Comment la Chine a-t-elle pu rater la révolution industrielle et ne s'est-elle réveillée que deux siècles plus tard ? Longtemps, les économistes, sociologues ou historiens ont répondu en soulignant les spécificités religieuses ou culturelles, considérées comme des invariants structurels. Rompant avec ces explications concluant peu ou prou à la supériorité des valeurs occidentales, Kenneth Pomeranz fournit des éléments de réponse tirés de la situation économique et écologique de l'Asie et de l'Europe. Dès 2000, l'historien américain publie un ouvrage qui fait date, The Great Divergence, dont la première traduction française est enfin publiée (1). Dans sa préface, Pomeranz rappelle que les recherches sur la singularité du décollage occidental ont pour objectif de " démontrer avant tout que l'Europe occidentale, l'Europe protestante (...) était porteuse d'un gène spécifique, et surgi en son sein, de la réussite industrielle ".
S'appuyant sur une multitude d'indices et de statistiques, l'historien conclut que, jusqu'à la fin du xviiie siècle, le delta du Yangzi en Chine, le Gujarat en Inde, la Grande-Bretagne et la Hollande ont un niveau de développement identique et font face aux mêmes difficultés (baisse de productivité des sols, déforestations...), s'acheminant vers un " cul-de-sac proto-industriel ". La " grande divergence " viendra des gisements de charbon existant au Royaume-Uni, plus exactement de leur proximité des lieux de production. Elle se développera, selon Pomeranz, grâce à la conquête du Nouveau Monde et à la pratique de l'esclavage. Ce sont ces avantages comparatifs qui consolideront la puissance occidentale aux dépens de l'Asie...
Bien sûr, il serait erroné de s'en tenir à ces explications - par exemple, Christopher A. Bayly, dans La Naissance du monde moderne (1780-1914) (2), a mis en valeur les facteurs politiques et institutionnels qui ont poussé au développement. Mais l'ouvrage de Pomeranz, extrêmement précis dans ses démonstrations, permet de sortir d'une " vision européocentrique ".
Autre ouvrage qui fera date, celui d'Alain Roux, Le Singe et le Tigre. Mao, un destin chinois (3). L'historien appuie ses travaux sur les archives américaines, chinoises, britanniques... pour dresser une biographie de Mao en resituant sa vie et ses actes dans son époque. Il raconte la jeunesse du futur Timonier dans un pays chaotique, humilié par l'occupation étrangère. D'emblée, cette expérience forgera la dimension nationaliste de son engagement, qui jamais ne se démentira, et son option révolutionnaire. Alain Roux analyse ensuite le passage de " Mao le conquérant " à " Mao le despote ". Aucun gène particulier qui conduirait inéluctablement à la dictature. Mais, comme le résume parfaitement l'auteur, " devenu une sorte de fou du socialisme, comme d'autres le sont de Dieu, Mao dirige peu à peu son peuple vers le désastre dont il sent la menace sans pouvoir la conjurer, à la façon de la tragédie classique ". Roux met en exergue cinq grandes périodes dans la vie du Grand Timonier, afin de comprendre les ressorts de son itinéraire : le jeune Mao qui, dès 1927, se transforme en " hors-la-loi au Jiangxi ", nationaliste et populiste ; l'époque des " soviets du Jiangxi " et la Longue Marche, où Mao met " au point une stratégie spécifiquement chinoise de prise de pouvoir " ; le début de l'expérience du pouvoir, d'abord dans le nord du Shaanxi, et le remodelage du Parti communiste créant " un modèle en apparence égalitaire et non bureaucratique dont il aura toujours la nostalgie " ; la période qui va de 1957 à 1966, où Mao essaie de traduire en termes politiques son concept de " révolution permanente ", validé si l'on peut dire par l'échec du modèle soviétique et les révélations du XXe congrès du Parti communiste de l'URSS ; enfin, la Révolution culturelle.
L'ouvrage de Roux, extrêmement documenté (trop parfois) et argumenté, donne les éléments pour comprendre les motivations et les raisons de l'échec - jamais réduites à une seule cause. Cela permet de comprendre pourquoi il n'y a pas eu d'effondrement de la société après la mort du despote, malgré de vastes soubresauts, dont la tragédie de la place Tiananmen en juin 1989. La conclusion de l'auteur résume parfaitement sa démarche : " Mao fut un tyran qui commit des actes monstrueux. Nulle fin ne peut justifier de recourir à des moyens inhumains. Ses rêves d'un monde moins injuste en sont-ils pour autant condamnables ? "
(1) Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l'Europe et la construction de l'économie mondiale, Albin Michel, Paris, 2010, 560 pages, 35 euros. (2) Christopher Alan Bayly, La Naissance du monde moderne (1780-1914), L'Atelier - Le Monde diplomatique, Paris, 2006. (3) Alain Roux, Le Singe et le Tigre. Mao, un destin chinois, Larousse, Paris, 2009, 1 126 pages, 26 euros.
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