisée. Les Ouïgours, eux, s'estiment exclus de ce mouvement, qu'ils vivent comme une « colonisation intérieure ». Ils représentaient 79 % de la population du Xinjiang en 1949, contre moins de 46 % aujourd'hui. Derrière ces deux logiques, c'est toute l'ambiguïté de la politique de Pékin qui se profile. Avec le pari d'une dissolution du sentiment national ouïgour dans la prospérité et la masse.

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