Marianne, no. 705 - Événement, samedi, 23 octobre 2010, p. 24
Daniel Bernard et Philippe Cohen
Tout n'est pas à jeter dans le rapport Attali. L'expert est habile, mais il a un défaut de taille : sa nouvelle bible utilisable (en partie) par la droite comme par la gauche se contente de répéter le mantra du désendettement.
Heu-reux ! Patrick Ollier jubilait, mardi 19 octobre, comme s'il venait d'apercevoir, depuis le second sous-sol de l'Assemblée, au soir de la dixième journée de mobilisation contre la réforme des retraites, un coin de ciel bleu. " Votre rapport est mieux qu'une boîte à idées, c'est l'outil complet. Je dis chiche ! " Jacques Attali, deux heures durant, venait d'accabler les députés, les accusant de masquer la réalité aux Français. De sa voix lasse, il avait décliné ses " propositions " à l'impératif. Et Patrick Ollier, président de la commission des Affaires sociales, autrefois gaulliste de progrès, rendait les armes, bazardant dans l'allégresse son libre arbitre et sa mission de représentant du peuple. Dix-huit mois après le début d'une importante et longue crise financière, nos dirigeants ont grand soif de certitudes. La bataille de 2012 approche et certaines méninges s'agitent pour lester Nicolas Sarkozy d'un programme de rechange.
" Fantaisiste décalé " ?
Alors, forcément, revoilà Attali. L'Elysée et Matignon paraissent moyennement emballés. A la différence du premier rapport, remis dans l'euphorie de l'élection de 2007, le deuxième opus de la Commission pour la libération de la croissance française a été annoncé sans tambour ni trompette. " Il fallait bien qu'il finisse le travail ", soupirent les conseillers embarrassés, jaloux ou inquiets de l'influence de ce crâne d'oeuf qui n'a pas changé de ligne depuis 1983, lorsque l'énarque polytechnicien, avec d'autres, inspirait à François Mitterrand le tournant de la rigueur et l'immersion du socialisme français dans le bain libéral européen. Vingt-sept ans plus tard, le même Attali, devenu ami de Nicolas Sarkozy, reçoit Marianne, entre un cheval et un Pluto de bois démontés d'un manège, dans son vaste salon de Neuilly-sur-Seine. Il ne semble guère rongé par le doute : sauf si Jean-Luc Mélenchon triomphe, le futur président fera le meilleur usage de son petit livre à couverture rouge. Jacques Attali connaît son histoire de France ; il sait que, dès que le bateau tangue, l'élite tricolore cède la barre à n'importe quel skipper pourvu qu'il affiche l'assurance des grands marins.
Rappelez-vous 1994. Un temps que les lycéens qui bloquent aujourd'hui leurs bahuts ne peuvent connaître que par le récit nostalgique de leurs parents ou grands-parents. La mondialisation devenait moins heureuse. Le sociologue Pierre Bourdieu publiait la Misère du monde, son " meilleur livre ", selon BHL, qui décrivait la montée de l'anxiété dans les classes moyennes, notamment chez les petits fonctionnaires. Nouveaux pauvres et précarité devenaient des concepts tendance. Et Alain Minc publiait le " rapport Minc ", commandé par Edouard Balladur, alors Premier ministre aspirant à l'Elysée. Le message était peu ou prou le même que celui d'Attali : il fallait rassurer les Français sur les atouts du pays en leur parlant doucement, comme on s'adresse à une grand-mère avant de lui piquer les fesses, tout en annonçant l'heure des sacrifices. La mondialisation exigeait de repenser notre République poussiéreuse, d'abandonner nos privilèges et d'accepter les inégalités. Un an plus tard, Jacques Chirac ayant surclassé Balladur, la France connaissait, avec le mouvement de novembre-décembre 1995, sa " première grève contre la mondialisation ", comme l'avait écrit Eric Israelevicz en une du quotidien le Monde. La grève. Un truc ringard, corpo, fou même, qui avait totalement échappé au cerveau d'Alain Minc, alors président du conseil de surveillance du Monde... De même, en cet automne morose, la pédagogie du capitalisme est assumée par un homme de gauche, biographe de Marx et de Keynes et néanmoins hussard du néolibéralisme.
Cette fois-ci, le rapport Attali ne précède pas la grève mais la suit les rythmes s'accélèrent drôlement, à l'heure d'Internet. D'où ce côté " hors sol ", dénoncé comme tel par un proche de François Fillon qui se demande " pourquoi le président laisse les perrons [de l'Elysée, etc.] à un fantaisiste décalé ". Mais ces contingences indiffèrent Attali. Maître du temps, auquel il a consacré un de ses best-sellers, le collectionneur de sabliers campe envers et contre tout en Pythie, et même en prophète.
Le rapport Attali 2 est dédié " à nos enfants ". Bien pratique ! Les bambins d'Attali, sans parler de ceux qui ne sont pas encore nés, ne risquent pas de défiler dans la rue pour protester contre le modèle de société inégalitaire qu'il renforce, par exemple, en offrant aux propriétaires la possibilité de se débarrasser plus facilement de leurs locataires impécunieux. Le lobbying des " générations futures " que l'on ne risque pas d'être obligé de consulter est un métier commode, comme l'ont déjà démontré les écologistes, qui permet de se parer d'un manteau altruiste et vertueux.
Ça ne manque pas d'habileté
Soyons honnêtes : tout n'est pas à jeter par-delà les moulins dans le rapport Attali, assurément plus créatif que le rapport Minc. L'incitation à alourdir la fiscalité qui pèse sur le capital contredit les tables de la loi sarkozyenne. Le " contrat d'évolution ", conçu pour favoriser l'insertion des jeunes dans la vie professionnelle, séduira jeunes travailleurs, étudiants attardés et parents angoissés. Le constat d'une faillite de l'école primaire est tout sauf faux, même si les difficultés d'intégration des enfants d'origine étrangère sont chastement escamotées, comme si la France était une autre Finlande. Mieux former et mieux payer les instits de la maternelle et du primaire est une bonne idée même si la répétition du mot " pédagogie " à longueur de paragraphes ne constitue pas une méthode d'apprentissage de la lecture. Bref, Attali n'est pas malhabile, qui a truffé son rapport de propositions d'autant plus ambitieuses qu'elles ont peu de chances d'être mises en oeuvre par Nicolas Sarkozy. Dans les quarante-huit heures suivant la publication du rapport, François Fillon a d'ailleurs flingué la TVA sociale, mesure qui avait sans doute le défaut d'être la plus opérationnelle (lire l'encadré ci-dessous).
Allô, la Terre ? L'apôtre du " gouvernement mondial ", qu'il appelle de ses voeux dès qu'un micro se profile, est un utopiste... En réalité, son catalogue de réformes tient davantage de la trappe à rêves libéraux que de la boîte à outils qu'il prétend être. Outre les obstacles politiques, négligés, " l'ambition pour dix ans " et son promoteur considèrent acquises deux conditions qui n'ont pratiquement aucune chance, sauf miracle, de se réaliser ! D'abord, l'accord de l'Allemagne pour un plan d'investissement européen. Ensuite, celui des syndicats pour une refonte complète de la protection sociale.
Commençons par l'Europe. Formidable joueur de bonneteau, Attali nous ferait croire que l'Union européenne, qui n'est pas endettée, peut se substituer aux Etats pour investir. Or, elle est constituée de 26 pays surendettés et culpabilisés par le Luxembourg ! Décidément utopique, le rapport évoque aussi le " destin commun " de la France et de l'Allemagne. " A défaut de destin, nous avons au moins des intérêts communs, se lamente un conseiller du président, mais nous sommes infoutus de convaincre les Allemands de les mettre en oeuvre. " La préparation du prochain G20, qui aurait pu être l'occasion de mettre en pratique les préconisations attaliennes, tourne au calvaire. " L'Allemagne, analyse l'économiste Jean-Luc Gréau, - mais aussi la Grande-Bretagne, la Suède et bien d'autres - refusent totalement de s'engager sur la voie de l'investissement européen. " Interrogé sur ce point, Jacques Attali concède d'ailleurs, plus sombre que jamais, la faille de son système : " S'il n'y a pas d'entente avec l'Allemagne, on est foutus. " Alors, à quoi bon un joli plan à dix ans, si tout dépend de Mme Merkel ?
Deuxième bug évident du rapport, la fable d'une entente cordiale entre le pouvoir politique et les syndicats. Vraie ou fausse naïveté ? Arguant que sa commission a trouvé un consensus en cooptant deux anciens syndicalistes dans ce think tank du CAC 40 on y trouve pas moins de 14 grands patrons* -, le président Attali table sur une merveilleuse entente de tous les corps constitués. Comme au bon vieux temps du Plan... Or, le désendettement, considéré comme une priorité absolue, n'est pas l'" évidence " que s'obstine à décrire l'essayiste à succès. En vérité, cette prétendue nécessité ne fait l'unanimité ni en France, ni aux Etats-Unis. En Grèce, la rigueur a si bien marché que le gouvernement, aidé des financiers les plus éclairés dont certains sont français, prépare un second plan d'austérité. Barack Obama lui-même reproche aux Européens de basculer trop brutalement de la relance à la rigueur. Même le FMI a viré sa cuti, comme l'observe l'économiste social-démocrate Daniel Cohen dans un entretien avec Marianne : " Les travaux d'Olivier Blanchard, économiste en chef du FMI, le montrent : réduire la dépense publique d'un point revient à réduire la croissance d'un point. Lorsqu'on programme cinq points sur les cinq prochaines années, cela revient à préconiser une baisse de la croissance du pays du même ordre ! " Même Paul Jorion, un ami d'Attali, nous a affirmé que lui n'aurait " jamais accepté de travailler dans le cadre de rigueur obligée défini par la lettre de mission ". Or, Attali se plaît à affirmer qu'il a lui-même rédigé cette lettre signée Nicolas Sarkozy ! Alors quel syndicat, succombant à ses manières délicieuses, décidera d'envoyer ses mandants à pareille guillotine sociale ? Même pas la CFTC, qui monte aux barricades avec SUD. Avec " Jacques Attali le fataliste ", zéro " grain à moudre ", comme aurait dit l'ancien patron de FO André Bergeron, mais la " vérité " comme unique pitance. Ce qui fait maigre.
Que restera-t-il du rapport Attali, en effet, une fois passé au tamis sarkozyste ? La pédagogie de l'austérité. " Il n'y a pas qu'à l'ultragauche que l'on trouve des idiots utiles du sarkozysme ", critique le socialiste Guillaume Bachelay, navré de constater qu'" Attali, l'essayiste keynésien qui préconise des régulations mondiales, s'est effacé derrière Attali, le rapporteur thatchérien qui réclame une purge d'inspiration néolibérale ". Interpellé, l'ex-conseiller de François Mitterrand soupire en tournant la cuillère dans son thé laotien : " Le président n'a retenu du premier rapport que la partie de droite. " Parfois, Attali fait penser au Richard Virenque des Guignols : " Mais alors, on m'aurait menti ? "
La rigueur donc : 50 milliards d'économies en trois ans que le bienfaiteur propose d'aller chercher à la pince à escargots, par portion de 200 millions d'euros, dans le budget de l'Etat, des collectivités territoriales et de la Sécurité sociale. Le catalogue des coupes claires est une vallée de larmes sociales. Gel des salaires de fonctionnaires et de toutes les allocations sociales. Non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux dans les collectivités locales. Toujours plus de déremboursements, alors que 23 % des Français, pour des raisons financières, ne se soignent déjà plus. Participation des malades des classes moyennes au financement des ALD (affections de longue durée). Qui dit mieux ? Le rapport lui-même, hélas, qui ne s'arrête pas en si bon chemin. Attali et les siens précisent que ce plan d'économie pourrait être rendu encore plus drastique si la croissance était inférieure à 2 % par an, ce qui est fort probable...
Des outils périmés
D'ailleurs, on entend déjà les caciques de l'UMP nous expliquer que le plan Attali est moins pire que l'austérité version David Cameron, le Premier ministre qui supprime 500 000 postes de fonctionnaires en Grande-Bretagne...
Se commentant lui-même dans sa chronique de l'Express, Jacques Attali écrivait la semaine dernière : " Tout ne se résume pas à une opposition entre droite et gauche : il y a aussi une opposition entre l'avant et l'après, entre la conservation des situations acquises et la préparation de l'avenir. " Hélas, la lecture du rapport n'atteste guère des qualités de visionnaire qu'il se prête volontiers. Bien au contraire, le rapport Attali 2 ignore superbement la crise qui a fauché en plein vol le rapport Attali 1 dont la décision 103 préconisait de favoriser les " champions de la finance ". Une dizaine de lignes, page 22, pointent sans grande imagination les excès de la finance et l'avènement de nouvelles puissances. Le grand Jacques et ses petits rapporteurs sont capables de pénétrer les sous-sols labyrinthiques de notre réglementation sociale ou de disséquer le moindre alinéa du code de la santé publique, mais ils ignorent totalement le volcan sur lequel ils devisent tranquillement. A force de s'entre-féliciter de leur clairvoyance, ils s'avèrent incapables de voir le monde en face. La guerre des monnaies, le déclin de l'empire américain, les frictions entre les Etats-Unis et la Chine, la montée du protectionnisme, sans parler de l'impasse européenne symbolisée par la surévaluation de l'euro : tout cela les laisse cois. Comme si les capitalistes français, dont Jacques Attali est un des porte-plume, pouvaient cultiver leur petit jardin avec les outils des années 80 et 90, à l'abri des fracas et des fureurs du monde.
* Claude Bébéar (Axa), Stéphane Boujnah (Santaner Global Banking & Markets), Pierre Ferracci (Alpha), Eric Labaye (McKinsey), Christophe Lambert (Europa Corp), Anne Lauvergeon (Areva), Mathilde Lemoine (HSBC), Emmanuel Macron (Rothschild), Pierre Nanterme (Accenture), Geoffroy Roux de Bezieux (Omer Telecom), Luc-François Salvador (Sogeti), Philippe Tillous-Borde (Sofiprotéol), Serge Weinberg (Sanofi-Aventis), Dinah Weissmann (Biocortech).
Encadré(s) :
La TVA sociale, le retour d'une bonne idée
La TVA sociale fut le cauchemar de la campagne législative de 2007. De cette idée chère à Henri Guaino, les Français n'avaient retenu - grâce au dénigrement de Laurent Fabius - qu'une augmentation des prix, menaçant leur pouvoir d'achat déjà mis à mal. En réalité, son principe consiste à transférer vers la TVA des charges pesant sur le travail. Un excellent moyen de rendre nos entreprises plus compétitives, le poids des charges pesant ainsi sur les importations qui concurrencent la production française.
Après Jean-François Copé - mais aussi Manuel Valls -, le rapport Attali propose de baisser la cotisation patronale sur les salaires de 5,4 points (soit 26 milliards d'euros), perte compensée par une augmentation de la TVA de 3,2 points, étalée sur trois ans. En quelques semaines, la TVA sociale est ainsi redevenue très tendance en Sarkozye. Pour une bonne et une mauvaise raison. La bonne ? Le sentiment qu'entre la surévaluation de l'euro (30 %) et la sous-évaluation du yuan chinois (40 %), la passivité monétaire de la BCE poignarde nos entreprises à l'export. La mauvaise ? Le désir irrésistible de copier l'Allemagne.
Reste à affronter les deux vrais pièges de cette taxe, si elle était mal réglée. Primo, pour mériter son nom, la TVA sociale devrait alléger aussi les cotisations sociales acquittées par les salariés, de manière à compenser la hausse des prix. Secundo, pour gonfler le volume des exportations françaises, la hausse du taux devra être massive et relativement brutale. Autrement dit, pour être efficace, la TVA sociale doit être portée par un pouvoir politique audacieux et fort. Est-ce encore le cas ?
© 2010 Marianne. Tous droits réservés.
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