Il y a encore un mois, j'étais de l'avis de Raymond Aron.« Le latin et le grec, dans l'enseignement, c'est une superstition, me disait-il dans les années 70 . Il suffit qu'il y ait dans les universités, à chaque génération, une quarantaine de spécialistes pour écrire des livres sur l'Antiquité et refaire les traductions. » Je le croyais d'autant plus volontiers que certaines raisons qu'on donne pour défendre le latin sont des balivernes. Et puis, brusquement, lorsque j'ai appris que le latin et le grec étaient menacés, mon coeur s'est serré et j'ai découvert pourquoi il fallait les défendre dans l'enseignement secondaire.Sans eux, il manquerait quelque chose d'essentiel dans notre expérience mentale. Non que le monde gréco-latin soit « nos racines ». Nous venons bien plutôt du christianisme et des Lumières. Non que ce patrimoine serait toujours vivant. Quel intellectuel s'inspire encore de Virgile ou de Cicéron ? Le monde antique est une réalité qui nous est devenue étrangère. Mais, précisément, tout est là : faire du latin et du grec, c'est apprendre que nous avons une couche de passé et d'altérité au-dessous de nous. C'est prendre conscience que, hors de notre Occident actuel (que j'aime plus que toute autre civilisation, du reste), il existe ou a existé des choses qui sont totalement différentes de nous. Mais alors, s'il est nécessaire d'apprendre l'étrangeté, pourquoi faire du latin plutôt que du chinois ? Eh bien, parce que faire des langues anciennes est plus formateur que de faire du chinois ! La Chine, c'est exotique, tandis que le latin-grec, c'est ce que nous fûmes nous-mêmes. Nous n'avons jamais été chinois, alors que nous avons été romains. Faire des langues anciennes, c'est expérimenter que NOUS-MÊMES étions totalement différents de ce que nous sommes
Paul Veyne, historien de l'Antiquité romaine.
© 2010 Le Point. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire