jeudi 28 octobre 2010

Onfray contre Freud, suite... et fin ? - Franz-Olivier Giesbert


Le Point, no. 1989 - Idées, jeudi, 28 octobre 2010, p. 116,117

Avec « Apostille au crépuscule. Pour une psychanalyse non freudienne » (Grasset), le philosophe enfonce le clou.

Après la publication du « Crépuscule d'une idole », l'« affaire » Onfray a bien montré l'incapacité à débattre d'une grande partie de nos élites intellectuelles. Rarement on avait vu un tel déluge d'aigreur contre un auteur, affublé de tous les noms d'oiseau, avec une rage digne de la grande époque du stalinisme. Certes, la philosophie est un métier dangereux, comme on a pu le constater tout au long de son histoire. Surtout quand elle déconstruit. Mais bon, il est peut-être temps de prendre un peu de recul. C'est ce que propose Michel Onfray. Dans son « Apostille au Crépuscule », il remet le couvert et, accessoirement, les points sur les i avec la force prophétique qu'on lui connaît. Sauf qu'en persistant (et signant) sur Freud il fait, dans cette « Apostille au Crépuscule », l'apologie de la psychanalyse, mais d'« une psychanalyse non freudienne. » De même que le marxisme est mort de n'avoir pas été dialectique, la psychanalyse souffre, selon lui, d'un mal semblable. Elle doit s'ouvrir, se remettre en question et cesser de considérer Freud comme une « icône intouchable ». Si vous avez aimé le puissant « Crépuscule », vous adorerez sa stimulante « Apostille ». F.-O. G.

Subir l'injustice ou la commettre ? Socrate a raison, ô combien ! d'affirmer qu'il vaut mieux subir l'injustice que la commettre. Dans le flot de haine ayant accueilli « Le crépuscule d'une idole », un livre de 1 million de signes que beaucoup n'auront pas même eu le temps de lire pour le critiquer loyalement, tant la haine s'est déversée en grande quantité avant la parution en librairie, j'aurai au moins eu la satisfaction d'opposer ma décence et ma retenue en ne tombant pas dans le caniveau où d'aucuns souhaitaient me conduire.

Pour ma part, en effet, je n'ai traité personne de nazi, de fasciste, de pétainiste, de vichyste, alors qu'il m'aurait été facile d'insister sur le paradoxe qu'il y avait à m'invectiver avec pareilles insultes pour sauver Freud qui, lui, a manifesté sa sympathie pour le fascisme autrichien et sa formule italienne, signé des analyses aux limites de la haine de soi juive, avant de travailler avec les envoyés de l'Institut Göring pour que la psychanalyse puisse perdurer dans un régime national-socialiste; je n'ai pas eu non plus recours aux facilités d'une psychanalyse sauvage à l'endroit de tel ou tel de mes adversaires pour attaquer sa vie privée, salir son père ou sa mère, stigmatiser son enfance ou suspecter sa sexualité, comme il a été fait à mon endroit; de même, je n'ai pas utilisé les nombreuses informations qui m'ont été données,à la faveur de la parution de mon livre, par d'anciens patients sur le comportement délinquant et délictuel de certains analystes très en vue à Paris, et très impliqués dans la polémique à mon égard, qui utilisent le divan d'une façon susceptible de les conduire en correctionnelle si lesvictimes osaient parler; enfin, je n'ai pas effectué d'attaques ad hominem, tout cela est vérifiable.

Freud n'a pas inventé la psychanalyse. Freud a prononcé une série de conférences aux Etats-Unis en 1909. Selon Lacan, qui prétendait le tenir d'une confidence de Jung, Freud aurait dit en arrivant à New York : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste... » Freud détestait les Américains au point d'affirmer que la psychanalyse leur allait comme une chemise à un corbeau, mais il est fasciné par le Nouveau Monde et ne refuse tout de même pas un titre américain de docteur honoris causa... Lors de ce premier séjour, Freud se promène avec Ferenczi dans un jardin pour mettre au point la thématique générale de ses conférences. La première de ces cinq leçons données pour la célébration du 20e anniversaire de la fondation de la Clark University de Worcester (Massachusetts) s'intitule « De la psychanalyse ». On y lit cette surprenante affirmation : « Si c'est un mérite que d'avoir appelé la psychanalyse à la vie, alors ce n'est pas mon mérite. Je n'ai pas pris part aux premiers débuts de celle-ci. J'étais étudiant,et occupé à passer mes derniers examens, lorsqu'un autre médecin viennois, le docteur Josef Breuer, appliqua le premier ce procédé sur une jeune fille malade d'hystérie (de 1880 à 1882). » (X, 5) - il s'agit d'Anna O. Donc : treize ans après l'invention du mot, en septembre 1909,Freud avoue n'être pas l'inventeur de la psychanalyse.

Freud tue son rival. A Londres, en 1913, au Congrès international de médecine, Pierre Janet revendique à juste titre la paternité de la découverte des idées fixes subconscientes et de la méthode cathartique, puis il aggrave son cas en manifestant son scepticisme sur le pansexualisme freudien. Janet aurait fait savoir que les thèses freudiennes, qui rapportaient tout à la sexualité, relevaient du contexte des moeurs viennoises.

Cette assertion se comprend si l'on se souvient que la capitale était en effet la ville du Sacher-Masoch de « La Vénus à la fourrure » (1870), de « Psychopathia sexualis » (1886) de Krafft-Ebing ou de « Sexe et caractère » (1903) d'Otto Weininger.

Vexé, l'auteur de « Trois essais sur la théorie de la sexualité » en profite pour insinuer que, de façon détournée, « par euphémisme » (XII, 285) pour le dire avec son expression, ce que Pierre Janet vise là c'est,bien sûr, sa judéité ! Comment se remettre d'une accusation insinuante d'antisémitisme, une arme mise au point par Freud en son temps pour criminaliser toute opposition à sa doctrine et que ses affidés utilisent sans retenue y compris et surtout depuis Auschwitz ?

Freud est de droite. Une psychanalyse postfreudienne récuse les thèses de Freud sur : la liaison de causalité entre la somme d'argent versée et l'efficacité du traitement; la doctrine, fausse elle aussi, du bénéfice de la maladie, qui condamne les pauvres à demeurer malades par incapacité ontologique d'accéder au soin, la pauvreté fonctionnant comme une essence; le cantonnement du pauvre dans le dispensaire gratuit où la guérison s'avère impossible et le soin des riches dans un cabinet payant qui conduit de facto à la guérison - Freud en fait un point de doctrine. Les sceptiques liront, dans « Le début du traitement » : « Pratiquer un traitement à bas prix ne contribue guère à faire avancer ce dernier. » Puis plus loin : « Un traitement gratuit provoque une énorme augmentation des résistances. » Ou bien encore : « Le névrosé pauvre ne peut que très difficilement se débarrasser de sa névrose. Ne lui rend-elle pas, en effet, dans la lutte pour la vie, de signalés services ? Le produit secondaire qu'il en tire est très considérable. La pitié que les hommes refusaient à sa misère matérielle, il la revendique maintenant au nom de sa névrose et se libère de l'obligation de lutter, par le travail, contre sa pauvreté. »

Ajoutons cette phrase des « Voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique » (la conférence faite à Budapest au Ve Congrès en 1918) : « Les nécessités de l'existence nous obligent à nous en tenir aux classes sociales aisées, aux personnes habituées à choisir à leur gré leur médecin. » Et ceci : « Les pauvres sont, moins encore que les riches, disposés à renoncer à leurs névroses parce que la dure existence qui les attend ne les attire guère et que leur maladie leur confère un droit de plus à une aide sociale. » Faut-il d'autres citations pour montrer l'ancrage du freudisme dans une métaphysique de droite ?

Freud est simpliste. Pour rester dans le domaine anal qui fascinait tant Freud, citons une lettre à Stefan Zweig dans laquelle le docteur viennois émet une hypothèse sur l'origine de la passion musicale. (...) Ce 25 juin, il écrit au futur auteur de « La guérison de l'esprit » : « Le fait que Mozart appréciait et cultivait le "son des cloches salopes" m'était, je ne sais plus d'où, connu. (...) J'ai remarqué, en analysant plusieurs musiciens, un intérêt particulier, et qui remonte jusqu'à leur enfance, pour les bruits que l'on produit avec les intestins. S'agit-il seulement d'un des aspects de leur intérêt général pour le monde sonore, ou bien faut-il penser qu'il entre dans le don pour la musique (qui nous est inconnu) une forte composante anale ? Je laisse la question en suspens »... Dommage, car nous aurions probablement bien ri !

Freud raisonne à la tête du client. Freud déconseille la psychanalyse à une liste incroyable de gens :

1. Le personnage confus.

2. Le dépressif mélancolique.

3. La personne de constitution dégénérée.

4. Le patient dépourvu de sens moral.

5. L'individu privé d'intelligence.

6. Le sujet ayant passé la cinquantaine.

7. L'homme ou la femme conduits chez l'analyste par un tiers.

8. L'anorexique hystérique.

9. A quoi il ajoute, dans « L'intérêt que présente la psychanalyse » (XII, 99) : « (...) dans les formes les plus graves de troubles mentaux proprement dits, la psychanalyse n'arrive à rien sur le plan thérapeutique ».

Si les confus, les déprimés, les immoraux, les dégénérés, les post-cinquantenaires, les contraints, les anorexiques, les déments, les aliénés, les psychopathes font échec à la psychanalyse, qui est autorisé à s'allonger sur un divan pour en espérer un succès ? On est dès lors en droit de se poser la question : que soigne vraiment la psychanalyse ? Disons qu'elle peut faire illusion sur ce que je nommerais les petits bobos existentiels, les difficultés à vivre, les lassitudes à être, la mélancolie des oisifs. Freud récusait les pauvres, les gens sans argent, sans fortune même; il interdisait également l'entrée de son cabinet aux gens trop mal portants. Reste alors une frange facile à guérir : les gens qui ne sont pas malades, ceux qui proclament haut et fort que « la psychanalyse [les] a sauvés » !


Repères

1959 Naissance à Argentan (Orne).

1982 Nommé professeur de philosophie à Caen.

1989 Publie « Le ventre des philosophes » (Grasset).

2002 Démissionne de l'Education nationale. Crée l'université populaire de Caen.

2005 Publie « Traité d'athéologie (Grasset).

2006 Lance l'Université populaire du goût à Argentan.


Michel Onfray, « Apostille au crépuscule » (Grasset), 224 p., 18 E. En librairie le 3 novembre.

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