mardi 26 octobre 2010

Le déclin de sa puissance oblige la France à reprendre confiance en elle - J-C Rufin

Le Monde - Dialogues, mercredi, 27 octobre 2010, p. 18

Se mesurer au vide qui précède la composition de l'oeuvre La rentrée publique des cinq académies regroupées au sein de l'Institut de France est consacrée, cette année, au thème du " doute ". " Le Monde " publie des extraits des communications présentées par les délégués de chacune des académies

En 2005, l'Institut de France rendait hommage à Pierre Messmer qui quittait ses fonctions de chancelier. A son intention, la séance d'ouverture, cette année-là, prenait pour thème : le courage. Cinq ans plus tard, à ce même pupitre, nous sommes commis devant vous à discourir... sur le doute.

Quel changement d'époque ! Et quelle meilleure preuve que les sujets abordés pendant cette séance, à la fois confraternelle et solennelle, ne sont pas de simples exercices de style.

Rapprocher ces deux moments, c'est faire apparaître une évidence cachée : en peu d'années, nous sommes en train de passer de la génération du courage à la génération du doute. La génération du courage, peu à peu, s'efface et prend sa place dans l'Histoire. J'ai mentionné Pierre Messmer, je devrais aussi évoquer Jean Bernard, Georges Charpak, Hubert Curien ou Maurice Druon, grands résistants, hommes de combat et d'honneur.

Heureusement, notre compagnie peut encore compter sur la présence de plusieurs témoins de cette génération du courage, en particulier François Jacob ou Mme Simone Veil. Et d'autres parmi nous, avec des parcours différents, ont traversé les mêmes épreuves et incarnent aussi l'engagement et le courage. Reste que le temps fait son oeuvre et les éloigne trop souvent de nous.

Ce que nous voyons, c'est la crise profonde que traversent aujourd'hui notre pays et sa culture. Pour être exact, il faudrait d'ailleurs dire les crises. Car elles sont, à mes yeux, de trois ordres. Crise de la France en elle-même. Crise des rapports entre la France et les autres pays occidentaux et enfin, crise de l'Occident lui-même, auquel nous appartenons, face au reste du monde.

Crise de la France en elle-même. Notre confrère Pierre Nora a bien analysé la transformation radicale de notre pays au cours de ces dernières décennies. " D'une nation étatique, écrit-il, guerrière, majoritairement paysanne, chrétienne, impérialiste et messianique, nous sommes passés à une France atteinte dans toutes ces dimensions et qui se cherche souvent dans la douleur. " L'affaiblissement extrêmement rapide de ce qu'il appelle l'identité nationale-républicaine s'accompagne d'un affranchissement général de toutes les minorités - sociales, sexuelles, religieuses, régionales... Or, pendant ces mêmes années, la composition de la population a elle-même beaucoup évolué, enrichissant notre pays d'autant de groupes capables de se revendiquer comme minorités.

La croissance économique a attiré vers la France de nombreux ressortissants de son ancien empire qui véhiculent le souvenir tenace et souvent douloureux de la période coloniale. D'autres migrants, avec la mondialisation des échanges, proviennent d'aires géographiques et culturelles encore plus éloignées, Chine, Sri Lanka, Amérique latine. Ils n'ont guère d'histoire commune avec la France et transportent avec eux leurs cicatrices, leurs ambitions, en un mot leur mémoire.

Crise des rapports entre la France et les autres pays occidentaux. Pour en mesurer la profondeur, il faut rappeler d'où nous partons. La France a exercé, pendant plusieurs siècles, un magistère culturel quasi universel. De Voltaire à Camus, de Victor Hugo à François Mauriac, les grandes figures culturelles françaises étaient également de grandes figures occidentales et même mondiales. Cette double prééminence a été progressivement remise en cause, et de façon accélérée pendant la deuxième moitié du XXe siècle. Point n'est besoin de revenir sur la considérable poussée de la langue anglaise, en particulier dans les registres scientifiques, diplomatiques, économiques.

Mais dans le domaine culturel, je veux dire dans le domaine des oeuvres, la montée en puissance du monde anglo-saxon est aussi évidente. Ceci vaut pour la culture de masse, en particulier le cinéma, adossé à de considérables puissances financières. Mais cela concerne aussi le domaine intellectuel. Nombreux sont désormais les pays, à commencer par les Etats-Unis, qui disposent d'économistes, de philosophes, de sociologues, et, bien sûr d'écrivains dont l'audience est mondiale. La France produit toujours de brillants intellectuels et quelques-uns peuvent se prévaloir d'une audience internationale. Cependant, leurs décrets ne font plus trembler la planète et l'écho de leurs querelles ne retentit plus aux quatre coins du monde habité.

Crise de l'Occident face au reste du monde, enfin. C'est la moins facile à percevoir mais la plus inquiétante, peut-être. A l'époque où notre Académie a été fondée, l'univers se réduisait au pourtour de la Méditerranée. Le Mayflower avait emmené les Pères fondateurs en Amérique depuis à peine quinze ans. L'élargissement progressif du monde n'allait en rien remettre en cause la prééminence européenne. Au contraire, la colonisation constituait une sorte de dilatation de notre continent et en particulier de la France, à l'échelle du globe entier.

Aujourd'hui, le mouvement s'inverse. Devant ce paysage nouveau, on peut comprendre que l'on soit saisi par le doute. Doute quant à la place de notre pays, de notre culture, de notre langue dans un monde aussi radicalement bouleversé.

Mais si nous l'appliquons à toute la nation et à toute l'époque; si nous pensons que la France d'aujourd'hui ne vaut pas celle d'hier; si nous sommes gagnés par l'idée que la France, quand elle n'est plus tout, n'est plus rien, alors, oui, le doute est une grande faiblesse.

Ce serait ignorer et trahir l'extraordinaire créativité française actuelle, dans tous les domaines, littéraire, théâtral, cinématographique, architectural. Ce serait méconnaître la capacité d'attraction que continue d'exercer notre langue dans le monde.

Le doute est une plante qui pousse souvent sur les décombres de la puissance. Elle fend le marbre froid des grandes théories et des pouvoirs sans contrepoids. La voir fleurir en ce moment doit plutôt, à rebours des fausses évidences, nous rendre confiants dans notre avenir.

Jean-Christophe Rufin

Délégué de l'Académie française

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