Dans un fracas de portes ouvertes à la volée, Adam Michnik est entré, rayonnant de bonheur, survolté, hurlant : «Mikhaïl Sergueïevitch ! C'est lui ! C'est Liu ! La dissidence chinoise a le Nobel !» Mikhaïl Gorbatchev n'a pas cillé. Il se contrôle d'autant plus qu'il est en train de donner une conférence de presse en marge du colloque qu'il organisait ce week-end, à Sofia (Bulgarie), sur l'Union européenne et la Fédération de Russie. Dix caméras sont braquées sur lui mais la nouvelle que lui apporte la tête pensante de la dissidence polonaise éclaire son regard.
«Adam, quand tu auras une question à poser...», dit-il seulement, mais on lit sur son visage le film qu'il se repasse, les étudiants chinois de Tiananmen qui l'acclamaient durant sa visite de 1989 à Pékin, la chute du Mur, l'implosion soviétique, Eltsine, Poutine et la rengaine qu'il entend depuis vingt ans sur son échec et la réussite de la transition chinoise. Cet homme qui avait voulu la démocratie et refusé de recourir à la force n'a eu droit, jusqu'aujourd'hui, qu'à de la condescendance alors que toutes les louanges allaient au parti qui a noyé dans le sang les aspirations démocratiques du peuple chinois et sanctifié le plus sauvage des capitalismes.
C'est la grande injustice de la vulgate contemporaine mais, là, soudain, au moment même où son ambition d'une «maison commune européenne» revient au goût du jour, un dissident polonais devenu son ami lui annonce comme une victoire commune l'honneur fait à l'une des figures de Tiananmen. L'histoire se télescope et, malgré la réserve à laquelle il s'oblige, Mikhaïl Gorbatchev n'arrive pas à dissimuler un sentiment de revanche politique.
Dans les parallèles entre la Chine et la Russie, ce n'est pas uniquement la morale que la vulgate oublie. Elle oublie, surtout, que l'une ne sortait que de quarante ans de communisme et l'autre de soixante-dix, que la première est l'héritière de millénaires d'économie de marché alors que la seconde était féodale et agricole jusqu'au milieu du XIXe siècle, que les Chinois étaient, en un mot, infiniment mieux préparés que les Russes à leur intégration au marché mondial.
On oublie, également, que la Chine sortait juste de la «Révolution culturelle» alors que la terreur de masse était depuis longtemps révolue en Russie, que l'unité chinoise est aussi réelle que la soviétique était artificielle et que, politiquement parlant, la sortie du communisme était, donc, autrement plus ardue à Moscou qu'à Pékin. On oublie, troisièmement, que les Occidentaux, habitués qu'ils étaient à jouer la Chine contre la Russie, ont accompagné la transition chinoise mais n'ont rigoureusement rien fait pour faciliter la tâche à Gorbatchev. On oublie, enfin, que les entreprises américaines et européennes ont préféré la dictature chinoise à l'incertitude russe pour aller abaisser leurs coûts de production en délocalisant et que c'est largement elles qui ont fait le miracle chinois.
Seulement voilà, vingt ans ont passé et, tandis que Dimitri Medvedev voudrait trouver les moyens d'une modernisation économique et politique de son pays dans un partenariat avec l'Europe, les dirigeants chinois sont rattrapés par la question démocratique. Ils le sont, à terme, parce que le décalage s'accroît sans cesse entre la diversification sociale de la Chine et un régime politique resté fidèle au parti unique. Ils le sont, plus immédiatement, en ce moment même, parce que le pacte sur lequel ils avaient assis leur pouvoir est maintenant fragilisé.
Depuis Tiananmen, il y avait un Modus vivendi entre le pouvoir chinois et la société. C'était la progression continue du niveau de vie contre la renonciation à la liberté, un donnant-donnant qui a presque parfaitement fonctionné jusqu'à cette année puisque la croissance ne s'est pas démentie et qu'il n'y a plus eu de mouvement de contestation organisée. Croissance et dictature, le modèle chinois semblait rodé mais, à force d'être surexploitée, la main-d'oeuvre venue des campagnes s'est révoltée au printemps, lançant des grèves assez déterminées pour que le pouvoir ait dû lâcher du lest sur les salaires.
Pour la première fois, la compétitivité chinoise en a été érodée et, parallèlement, les pressions en faveur d'une réévaluation du yuan s'accentuent sur Pékin ,car les Occidentaux ne veulent plus d'un dumping monétaire qui menace leurs industries d'une faillite généralisée. Le pacte chinois doit être redéfini. C'est si vrai que, cinq jours avant que le prix Nobel ne soit attribué à Liu Xiaobo, avocat d'une démocratisation progressive du régime, le Premier ministre, Wen Jiabao, s'était fait censurer par ses propres médias pour avoir plaidé, sur CNN, la nécessité de «réformes politiques».
Bernard Guetta
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