lundi 8 novembre 2010

ANALYSE - Une solution à 4 % - Martin Wolf

Le Monde - Economie, mardi, 9 novembre 2010, p. MDE2

Le débat sur les " déséquilibres mondiaux " nous renvoie aux préoccupations de John Maynard Keynes à la conférence de Bretton Woods en janvier 1944. Keynes, qui représentait la Grande-Bretagne, était obsédé par les risques d'ajustement asymétrique entre pays excédentaires et pays déficitaires. A l'époque premier pays excédentaire du monde, les Etats-Unis rejetèrent la mise en place d'un mécanisme contraignant pour les uns comme pour les autres. Aujourd'hui, ils ont changé de camp : Tim Geithner, secrétaire au Trésor américain, a suggéré de fixer à 4 % du produit intérieur brut (PIB) le maximum du déséquilibre des comptes courants.

La Chine pourrait-elle accepter ce que les Etats-Unis avaient refusé en 1944 ? La réponse pourrait être positive. Le communiqué publié le 23 octobre à l'issue de la réunion des ministres des finances et des gouverneurs des banques centrales des pays du G20 en Corée du Sud était une réponse pataude à la suggestion de M. Geithner. " La persistance de déséquilibres importants, évalués à l'aune de critères indicatifs qui restent à définir, entraînerait dans le cadre du processus d'évaluation mutuelle une estimation de leur nature et des causes des entraves à l'ajustement, en veillant à prendre en compte les conditions nationales ou régionales, parmi lesquelles - celles des - gros producteurs de matières premières. "

L'objectif des Etats-Unis est d'instaurer le principe selon lequel les pays excédentaires comme déficitaires doivent s'ajuster. Ils proposent la mise en place d'une valeur numérique, 4 %, sur laquelle tout le monde donnerait son accord et qui marquerait la limite de l'excédent ou du déficit à partir de laquelle un pays donné devrait prendre des mesures. Ce chiffre ne serait pas un objectif. Pas plus qu'il n'y aurait de sanctions.

La proposition est-elle cohérente ? Rainer Brüderle, le ministre allemand de l'économie, a formulé le rejet orthodoxe. Il a déclaré que " nous devrions tendre vers un processus d'économie de marché, et non vers une économie commandée ". Mais, de mon point de vue, la proposition comporte trois éléments décisifs.

En premier lieu, la gigantesque accumulation de réserves de devises que nous constatons aujourd'hui n'est pas un phénomène de marché : elle résulte de décisions gouvernementales. Ces réserves pouvaient à l'origine se justifier comme moyen de se prémunir contre les crises. Mais elles se sont développées bien au-delà, comme l'a montré la faible diminution qu'elles ont enregistrée durant la crise : 470 milliards de dollars (330 milliards d'euros), soit 6 % du total.

Ensuite, on ne peut plus ignorer le fait évident que l'économie mondiale est incapable d'utiliser de vastes flux d'excédent d'épargne d'une manière efficace et sûre.

Enfin, le monde actuel présente une énorme capacité excédentaire, ce qui rend fort peu souhaitable un ajustement opéré par les seuls pays déficitaires.

Quels pays du G20 seraient affectés par l'indicateur proposé par les Etats-Unis ? L'Afrique du Sud, la Turquie, l'Espagne et les Etats-Unis devraient enregistrer cette année des " déficits excessifs "; la Chine, la Russie, l'Allemagne et l'Arabie saoudite devraient présenter des " surplus excessifs ". Mais la Russie et l'Arabie Saoudite, en tant que gros exportateurs de matières premières, seraient probablement exemptées de l'obligation de respecter la référence américaine. De surcroît, si l'on s'en tenait à l'ampleur des excédents et des déficits plutôt qu'à la part du PIB qu'ils représentent, le Japon figurerait parmi les pays excédentaires, tandis que l'Italie, le Brésil et le Royaume-Uni compteraient parmi les pays vastes déficitaires.

Il est cependant important de ne prendre en compte que les pays systémiquement significatifs. L'excédent des comptes courants de Singapour devrait se situer à 20 % de son PIB, mais le reste du monde n'a pas à s'en préoccuper. Des indicateurs quantitatifs seraient en tout cas à même de rendre le débat sur l'ajustement beaucoup mieux centré qu'il ne l'est à présent.

Enfin, cette approche peut-elle fonctionner ? Il y a au moins une chance pour que ce soit le cas. Lors des dernières réunions annuelles du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale à Washington, deux économistes chinois m'ont l'un et l'autre informé que la Chine a d'ores et déjà décidé de limiter ses excédents. C'est pourquoi débattre de cette question serait bien plus fructueux que de rester obnubilés par le seul taux de change.

Cependant, du fait de l'ampleur de ses réserves (50 % du PIB) et de la rapidité de sa croissance, la Chine devrait viser l'équilibre extérieur, sinon le déficit, plutôt qu'un excédent de 4 % de son PIB. Même en respectant cet objectif, son excédent extérieur pourrait être de 400 milliards de dollars en 2015, puisqu'il semble probable que son PIB en dollar doublera tous les cinq ans.

Contrairement aux autres pays déficitaires, les Etats-Unis ont à leur disposition la capacité d'émettre la principale devise de réserve mondiale. Le reste du monde peut donc difficilement contraindre les Etats-Unis à s'ajuster s'ils ne le souhaitent pas. Mais tout le monde, y compris les Chinois, paraît craindre les conséquences monétaires d'un nouvel assouplissement quantitatif américain. Heureusement, plus la demande mondiale s'accroîtra et plus l'ajustement des taux de change réels se réalisera, et moins une telle politique de la part des Etats-Unis sera nécessaire.

Chine et Etats-Unis doivent donc être au coeur de toute discussion sur l'ajustement global. L'Allemagne continuera à mettre des bâtons dans les roues. Mais ses victimes sont ses partenaires dans la zone euro : ils ont choisi de vivre avec la dévastatrice combinaison allemande de compétitivité extérieure et de rigueur intérieure, sous un taux de change irrévocablement fixé. Le Japon semble, lui, incapable de gérer sa difficile situation macroéconomique. Mais la Chine, en tant que superpuissance naissante, avec sa vaste population et ses énormes besoins intérieurs, représente un cas tout à fait différent. Il n'y a aucune raison pour qu'elle reste un exportateur massif de capitaux.

Le rôle du G20 est de procurer un cadre aux discussions entre superpuissances actuelles et superpuissances futures. Si la Chine se fixait comme objectif d'accroître sa demande et de résorber ses excédents des comptes courants au moyen, idéalement, d'une augmentation de la consommation, le peuple chinois serait le premier à en bénéficier, et du même coup le reste du monde. Les Etats-Unis devraient s'engager simultanément vers une consolidation budgétaire à long terme.

Le rôle des autres chefs de gouvernement du G20, à l'occasion du sommet prévu les 11 et 12 novembre en Corée du Sud, sera de promouvoir l'accord nécessaire. S'ils y parviennent, ils démontreront l'un des principaux avantages du multilatéralisme, à savoir qu'il est un moyen de gérer les conflits entre les grandes puissances. M. Geithner a offert une alternative inventive aux interminables frictions sur les taux de change. Le président chinois devrait emprunter la porte de sortie que les Etats-Unis lui ménagent.

Par Martin Wolf

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