lundi 4 octobre 2010

Séoul se voit en shérif régional - Matthew Reiss


Le Monde diplomatique - Octobre 2010, p. 14

Grandes manoeuvres en Asie

Située à équidistance de Séoul, de Shanghaï et de l'archipel du Japon, la petite île sud-coréenne de Jeju a su préserver sa culture ancestrale, notamment en continuant à célébrer l'esprit des défunts lors de rituels chamaniques quotidiens. Avec ses falaises de roche volcanique dressées comme une forteresse surplombant les eaux scintillantes de la mer de Chine orientale, son lac de cratère et son réseau de galeries de lave, l'île a été inscrite au patrimoine mondial de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) en 2007. Depuis peu, ses lagons n'attirent plus seulement les touristes. Ils attisent aussi les convoitises de l'industrie de l'armement, qui la considère comme idéalement située pour y implanter une base de lancement de missiles. Malgré les protestations de ses habitants, Jeju pourrait bientôt connaître le même sort que l'île japonaise d'Okinawa.

Sur la péninsule, les avis sont partagés. Le développement de l'industrie de la défense se heurte à l'émergence d'une " société civile " mûre. Le pays peut s'enorgueillir de ses universités de premier plan, de son système de santé performant, d'une presse d'opinion et, depuis quelques années, de la participation des citoyens à la vie politique. Plusieurs événements récents laissent pourtant penser qu'un retour aux anciennes méthodes autoritaires et une régression des libertés individuelles sont à craindre. En témoignent les représailles contre les sceptiques qui avaient critiqué la version officielle du naufrage de la corvette Cheonan (1), en mars dernier, et accusé le gouvernement de prendre prétexte de l'incident pour incriminer la République populaire démocratique de Corée (Nord).

Autre acteur des célèbres batailles navales des mers du Pacifique, le Japon hésite lui aussi entre développement économique durable et dépenses militaires. La réduction des coûts colossaux attachés au maintien des bases militaires américaines aux abords des principaux centres urbains, la poursuite de relations bilatérales avec la Chine, hors de l'orbite des Etats-Unis, et la construction d'une communauté économique asiatique basée sur le libre-échange figuraient parmi les promesses de campagne qui ont porté au pouvoir le Parti démocratique du Japon (PDJ) lors des élections législatives de septembre 2009. Bien que le PDJ n'ait pas réussi son pari de déloger la base aérienne américaine de la zone très peuplée d'Okinawa qu'elle occupe actuellement, le revirement politique du Japon n'en accroît pas moins les atouts de la Corée aux yeux du complexe militaro-industriel américain.

Encerclement " en croissant " de la Chine

Dès sa prise de fonctions en 2008, le président Lee Myung-bak avait multiplié les signes d'ouverture à l'endroit des Américains - une réelle volte-face au regard de la politique menée par ses deux prédécesseurs libéraux. Peu après son accession, il dénonçait les engagements bilatéraux passés avec la Corée du Nord - dans le cadre des efforts de réconciliation mis en oeuvre par le président Kim Dae-jung, la populaire sunshine policy - et abrogeait la réforme de libéralisation des médias engagée par son prédécesseur immédiat, le président Roh Moo-hyun.

Quelques semaines seulement après son entrée en fonctions, il rencontrait le président George W. Bush, à Camp David, pour un entretien portant sur la levée de l'embargo sur le boeuf américain et mettant l'accent sur le nouveau rôle de la Corée du Sud dans la région. Le constructeur Hyundai s'apprêtait alors à lancer un prototype de destroyer équipé de missiles antibalistiques et de systèmes de sonars conçus par la firme américaine Lockheed Martin. Un deuxième bâtiment devrait être livré d'ici la fin de l'année pour une flotte destinée à compter six navires. Ainsi, et alors que les provocations politiques à l'égard de la Chine se multiplient, au point d'être perçues par certains observateurs comme la marque principale de la politique étrangère de M. Lee, les navires coréens viendront bientôt renforcer la réponse des Etats-Unis à la domination de la Chine sur le contrôle des couloirs maritimes du Pacifique occidental.

La mission de la marine sud-coréenne se limite pour le moment à protéger du voisin du nord les eaux territoriales, mais, lorsque les six destroyers Hyundai-Lockheed seront armés, la Corée du Sud, à l'instar du Japon, sera un atout maître de la politique américaine à l'égard de Pékin. Sa nouvelle flotte devrait se déployer au large de l'île de Jeju aux côtés de bâtiments battant pavillon américain en 2014.

Le lieutenant-colonel Dai Xu, de l'armée de l'air chinoise, qualifie les déploiements anti-missiles balistiques (ABM) des Etats-Unis et de leurs alliés dans la région d'" encerclement en croissant " de la Chine par le Japon, la Corée et l'Inde. Si la marine conventionnelle chinoise conserve pour l'instant sa domination dans la région, elle n'a pas de réponse au renforcement de la flotte anti-missiles balistiques américaine dans son immédiate périphérie. Les conglomérats industriels Hyundai et Lockheed Martin ont en effet annoncé en 2009 que leur partenariat serait reconduit après livraison de la commande de la marine coréenne afin d'équiper l'Inde de bateaux similaires. En dépit de leurs ambitions affichées, les partenaires commerciaux peinent cependant à trouver un site pour la base navale coréenne.

En 2002 et 2007 (sous les présidences Kim et Roh), confronté à l'hostilité des populations locales, Séoul était par deux fois revenu sur son projet d'implantation sur l'île de Jeju. Le président Lee semble déterminé à installer coûte que coûte la base sur le dernier site possible, le petit village de pêcheurs de Gangjeong. Bien que le maire affirme que 94 %de ses administrés se sont prononcés contre le projet, le ministre de la défense a fait procéder à la déforestation du site et à la sécurisation du périmètre. Le message est clair : la nouvelle administration ne soumettra pas sa politique étrangère aux volontés des populations locales.

Les habitants de Gangjeong, qui tirent l'essentiel de leurs revenus de l'agriculture, de la pêche et du tourisme, se refusent à subir des dommages similaires à ceux constatés à Hawaï, à Guam, aux Philippines et au Japon : la destruction des zones de pêche, la diminution du tourisme, les problèmes sociaux liés à la présence de personnels militaires et l'abandon de déchets toxiques. La crainte la plus profonde exprimée par la population est celle de voir Jeju devenir une Okinawa coréenne. Le tribunal régional, qui avait reçu la plainte déposée par les villageois de Gangjeong contre la base navale pour atteinte à la viabilité économique de l'île, a reporté son jugement sine die quelque temps après le naufrage du Cheonan.

Immédiatement après l'accident, le ministre de la défense et le chef des services de renseignement avaient déclaré ne disposer d'aucune preuve de l'implication de la Corée du Nord. Dans un deuxième temps, les enquêteurs coréens et étrangers affirmaient que Pyongyang était directement responsable du torpillage du navire.

M. Lee avait dès lors accusé la République populaire démocratique de Corée d'acte de terrorisme en la menaçant de représailles. Il avait été relayé par la secrétaire d'Etat américaine, Mme Hillary Clinton, qui affirmait détenir " les preuves irréfutables " de la culpabilité de Pyongyang. Quelques jours plus tard, le Pentagone annonçait l'envoi d'un porte-avions dans les eaux coréennes et la marine sud-coréenne organisait un exercice militaire anti-sous-marins sur les lieux du naufrage.

Une semaine avant les élections régionales de juin, la rhétorique gouvernementale est devenue guerrière. Les Coréens n'ont guère apprécié, exprimant immédiatement leur rejet en votant en majorité contre le parti de M. Lee dans la région capitale.

Loin de renoncer, le président a ordonné des descentes de police dans plusieurs locaux d'organisations du mouvement social, ainsi que l'arrestation des personnes ayant mis en doute la dernière version officielle du naufrage du Cheonan. Dans une atmosphère générale d'alerte liée à la sécurité nationale, les habitants de Jeju commencent à perdre espoir. Quant à la Chine, la multiplication des intrusions de sa marine dans les eaux territoriales de ses voisins et le harcèlement des opérations américaines de renseignement dans les eaux internationales du sud et de l'est ne laissent aucun doute sur sa suprématie dans le Pacifique occidental. Le secrétaire d'Etat adjoint de l'administration Obama, M. James Steinberg, a récemment assuré la Chine que les Etats-Unis n'interféreraient pas dans ses intérêts régionaux. Le positionnement de nouveaux missiles américains dans la zone et les tentatives d'implantation d'une base navale à Jeju envoient pourtant un tout autre message.

Bien que les missiles antibalistiques n'aient pas de capacité nucléaire, la force de dissuasion nucléaire chinoise, relativement faible, se trouve amoindrie à chaque mise à flot d'un nouveau destroyer Hyundai-Lockheed. Par ailleurs, l'intégration des industries japonaise et coréenne au programme de défense du Pentagone induit des liens politiques peu compatibles avec un rapprochement sino-japonais ou sino-coréen.

Dissocier vente d'armes et projet politique n'est pas dans la tradition américaine. En raison de ses déclarations va-t-en-guerre à la suite du naufrage du Cheonan, et du durcissement du régime de Séoul, Mme Clinton a été qualifiée de " sénatrice de Lockheed " par le New York Magazine (18 juin 2006), qui épinglait ainsi les liens étroits unissant la secrétaire d'Etat à l'entreprise. Durant la campagne présidentielle de 2008, elle fut la première bénéficiaire des fonds de soutien versés aux candidats, républicains et démocrates confondus, par les constructeurs de missiles de défense.

Les efforts répétés du président coréen, M. Lee, pour implanter une base navale visant à abriter des destroyers construits par le groupe Hyundai - dont il fut le président-directeur général jusqu'en 1992 - soulèvent également des interrogations. Le président de la commission coréenne de lutte contre la corruption a déclaré que ni la commission, ni l'Assemblée nationale, ni la commission électorale nationale n'avaient enquêté sur les liens entre le patrimoine et les intérêts financiers de M. Lee ou des membres de son gouvernement et les contrats Lockheed-Hyundai.

Alors que la Chine renforce sa marine et que Washington arme les puissances régionales voisines tout en multipliant les manoeuvres dans les eaux du Pacifique occidental, sur la péninsule coréenne, l'opinion publique hésite à exprimer sa désapprobation. En 2008, le président Lee avait eu recours aux forces de l'ordre pour disperser la manifestation pacifique contre les importations de viande de boeuf américaine. Il a alors fait fermer la place de la mairie de Séoul, lieu traditionnel des rassemblements protestataires. Y brandir une banderole est désormais passible de poursuites.

Des journalistes de plus en plus inquiets

A la suite de la décision du président américain Barack Obama de confier à la Corée l'organisation du G20 les 11 et 12 novembre prochain, le rapporteur spécial des Nations unies pour la liberté d'opinion et d'expression, M. Frank La Rue, a enquêté sur l'état de la démocratie en Corée et s'est interrogé sur " la pertinence de faire un tel honneur à Séoul ". En mai, il indiquait que les droits de libre expression et de réunion avaient commencé à se détériorer quelques mois après l'élection de M. Lee.

Les premiers signes de durcissement du régime sont apparus après la diffusion par le magazine d'information télévisé " PD Notes " d'une enquête sur la levée de l'embargo sur le boeuf américain. Les producteurs de l'émission avaient alors été interpellés en pleine nuit à leur domicile, arrêtés et mis en examen. Bien que les peines requises de deux et trois ans d'emprisonnement n'aient pas été retenues, l'incident marque clairement un recul de l'indépendance des médias. Shin Ho-cheo, reporter au magazine d'information hebdomadaire Sisain, se dit " inquiet d'être arrêté chez lui en pleine nuit ".

Pendant les deux ans qu'a duré le procès de " PD Notes ", M. Lee a renvoyé les directeurs de la télévision publique coréenne et le président de la commission nationale des communications, pour les remplacer par des proches. Le nouveau président de la commission a levé les restrictions sur les monopoles de presse pour permettre à des quotidiens conservateurs de demander des licences de diffusion télévisuelle câblée.

Depuis lors, les médias nationaux montrent une certaine frilosité à critiquer les décisions gouvernementales et les grandes manifestations pacifiques qui avaient suivi la diffusion de l'enquête de " PD Notes " ne se sont répétées ni après l'arrestation des producteurs de l'émission au printemps 2008, ni à la suite des mesures de rétorsion prises cette année après l'accident du Cheonan.

Moins politisée que ne l'était celle de ses parents, la jeune génération s'avoue surtout soucieuse de profiter des fruits de la prospérité en trouvant un bon emploi et semble peu encline à épouser la cause de la liberté d'opinion.

Les habitants de Jeju se trouvent bien seuls pour poursuivre le combat. Néanmoins, ils ont juré de " lutter jusqu'à la mort " pour protéger leur mode de vie. Le 3 juin, la tentative du ministre de la défense de faire édifier un échafaudage sur le site retenu pour la construction de la base navale et d'y positionner des grues a été contrecarrée par des actes de désobéissance civile.

Note(s) :

(1) Le 26 mars 2010, la corvette Cheonan a coulé, faisant quarante-six morts, après une explosion provoquée par une torpille. Une enquête internationale en a rendu responsable la Corée du Nord. Une conclusion mise en cause, notamment, par les experts russes et par la Chine.

PHOTO - South Korean President Lee Myung-Bak delivers a speech during a ceremony marking the 60th anniversary of the Recovery of the capital Seoul in 1950 during the 1950-53 Korean War, at the Gyeongbokgung Palace in Seoul September 28, 2010. The capital Seoul was surrendered by the Soviet-supported North Korean army in three days after the Korean War began June 25, 1950 and was recovered by the U.N.-supported South Korean army September 28, 1950. The anniversary was held also to commemorate the Armed Forces Day of South Korea.

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