La journaliste américaine Barbara Demick a suivi des Nord-Coréens réfugiés au Sud. Au travers de vies ordinaires, se dessine l'effondrement d'un pays.
Pendant huit ans, Barbara Demick, journaliste américaine du Los Angeles Times, a suivi une dizaine de Nord-Coréens qui ont fui leur pays et leurs proches pour rejoindre la Corée du Sud (1). Tous sont originaires de Chongjin, la troisième ville du pays, sinistrée par la famine des années 90 qui a fauché près de 2 millions de personnes. Assommés par la propagande et la misère, ils ont vécu une tragédie et ont tenté leur chance chez leurs frères du Sud, qui les considèrent comme des étrangers. Par le destin de gens ordinaires, Barbara Demick dresse le portrait d'un pays qui s'effondre, au moment où Kim Jong-un, troisième leader de la dynastie communiste, est intronisé par son père et alors que les deux Corées viennent d'échanger des tirs d'obus meurtriers sur une île du Sud.
Quel est l'état d'esprit des transfuges quand ils se retrouvent plongés dans une société de consommation où règne la liberté d'expression ?
La première réaction est un état de grande euphorie : ils arrivent dans des lieux superbes, équipés, où les gens vivent librement, consomment, où l'autre aussi est coréen, parle quasiment la même langue. N'oublions pas qu'ils ont été un seul et même pays. Puis, très vite, ils déchantent, car les deux pays sont devenus très différents. Avant leur séparation, les deux Corées avaient un niveau de vie similaire, c'étaient deux pays pauvres. Aujourd'hui, les Sud-Coréens méprisent ceux du Nord, non pas d'avoir été communistes, mais d'être pauvres et arriérés. Ils représentent leur passé. Il y a une fierté sud-coréenne d'avoir un appartement, une voiture, une bonne éducation, la possibilité de parler anglais, etc. Evidemment, les Nord-Coréens sont très différents. Chroniquement mal nourris depuis des années, ils mesurent en moyenne 12 centimètres de moins à 18 ans, qu'un jeune du Sud du même âge. Pour les trentenaires et les quadras du Nord, il est très difficile de s'en sortir en Corée du Sud. Ils sont majoritairement sans emploi. Les plus anciens, qui ont connu un seul pays, avant la partition de 1953, s'en sortent mieux. Ils ont partagé les mêmes chansons, les mêmes histoires, le socle commun entre ceux du Nord et du Sud.
Dans votre livre, vous racontez l'histoire folle de madame Song, une ouvrière dévouée, convaincue du bien-fondé du régime et de ses actions. Pourtant, elle quitte la Corée du Nord, découvre le Sud, refait sa vie, et en profite...
Elle a toujours respecté les lois. Longtemps, elle a cru que les membres de son entourage mourraient par sa faute, et non par celle des autorités. Mais quand elle a découvert que respecter la loi signifiait la mort assurée, elle a totalement changé. Elle s'est rendu compte que si elle ne faisait rien, elle allait mourir de faim et d'épuisement, comme beaucoup de membres de sa famille. A Chongjin, les habitants vivaient dans une jungle de béton et ne pouvaient rien cultiver faute de place. Il n'y avait pas assez de rats et de pigeons à attraper. Certains ont essayé de pêcher. Mais dans cette région, la mer est profonde et surtout, c'est interdit par les autorités, comme d'entreprendre la moindre activité privée. Ils ont mangé de l'herbe, des racines, des feuilles. Les enfants, les personnes âgées ont été les plus atteints, des familles entières ont été décimées rapidement. Madame Song a assisté à tout cela et a décidé de survivre.
Certains ressentent de la honte et vivent très mal d'être des transfuges...
Oui, ils éprouvent un sentiment de culpabilité, ce qui est propre aux survivants. Ils ont abandonné leurs parents, certains leurs enfants, qui souvent sont punis, internés dans des camps de travail ou des prisons parce qu'eux-mêmes ont fui. Ils ont beaucoup de difficultés à en parler directement, comme Mi-ran, cette jeune femme qui a déserté en 1998. Ce n'est que plusieurs années après l'avoir rencontrée que j'ai su que ses deux soeurs avaient été internées dans un camp et avaient disparu.
Quelle est la part de vérité des Nord-Coréens, entre ce qu'ils disent publiquement, et ce qu'ils pensent réellement ?
J'ai rencontré un mineur de charbon de Chongjin qui a été très explicite : «On ne parle pas de ce que l'on pense. Car les gens savent bien ce que leurs voisins et/ou amis pensent. Nous ne sommes pas stupides, nous n'avons pas besoin de parler de ça.» En fait, il y a un étrange phénomène dans ce pays. J'ai le sentiment qu'un grand nombre de personnes ne croient effectivement pas à la propagande, aux balivernes du régime. Et en même temps, nombreux sont ceux qui n'admettront jamais qu'ils n'y croient pas, car cela rendrait la vie insupportable. Mais tout cela est fragile, incertain. C'est un pays de non-dits. Même en Union soviétique, la situation n'était pas comparable. Il n'y a pas de réelle résistance organisée à ce régime, tout simplement parce qu'il est impossible de s'organiser politiquement, d'être un dissident en Corée du Nord.
De terribles famines avaient eu lieu lors de la succession entre Kim Il-sung et Kim Jong-il, au milieu des années 90. Aujourd'hui, une nouvelle transition est en marche, et le pays fait face à des disettes. L'histoire se répète- t-elle en Corée du Nord ?
Il y a effectivement beaucoup de déjà-vu dans la situation actuelle. L'année dernière, les autorités ont dévalué le won, la monnaie nationale. En fait, ils ont rappelé les billets en circulation. C'était un piège pour fermer le marché et confisquer l'argent des classes moyennes. La dernière fois qu'ils ont procédé de cette façon, c'était juste avant la mort de Kim Il-sung, le 9 juillet 1994. Ils l'ont fait pour empêcher un effondrement de l'économie, car la situation s'est sérieusement dégradée. Les réserves de vivres sont très proches des niveaux des années 90. Le régime essaye à nouveau, comme à cette époque, d'effectuer une nouvelle transition. Beaucoup de gens disent que les Nord-Coréens sont imprévisibles, mais au final, ils ne font jamais rien de très original. Ils font émerger un nouveau leader qui est nommé à de hautes fonctions dans les instances militaires et politiques, puis la propagande se met en route.
Kim Il-sung, fondateur de la Corée du Nord, puis son fils Kim Jong-il. Et maintenant le petit-fils, Kim Jong-un... Que disent les Nord-Coréens de cette succession dynastique ?
Ils ont entendu parler de Kim Jong-un il y a plus d'un an. La propagande du Parti des travailleurs était déjà à l'oeuvre. La légende urbaine racontait que Kim Jong-un avait intégré anonymement une unité militaire secrète et partageait les repas, les exercices et les souffrances des soldats, pour voir le système de l'intérieur, se rendre compte de la réalité quotidienne des Nord-Coréens. Lors de cours organisés par le Parti des travailleurs - en fait des leçons idéologiques obligatoires -, on a commencé à parler aux Nord- Coréens d'un nouveau et jeune général, très mystérieux, qui aurait de nouvelles idées, qui allait se servir des nouvelles technologies pour sauver le pays. Son nom n'était jamais cité, c'était une bonne manière de renforcer son charisme. Il y avait un aspect mythique. Ils avaient procédé de la même manière avec Kim Jong-il, avant de le mettre progressivement en scène, au milieu des années 90. Le nom de Kim Jong-un a été rendu public en septembre. Il suffit d'observer les photos de lui avec une Rolex au poignet, pour constater qu'il n'a jamais vécu le quotidien des Nord-Coréens. Mais c'est une part de la mythologie que le régime entend véhiculer sur le prochain leader.
Comment les réfugiés envisagent-ils l'avenir de leur pays ?
Quand les gens s'échappaient dans les années 90, ils pensaient que le pays allait s'effondrer en quelques années. Ceux que j'ai rencontrés récemment ne sont plus vraiment convaincus par ce scénario, bien que le régime semble très fragile. La Chine a clairement approuvé et soutenu la dernière succession, a participé au dernier grand défilé, pour le soixante-cinquième anniversaire de la création du Parti des travailleurs, début octobre, en envoyant un membre du politburo. Elle a également reçu Kim Jong-il à deux reprises ces derniers mois. Elle fera tout pour maintenir la Corée du Nord à flot. Et la coopération continue. La police secrète nord-coréenne est autorisée à franchir la frontière pour s'emparer des transfuges. De leur côté, les Chinois renvoient en Corée du Nord tous ceux qui tentent de fuir. Pékin ne les considère pas comme des réfugiés, mais comme des migrants économiques et cette distinction est très importante : selon les lois internationales, un réfugié peut bénéficier d'une protection, pas un migrant qui peut être renvoyé.
Quel est l'intérêt de la Chine à entretenir cette collaboration ?
Les Chinois ne souhaitent pas voir la Corée du Nord s'effondrer. Ils savent que cela déstabiliserait toute la région et ne résoudrait rien aux problèmes de la Corée du Nord. Pékin veut que Pyongyang réforme son économie car il redoute que l'influence américano-sud- coréenne s'installe à sa frontière en cas de réunification de la péninsule. En règle générale, très peu de pays souhaitent un effondrement du régime nord-coréen. C'est le cas des Etats-Unis, qui perdraient là toute excuse pour justifier la présence de plusieurs dizaines de milliers de GI sur la péninsule. De son côté, le Japon perdrait beaucoup d'influence dans la région. Et enfin, la Corée du Sud ne souhaite pas payer la note pour ces retrouvailles. Le statu quo satisfait tout le monde.
Recueilli par Arnaud Vaulerin
© 2010 SA Libération. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire