Après dix jours d'accélération d'une cadence de travail infernale, les ouvrières de l'usine Brothers de Shenzhen, dans la province chinoise du Guangdong, ont tout simplement abandonné leurs lignes de production. Alors que le patron venait sur le terrain s'enquérir du bon fonctionnement du gigantesque atelier, les salariées - uniquement des femmes - sont sorties scander : " Tu nous traites comme des lapins. " C'était mi-septembre. Pendant quatre jours, le fabricant japonais d'imprimantes avait alors suspendu son activité puis s'était résolu à augmenter le salaire de base de 1 200 à 1 300 yuans (de 130 à 140 euros) par mois, pour des semaines de 40 heures.
Ma Xiling, arrivée il y a cinq mois dans l'usine dortoir de Brothers à Baolong, une " cité industrielle " typique des alentours de Shenzhen, dont l'économie repose à 65 % sur le secteur manufacturier, déchante. " Nous sommes usées. Le rythme augmente mais nous n'arrivons toujours pas à joindre les deux bouts ", dit-elle. En cumulant les heures supplémentaires, la jeune fille gagne presque 1 800 yuans, toujours mieux que son précédent salaire de vendeuse dans la province pauvre du Gansu.
Installées dans les gargotes qui font face à leurs dortoirs, les ouvrières, en pantalon marron et chemise ocre, évoquent l'une des raisons de leur grève : il n'existe aucun dialogue avec la direction. " Ici, quand tu as un souci, tu peux toujours aller voir ton contremaître et espérer qu'il en fasse part plus haut ", explique Ma Xiling.
Le syndicat ? Elle connaît le concept, bien sûr, mais est incapable de dire s'il y en a un dans son usine ni même à Shenzhen, et avoue mal percevoir où il s'intercalerait dans l'entreprise. Ce qu'elle sait, en revanche, c'est que les ouvriers des environs ont eu écho de cette modeste augmentation obtenue en bloquant les chaînes de production et elle ne s'étonnerait pas que certains s'en inspirent à l'avenir.
Au constat de la montée des tensions, après des débrayages chez Toyota et Honda et une médiatisation des suicides dans les dortoirs du géant de l'électronique Foxconn depuis le printemps, les autorités du Guangdong s'interrogent. Elles ont même envisagé, début septembre, une réforme ambitieuse : contraindre les patrons à ouvrir des négociations avec leurs salariés lorsqu'un cinquième d'entre eux l'exigent et à faire siéger un tiers de représentants des travailleurs aux conseils de direction, qui fixent les rémunérations.
Cette révolution n'était pas du goût de tous et a particulièrement froissé les investisseurs étrangers, dont les Japonais. Mais ce sont ceux de Hongkong, voisins de Shenzhen, qui ont déployé le plus d'énergie pour couler le projet. " C'est absolument contraire à la rationalité de l'entreprise, cela menacerait l'activité de la province ", prévient Leung Wai-ho, président du Conseil des jeunes industriels de Hongkong, un groupement d'entrepreneurs revendiquant 1,2 million de salariés au Guangdong. Il est allé faire part en personne au gouvernement de son opposition, d'autant, relève-t-il, que les salaires minimums ont déjà été augmentés cette année, passant par exemple à 1 100 yuans à Shenzhen. Opération réussie : le 21 septembre, le projet était reporté sine die.
" Le sujet est très chaud en ce moment, constate Guo Wanda, vice-président d'un cercle de réflexions gouvernemental basé à Shenzhen, l'Institut de développement de la Chine. Les autorités savent qu'il faut avancer sur les droits des travailleurs mais se demandent aussi si cela ne va pas faire fuir les investisseurs. " Certains estiment que les arrêts de travail se multiplieront tant que le pays ne se dotera pas d'une représentation efficace des intérêts ouvriers, passés au second plan au cours de trente années de croissance. Le premier ministre, Wen Jiabao, a appelé à ce que le syndicat joue pleinement son rôle.
Le syndicat unique reste pourtant du côté de l'Etat-parti. " Son budget vient du gouvernement, qui nomme aussi ses dirigeants; les ouvriers ne savent pas qu'il est chargé de les défendre, et il n'est pas incité à le faire puisqu'il doit d'abord assurer la stabilité ", explique le militant en faveur des droits des travailleurs Liu Kaiming.
Modèle suédois
Pékin n'est certainement pas prêt à tolérer des organisations ouvrières indépendantes, selon Geoffrey Crothall, de China Labour Bulletin, une organisation non gouvernementale installée à Hong-kong. " Le syndicat étatique ne fait pas confiance aux ouvriers à la base. Il faudrait au minimum qu'il évolue pour représenter leurs intérêts plutôt que d'essayer de les contrôler ", relève-t-il.
Plus pragmatiques qu'ailleurs, les dirigeants du Guangdong observent ce qui se fait à l'étranger et pourraient s'en inspirer. La proposition noyée par le lobby hongkongais est directement issue du modèle de management suédois. Mais ils savent aussi ce dont ils ne veulent pas. L'affaire TCL, un groupe chinois d'électronique refroidi par la fronde des syndicats lorsqu'il s'est lancé en France, a marqué leurs esprits, raconte Guo Wanda. " C'est même devenu un cas d'école de ce qu'ils ne feront pas ici. "
Un syndicat unique dirigé par le Parti
La République populaire de Chine compte un seul syndicat, placé sous la tutelle du Parti communiste, la Fédération des syndicats de l'ensemble de la Chine, qui revendiquait officiellement 212 millions de membres en 2008.
Les organisations ouvrières indépendantes sont interdites. Les récentes grèves ont mis en évidence les failles du syndicat étatique : des heurts ont opposé ouvriers et syndicalistes inféodés aux patrons lors d'un débrayage chez Honda. Les grandes confédérations internationales ne le reconnaissent pas comme une organisation représentant les intérêts des travailleurs.
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