mardi 19 octobre 2010

ANALYSE - Le Nobel remis à Liu pourrait diviser le pouvoir à Pékin - Jean-Philippe Béja

Le Monde - Dialogues, vendredi, 15 octobre 2010, p. 23

Le prix Nobel de la paix remis à Liu Xiaobo pourrait diviser le pouvoir à Pékin

Le prix Nobel de la paix attribué à Liu Xiaobo pour sa « longue lutte non violente en faveur des droits fondamentaux de l'homme en Chine » constitue un encouragement important pour tous ceux qui, aujourd'hui, dans ce pays, se battent pour défendre leurs droits - paysans chassés de leurs terres par les entrepreneurs liés aux gouvernements locaux, locataires expulsés de leur logement par des promoteurs avides proches des autorités, etc. Il réconfortera aussi les avocats défenseurs des droits de l'homme menacés par les autorités, les journalistes dénonciateurs des scandales qui se font licencier, et tous les acteurs du mouvement de défense des droits civiques (weiquan yundong), nouvel avatar du mouvement pour la démocratie apparu, en Chine, au début de ce siècle.

Mais à part ce réconfort moral, quels seront les effets politiques de l'attribution de ce prix ? La première réaction des autorités a consisté à bloquer la nouvelle sur tous les sites Internet. Toutefois, nous ne sommes plus au XXe siècle et, malgré toutes les tentatives, la nouvelle atteindra les 400 millions d'internautes du pays.

Quelle sera la réaction du pouvoir ? Dans un premier temps, comme de rigueur, il a dénoncé ce « dévoiement » du prix Nobel, et la presse officielle s'est déchaînée contre les membres du comité Nobel, l'Occident, la Norvège. Toutefois, alors que le black-out avait été décidé, le ministère des affaires étrangères, en affichant un communiqué incendiaire sur son site, a paradoxalement permis aux internautes ordinaires d'apprendre que Liu Xiaobo avait obtenu le prix Nobel de la paix. Le lendemain, l'hebdomadaire Caijing publiait, sur son site, à la fois le communiqué du comité Nobel et celui du ministère des affaires étrangères. On voit que même des organismes officiels ont contribué à diffuser cette nouvelle.

Il ne fait guère de doute qu'en 2008 l'arrestation de Liu Xiaobo n'a pas fait l'unanimité. En témoigne le fait qu'il a fallu plus de six mois pour l'arrêter formellement, et encore plus de six mois pour annoncer sa condamnation. Cette décision a, selon toute vraisemblance, été prise au plus haut niveau, et montre que le numéro un chinois a décidé de punir sévèrement ceux qui osaient s'opposer ouvertement à lui, même s'ils étaient connus à l'étranger. Devant la multiplication des conflits dans la société chinoise, le président chinois, Hu Jintao, a opté pour le renforcement des organes de répression.

Une administration du « maintien de la stabilité » (weiwen) a été créée à tous les échelons, et un budget équivalent à celui de la défense nationale, 514 milliards de yuans (55 milliards d'euros), lui a été affecté. A Pékin, mais aussi dans les chefs-lieux de district, des sommes importantes sont consacrées à la surveillance des « éléments suspects » qui ne peuvent se déplacer sans une forte escorte de policiers en civil. Ce déploiement de forces de police n'a toutefois pas empêché la multiplication des affrontements, et les rapports entre les citoyens et la police ou les représentants du pouvoir sont exécrables.

Cette situation n'est pas du goût de tous et, depuis un an, des voix critiques s'élèvent. Au printemps, des éditoriaux et un rapport de la prestigieuse université Tsinghua, à Pékin, ont dénoncé la politique de « maintien de la stabilité » : « Plus on accorde d'importance à la stabilité sociale, plus une partie des gouvernements locaux ne peut supporter l'expression des intérêts des masses populaires. »

Ce rapport demandait le respect des droits des citoyens et la possibilité, pour eux, de créer des « canaux indépendants » pour exprimer leurs opinions. Il concluait : « Le maintien de la stabilité ne doit pas devenir un instrument de défense des intérêts des forts. »

Au printemps, puis à l'été, les articles et les discours du premier ministre, Wen Jiabao, ont également fait entendre un autre son de cloche. Après avoir écrit un article à la gloire de l'ancien secrétaire général réformateur du Parti, Hu Yaobang, dont la mort avait provoqué le mouvement pour la démocratie du printemps 1989, Wen a prononcé, lors du trentième anniversaire de la fondation de la zone économique spéciale de Shenzhen, un discours dans lequel il affirmait que « sans réforme du système politique, les avancées de la réforme économique ne seront pas garanties ».

Loin de nous l'idée d'affirmer que le Parti communiste chinois est en proie à un nouvel épisode de la « lutte entre les deux lignes » chère à Mao Zedong, avec Wen Jiabao comme chef des réformateurs. Mais, à deux ans de la fin du mandat des dirigeants suprêmes, il semble que l'on assiste à la fin du « consensus post-89 » : pas de frein à l'innovation dans le domaine de la réforme du système économique, mais pas de réforme du système politique.

Il fallait à tout prix empêcher l'apparition d'une lutte entre « réformateurs » et « conservateurs » comparable à celle des années 1980, et également empêcher l'émergence d'organisations autonomes. Celles-ci, en effet, risquaient de représenter un défi au monopole du Parti sur le champ politique, condition indispensable de la « stabilité » qui l'emporte sur tout.

Depuis deux décennies, le pouvoir a agi pour étouffer dans l'oeuf les tentatives d'organisation autonome. C'est cette politique qui a conduit à l'arrestation de Liu Xiaobo. Ceux qui ne partagent pas cette conception ont été choqués par cette arrestation et la lourde condamnation qui a suivi. L'attribution du Nobel au dissident les a encore plus convaincus de la nocivité du système : au moment où la Chine réussissait à se faire accepter comme un acteur important sur la scène internationale, où elle développait son « soft power », la décision du comité Nobel la ravale au rang d'un Etat policier ordinaire.

Lors du plénum du Parti communiste chinois, vendredi 15 octobre, il y a fort à parier que l'on discutera de l'attribution du prix Nobel, et que certains s'interrogeront sur l'efficacité du tout répressif, à l'intérieur comme à l'international. Certes, la teneur de ces débats ne filtrera pas dans un avenir proche. Liu Xia, l'épouse du Prix Nobel, et l'ensemble de ceux qui sont soupçonnés de proximité avec la dissidence, resteront l'objet d'une surveillance policière. Mais combien de temps cela peut-il durer ?

Les dirigeants du Parti communiste peuvent-ils accepter longtemps que la Chine soit ravalée au rang de l'Allemagne hitlérienne, ou de la junte birmane, seuls régimes à avoir maintenu un Prix Nobel de la paix en prison ? Peuvent-ils se permettre d'être plus durs que l'Union soviétique de Brejnev et empêcher l'épouse de Liu Xiaobo d'aller recevoir le prix, alors qu'Elena Bonner, l'épouse de Sakharov, avait pu se rendre à Oslo ?

La société chinoise est aujourd'hui beaucoup plus plurielle que son homologue soviétique il y a trente-cinq ans. Quant au Parti communiste chinois, il n'est pas aussi uni qu'il y paraît, et des voix s'élèvent pour critiquer les partisans de la ligne dure. Dans ces conditions, on peut penser que l'attribution du Nobel à Liu Xiaobo permettra peut-être d'accélérer la fin du consensus post-89 et de rouvrir le débat à l'intérieur de la direction.

Jean-Philippe Béja, Chercheur au CNRS et au CERI-Sciences Po

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