mercredi 7 juillet 2010

REPORTAGE - Les touristes se pressent à Tumen, en Chine, balcon sur la Corée du Nord

Le Monde - International, mardi, 6 juillet 2010, p. 6

Location de télescopes, vente de bibelots, cigarettes, et même escapades en radeau vers l'autre rive, tout un commerce s'est développé côté chinois.

Elle est si calme cette frontière, si paisible dans la torpeur d'un après-midi de juillet. On a du mal à s'imaginer que là-bas, passé la rivière Tumen, commence un autre monde. Entre la ville chinoise du même nom et Namyang la nord-coréenne, de l'autre côté du pont, deux univers se font face.

Côté chinois, Tumen aligne les bâtiments modernes de sa douane, ses parcs, ses immeubles récents et jouit d'une vie nocturne relativement animée compte tenu de son éloignement des grands centres. Le soir, le petit peuple vient déguster des brochettes sur la promenade en lorgnant vers la Corée du Nord. De jour, un commerce bizarre s'est développé pour les touristes, dont beaucoup en provenance de Corée du Sud, venus éprouver une sorte de frisson devant le pays interdit : outre des télescopes loués l'équivalent d'un demi-euro pour observer l'autre rive, on y achète de méchants bibelots, des cigarettes nord-coréennes, mais aussi russes - la frontière de la Fédération de Russie n'est qu'à une heure et demie de route, plus à l'est - dont les paquets sont ornés de photos de femmes nues.

Côté nord-coréen, le premier bourg de la province du Nord-Hamgyong semble figé : dans Namyang, on aperçoit quelques immeubles un peu décrépis, des balcons où sèche du linge, seul signe visible, même à la jumelle, de la présence d'êtres humains. Pour le reste, on dirait un gros village abandonné. La nuit, de rares lumières y clignotent.

Sur la route qui longe la frontière, un pont dynamité par les Japonais lors de leur débâcle en 1945 forme un balcon au-dessus de la Corée du Nord. Sur la rive ensablée, on voit un paysan conduire un char à boeuf. L'atmosphère est d'une absolue tranquillité. Aucun soldat n'est visible, de part et d'autre. Sur la berge opposée, nulle trace de mécanisation, de route goudronnée. Une drôle de pancarte bilingue demande, en chinois et en coréen, au voyageur voyeur : « Prière de ne pas se moquer des gens de l'autre côté »...

Plus au sud, le long de la Tumen, en face d'une petite gare nord-coréenne où l'on distingue le portrait de Kim Il-sung, père de la patrie nord-coréenne et de l'actuel dirigeant Kim Jong-il, une poignée d'enfants s'éclaboussent en riant dans la rivière, large d'à peine quelques dizaines de mètres. Tout près du rideau de fil de fer barbelé construit côté chinois.

Pékin a une obsession et c'est l'une des raisons de son soutien à Pyongyang : empêcher, en cas de déstabilisation du régime, l'arrivée en masse de réfugiés. En de nombreux endroits de la frontière, les soldats chinois ont érigé des kilomètres de palissades. Une bien faible barrière, cependant, qui n'empêche pas des réfugiés fuyant la misère et la faim de passer en territoire chinois. Souvent, des Nord-Coréens traversent nuitamment la rivière pour quelques heures afin de rapporter de la nourriture. Côté chinois, la « préfecture coréenne autonome de Yanbian », une région qui compte 39 % d'habitants d'origine coréenne, établis là depuis des lustres, est pour les gens venus de l'autre côté la promesse d'un soutien non négligeable, ne serait-ce que sur le plan linguistique.

Début juin, beaucoup plus au sud, près de la ville frontalière de Dandong, une fusillade a rompu le calme habituel de la frontière : des soldats nord-coréens ont tiré sur des trafiquants chinois, sans doute en train d'échanger de la nourriture contre du cuivre. Trois sont morts. Pékin a réagi de manière inhabituellement abrupte contre son allié de Pyongyang, dont l'économie est sous perfusion chinoise. La Corée du Nord a présenté de plates excuses. Un journal de Chine a spéculé sur l'incident en laissant entendre que les gardes-frontières incriminés auraient pu confondre les Chinois avec « des espions sud-coréens ». Certaines informations font plutôt penser que ces derniers se seraient enfuis après une altercation avec un soldat nord-coréen qu'ils payaient, mais peut-être plus assez, pour les laisser se livrer à leurs petites affaires...

A Tumen, tout près du pont enjambant la rivière, un autre commerce s'est développé : une Chinoise a fait construire de petits radeaux pour touristes. Avec l'accord des autorités locales nord-coréennes, des gondoliers à chapeau conique emmènent les voyageurs pour une courte escapade le long de la Corée du Nord. Il n'y a rien à y voir, car la rive est de ce côté obstruée par une épaisse végétation, mais cela n'a pas d'importance, les affaires de Mme Zhang marchent bien. Chinois et touristes sud-coréens sont ravis d'aller faire une balade le long de l'une des frontières les plus mystérieuses du monde. « Vous ne les voyez pas, explique la dame en désignant l'autre rive, mais ça fourmille de soldats enterrés dans des trous. Il y a quelques années, ils sortaient quand les touristes arrivaient. Les Sud-Coréens, souvent, leur jetaient de la nourriture. C'est fini, les autorités nord-coréennes nous ont dit par l'intermédiaire de la police chinoise que tout contact entre touristes et soldats était désormais interdit. »

Ce qui n'est pas fini en revanche pour Mme Zhang, c'est le juteux petit business entre elle et des Nord-Coréennes qui lui vendent un vin de riz douceâtre, opaque et blanc, qu'elle fait déguster bien frais à ses clients. « Elles le concoctent à la maison », dit-elle en brandissant une morue séchée, qui vient, elle aussi, de Corée du Nord...

Des informations alarmantes filtrent depuis l'autre côté. Selon un homme d'affaires qui se rend régulièrement en Corée du Nord et demande à garder l'anonymat, de graves pénuries alimentaires affectent de nouveau cette province. Il montre la photo d'un homme d'une effrayante maigreur qu'il a prise lui-même au printemps. « La situation alimentaire est désastreuse, surtout depuis quelques mois, dit-il. Ça me fait penser aux années 1990. » A l'époque, entre 600 000 et un million de Nord-Coréens sont morts de faim. L'homme voit plusieurs raisons derrière ces graves pénuries : « les mauvaises récoltes, la gestion désastreuse de l'agriculture par le régime, la réévaluation du won, la monnaie nord-coréenne, qui a ruiné beaucoup de gens, l'impact des sanctions internationales et de celles adoptées par la Corée du Sud », en mai, après le torpillage, dont elle accuse Pyongyang, d'une corvette sud-coréenne, qui avait fait quarante-six morts.

Bruno Philip

PHOTO - Chinese tourists look across the border to North Korea on "Broken Bridge" in Dandong on May 26, 2009 which used to connect China and North Korean before it was bombed by the US during the Korean war and is now a tourist attraction on the Yalu River. North Korea will "pay a price" if it continues to carry out nuclear weapon and missile tests in violation of international law, US ambassador to the United Nations Susan Rice said in reaction to Pyongyang test-firing two short-range missiles on May 26.

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