mardi 27 juillet 2010

INTERVIEW : «En Afrique, les étrangers critiquent l'arrivée des Chinois»

Le Temps - Economie, samedi, 24 juillet 2010

Michel Juvet, membre de la direction de la banque Bordier à Genève, s'exprime sur l'économie africaine et note que les besoins de matières premières de pays comme la Chine, l'Inde et le Brésil ont changé la donne pour le continent

Le Temps: Quel avenir pour l'agriculture? L'Afrique peut-elle se nourrir et qu'en est-il des achats de terres par des étrangers?

Michel Juvet: Le potentiel est là lorsqu'on voit ce que les entreprises chinoises ou indiennes ont réalisé en Ethiopie. On se souvient que ce pays souffrait régulièrement de pénuries alimentaires dramatiques. Les terres vendues sont aujourd'hui productives. Mais la question de la répartition des revenus agricoles entre investisseurs locaux et étrangers se pose. Est-ce que vendre ses terres est vraiment une source de développement? Le fait de donner à un pays étranger une partie de son propre territoire n'est pas nécessairement néfaste. C'est surtout une question de prix et de conditions. Dans le domaine de l'énergie, c'est la même question. Les pays pétroliers offrent des concessions à des entreprises étrangères; ces dernières apportent de la technologie, et la production démarre. Les recettes doivent permettre aux pays de faire de nouveaux investissements. Le Nigeria a mis ainsi en place des jumelages de sociétés locales aux sociétés étrangères qui veulent pratiquer de nouveaux forages.

- Quel est l'apport de la Chine en Afrique?

- Le commerce avec la Chine a décuplé en dix ans, passant de 10 milliards à 100 milliards de dollars. C'est considérable et positif. Mais tous les étrangers critiquent l'arrivée des Chinois. Les Libanais, très présents en Afrique de l'Ouest, les voient d'un mauvais oeil et dénoncent une recolonisation. Cela montre que la concurrence était nécessaire et que les habitudes prises doivent évoluer. En revanche, la population locale s'en réjouit. Les produits chinois sont moins chers et les créations d'emplois suivent. L'influence chinoise est donc positive, mais elle change aussi la perception que les Africains ont du modèle économique idéal. Si cette influence chinoise réussit à créer la croissance, les mentalités des Africains vont bifurquer et les exemples du libéralisme ou de la démocratie seront remis en question.

- L'Afrique a-t-elle de la peine à se faire connaître auprès des investisseurs?

- Oui. Elle devrait organiser des événements internationaux, comme l'Afrique du Sud l'a fait avec le Mondial. Ces événements apportent une couverture médiatique qui fait venir les investisseurs. Les gouvernements devraient faire des tournées internationales pour aller vanter leur économie. L'image est cruciale. L'Afrique doit vanter ses forces, non ses faiblesses. Les concerts de charité, qui font la promotion de la pauvreté du continent, ne l'aident pas à se développer. Il faudrait des concerts de promotion économique!

- L'Afrique du Sud est-elle un modèle pour le reste du continent?

- Je ne crois pas qu'il y ait un modèle à suivre. L'Afrique du Sud a ses propres spécificités, que l'on ne retrouve pas dans le reste de l'Afrique. Il y a des différences de culture et de religion également qui ne permettent pas de calquer ce modèle en particulier. Je crois plutôt dans l'influence des pôles de croissance et de référence, autour du Maroc, de l'Egypte, ou de l'Afrique du Sud par exemple.


«Je recommande l'Afrique aux investisseurs patients, c'est le nouveau marché émergent»


Le Temps: L'Afrique est généralement associée à la misère, à la guerre et autres catastrophes. Mais, apparemment, ça bouge. Vraiment?

Michel Juvet: Il faut reconnaître les profonds changements économiques sur l'ensemble du continent depuis les années 2000. La croissance est soutenue. Alors qu'elle était quasiment inexistante, elle est passée à 5% en moyenne durant les dix dernières années. En 2010, la croissance en Europe sera de 1,5%, aux Etats-Unis de 2,5%, et en Afrique de 5% en moyenne, bien qu'il y ait d'énormes différences entre pays.

Quant à la dette publique, en pourcentage du PIB, à l'exception du Zimbabwe, elle est bien plus soutenable qu'en Europe. En Afrique du Sud, elle est de 35%. Au Maroc ou en Tunisie, elle est proche de 50%, alors qu'en Europe on s'approche des 100%. L'Afrique n'a plus de soucis d'endettement public à présent. C'est un avantage majeur. En cas de ralentissement de la conjoncture internationale, l'Afrique peut s'endetter et poursuivre ses dépenses. Il faut préciser que les pays les plus pauvres ont profité des abandons de dette effectués par les pays européens.

Dernier élément à relever: la montée en puissance des pays émergents comme le Brésil et la Chine, qui manifestent leur intérêt pour les matières premières africaines. L'Afrique représente 2% du PIB mondial alors que 12% de la population de la planète y habitent et, si aujourd'hui sa part dans le commerce global est faible (2%), elle commence à croître grâce justement à ces échanges Sud-Sud. A l'image de l'Asie, qui a décollé notamment grâce à l'aide au développement, aux investissements directs et aux capitaux.

- Peut-on dès lors se demander si l'aide n'a pas freiné le décollage en Afrique?

- Malheureusement, on ne peut pas tirer un vrai bilan. Les conclusions vont dans les deux sens. D'un côté, il y a le Burkina Faso, un des pays les plus aidés au monde (l'aide publique y représente 15% de son PIB ou 100 dollars par habitant), qui n'a pas décollé. De l'autre, l'Egypte, le Maroc ou le Ghana, qui n'ont pas été plus aidés et qui sont à la tête de la croissance économique en Afrique. Peut-on conclure que l'aide a pénalisé le Burkina Faso? Ce serait une simplification extrême. Sans cette aide, ce pays serait probablement encore plus pauvre. Elle a aidé les populations, mais n'a pas apporté de développement. En revanche, les nouvelles pratiques de soutien budgétaire ont permis une meilleure gouvernance. Le facteur de développement, ce n'est pas l'aide, mais les flux de capitaux. Il n'empêche que l'aide reste importante pour beaucoup de pays, car elle représente encore 8 à 10% du revenu national. Or, avec la crise, les pays donateurs réduisent leurs budgets d'aide. L'Afrique ne pourra pas atteindre les fameux Objectifs du millénaire. Il ne faut pas oublier l'argent des émigrés africains. Leur apport représente entre 30 et 40% des flux de capitaux qui arrivent en Afrique subsaharienne.

- Quel a été le rôle de l'aide multilatérale?

- Dans un premier temps, le Fonds monétaire international a eu un rôle destructeur et de remise à plat par le biais des fameux programmes d'ajustement structurel, extrêmement pénibles pour les populations. Le FMI n'a pas lancé le développement, mais il a aidé à mettre en place un système qui a permis d'accueillir les capitaux et de retrouver la croissance.

- La corruption est un obstacle, non?

- Les freins sont nombreux. A commencer par la bonne gouvernance, l'éducation, la propriété foncière et les infrastructures. Là, les exemples de l'Afrique du Sud ou du Maroc sont intéressants. Ces pays ont investi dans les infrastructures, ce qui leur a permis de passer à la vitesse supérieure. Dans l'ensemble du continent, ces infra­structures (ports, route, rail) manquent terriblement. Le transport des marchandises est plus cher et moins sûr entre pays africains qu'entre pays asiatiques.

- Comment l'Afrique a-t-elle traversé la crise?

- Il y a deux facteurs de transmission de la crise: le facteur commercial et le facteur financier. Dans leur malheur, les pays africains n'ont été concernés que par le premier. Les échanges commerciaux se sont effondrés. Heureusement, les banques africaines n'étaient pas impliquées dans la crise des «subprime», ce qui leur a permis de rester au-dehors de la contagion financière internationale. Pour la première fois et grâce à leurs finances publiques en meilleur état, les pays africains ont pu faire des pro­grammes de relance pour prendre le relais de la demande étrangère. Depuis, avec la reprise mondiale, les exportations ont repris.

- Désormais l'Afrique attire des investisseurs? Qui sont-ils?

- Les bourses attirent l'investisseur international qui a un portefeuille, qui veut diversifier ses actifs et qui veut profiter du boom des matières premières et de la croissance. Il place sur les valeurs cotées, mais il rencontre des difficultés de liquidités ou d'accessibilité. La taille des différents marchés boursiers africains est limitée. Au Maroc, la capitalisation boursière pèse 65 milliards de dollars (68 milliards de francs), celle de l'Egypte 45 milliards et celle du Nigeria 40 milliards. A titre de comparaison, la capitalisation boursière de la Thaïlande est proche de 200 milliards et celle de Nestlé de 150 milliards. Des fonds de placement sont disponibles, mais ils se concentrent essentiellement en Afrique du Sud, au Maroc et en Egypte, trois pays observés en priorité par les investisseurs.

Il y a une autre catégorie d'investissement, plus intéressante parce qu'elle est plus rémunératrice et plus importante pour le développement: les fonds de private equity. On en trouve aujourd'hui d'origine européenne mais également sud-africaine. Moins visibles, ils financent directement les entreprises n'ayant pas accès aux marchés des capitaux, peu développés en Afrique. Il est intéressant d'observer que l'aide publique des Etats développés intègre de plus en plus ces fonds comme instrument de développement. Même la Libye s'y intéresse et construit en ce moment un véhicule de placement de ce type. La conjonction de toutes ces sources fait que les flux de capitaux continueront à alimenter le développement en Afrique.

- Quels sont l'état et le potentiel des places financières en Afrique?

- Etant donné la taille réduite de ces marchés, l'intérêt à se mettre ensemble est évident, mais le regroupement des bourses a de la peine à se concrétiser. Beaucoup d'entreprises de taille moyenne ne sont pas cotées. Forcément, avec le développement économique, cela va évoluer. Ce qui est intéressant d'observer déjà aujourd'hui, c'est que les grandes capitalisations ne concernent pas que les matières premières: on trouve des entreprises de télécommunications, de construction, de grande distribution et des banques. A l'avenir, l'idéal serait que les autres pays moins avancés suivent ces exemples. Ceux qui ont des matières premières doivent financer l'émergence d'autres secteurs.

Propos recueillis par Ram Etwareea et Sandrine Hochstrasser

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