jeudi 21 octobre 2010

OPINION - Ne nous résignons pas au despotisme de Pékin - André Glucksmann


Le Monde - Dialogues, mardi, 19 octobre 2010, p. 23

Ne nous résignons pas au despotisme des maîtres actuels à Pékin
Les Européens ne doivent pas contribuer à l'étouffement du Nobel chinois

Il y a un an, souvenez-vous, le Prix Nobel de la paix submergeait l'actualité, la presse l'adulait, les responsables du monde entier le couvraient d'éloges; l'« obamania » battait son plein. Aujourd'hui, honoré par l'académie norvégienne, le prisonnier de conscience Liu Xiaobo, sur la brèche depuis Tiananmen (1989), semble, sitôt élu, sitôt oublié du personnel politique.

Seul parmi les chefs d'Etat, Barack Obama, tributaire de la médaille, se fend d'une félicitation, tandis que ses collègues présidents avalent leur langue. Service minimum en Europe : la Chine, seconde puissance économique du globe, rend-elle nos officiels muets et pusillanimes ?

Pas seulement. Une discrète complicité double les geôles chinoises par le mur de nos mutismes. Le modèle sournois du despotisme moderniste, élaboré à Pékin, séduit insidieusement.

Une naïveté nouvelle chasse l'ancienne. Après la chute du mur de Berlin et la dislocation de l'empire soviétique, la démocratie universelle devait, par un automatisme gracieux, accompagner la mondialisation et les modernisations. Il suffisait d'attendre mains croisées et de raison garder, l'horloge de l'histoire sonnerait l'heure du triomphe inéluctable de la liberté.

Aucune panne n'était envisageable. Quand surgit l'imprévu au programme des réjouissances, une crise financière d'ampleur planétaire, les boussoles s'affolent et l'exemple chinois fait florès : libéralisme économique effréné plus contrôle politique autoritaire de la société, voilà l'inespérée martingale pour sortir du bourbier ! Confucius avec moi !

Place de la Porte-de-la-Paix-Céleste, le comité central du Parti communiste chinois incarne l'apothéose du « retour aux fondamentaux », que prêche, sur le Vieux Continent, chaque postulant au trône en mal de transcendances perdues. L'icône du Chinois calme et triomphant, parce qu'enraciné dans ses traditions, fait tourner les têtes occidentales.

Rien de nouveau sous le soleil des idéologies. Il y a bien longtemps, les bons frères missionnaires décrivirent un empire céleste, paisible et sage, sous la férule d'une hiérarchie intellectuelle et érudite (recrutée sur examen, s'il vous plaît). Leurs courriers enjolivés imposèrent l'idéal du « despotisme éclairé » qui fit vibrer Voltaire et Frédéric de Prusse, Marie-Thérèse, Diderot et Catherine II. En vérité, un panier de crabes bureaucratique, dominé par des mafias d'eunuques, finit par décider, d'échecs en catastrophes, des destinées impériales.

La corruption galopante et les conflits à couteaux tirés sont partie prenante des sacro-saintes traditions. Mao n'a rien inventé. Aujourd'hui, les dirigeants chinois se consolent en se repaissant des scandales politico-financiers qui éclatent ailleurs et ne désespèrent pas de nous voir sombrer avant eux.

Les maîtres de la Chine, depuis toujours, se méfient. Pas seulement de leurs voisins ou de l'Occident, mais aussi et surtout de leurs compatriotes, qui, privés des libertés élémentaires, se révoltent parfois avec une rare brutalité.

Les autorités impériales de jadis, maoïstes d'hier, ou communistes « modernistes » d'aujourd'hui, cédèrent et cèdent encore à l'obsession de la forteresse assiégée comme au fantasme du contrôle absolu des cerveaux.

Pourtant, trente années d'ouverture et de mondialisation accélérée ont enrichi mais inquiètent Big Brother. Pareille mutation ne reste pas purement économique, elle commence à s'affirmer socialement (grèves ouvrières, mouvements dans les campagnes) et intellectuellement : la Charte 08, inspirée de la Chartre 77 de Vaclav Havel et ses amis, refuse « la vie dans le mensonge », quitte à se rendre passible de « crime de mots », donc de « subversion de l'Etat ».

L'Histoire enseigne que les miracles économiques, si impressionnants soient-ils, ne suffisent pas. A l'orée du XXe siècle, le « miracle économique » s'intitulait Allemagne et Japon : deux empires qui ne firent ni le bonheur de leur peuple ni celui de la planète.

Pour dompter les démons de l'intolérance, les ravages de la xénophobie, l'hybris de la toute-puissance et finalement la guerre, il faut des consciences courageuses. Liu Xiaobo en est une. Les trois cents intellectuels de renom, les dix mille internautes qui signèrent, avec lui, la Charte 08 de leur nom au risque de leur vie et de leur liberté, constituent l'ébauche d'un contre-pouvoir. Grains de sable qui enrayent les machines totalitaires, selon Alexandre Soljenitsyne, les dissidents s'obstinent à freiner les délires qui logent en chacun, humble ou puissant, occidental ou oriental.

Foin d'un réalisme à courte vue, inutile de se pâmer devant le paradigme d'une gouvernance à la chinoise. Même rebaptisée complaisamment « despotisme éclairé », l'absence de démocratie laisse sans défense devant les dérives techniques et mentales. Le plus beau cadeau qui vient d'être offert à la Chine et, par là, au monde entier, est le prix prestigieux décerné à Liu Xiaobo derrière les barreaux. Avec l'espoir, comme pour Alexandre Soljenitsyne, comme pour Lech Walesa, Desmund Tutu, Andreï Sakharov et Nelson Mandela, que, petit à petit, la liberté ira s'élargissant.

Un continent d'un milliard trois cents millions d'habitants ne peut trop longtemps être privé du droit de contester, de discuter ou d'opiner, sauf à devenir esclave des pires rumeurs et de sauvages exaltations. Le silence abyssal des chefs européens est extravagant.

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