Rarement un scandale de corruption en Inde aura aligné autant de zéros : 1 760 000 000 000 roupies (soit 28,35 milliards d'euros), l'équivalent du budget du ministère indien de la défense. De quoi donner le vertige aux 800 millions d'Indiens qui gagnent moins de 1,50 euro par jour. Le ministre des télécommunications, Andimuthu Raja, est accusé d'avoir bradé, en 2008, l'attribution de licences de téléphonie de deuxième génération à des entreprises proches de son parti, le DMK. L'Etat aurait perdu cette somme lors d'une attribution qualifiée d'" arbitraire ", d'" injuste " et d'" inéquitable " par la Cour des comptes indienne, qui a révélé l'affaire.
Le 24 septembre 2007, le département des télécommunications avait donné huit jours aux candidats pour déposer leurs offres. Quelques mois plus tard, à la stupéfaction générale, le ministère décide de ne retenir que celles déposées le premier jour, sans donner d'explication. Parmi les 575 offres, seules 122 sont retenues. Les premiers demandeurs ont été les premiers servis, et plutôt bien servis.
D'après le rapport de la Cour des comptes, les licences leur sont alors accordées au même prix qu'en 2001, alors que beaucoup d'entre eux ne réunissent pas les critères, notamment financiers, exigés par le département des télécommunications... qui les a pourtant sélectionnés. Certains auraient revendu leur licence, quelques mois plus tard, jusqu'à six fois leur prix d'achat. Pourquoi donc ne pas avoir organisé des enchères transparentes, au lieu de brader l'attribution des licences ?
Pour le bien du pays, à en croire les partisans de M. Raja, qui expliquent que si l'Inde compte autant d'utilisateurs de téléphone portable, et si les minutes de communication sont parmi les moins chères au monde, c'est justement grâce au bas prix des licences de téléphonie. M. Raja, moustache impeccable et pagne blanc toujours bien repassé, est resté imperturbable lors des premiers jours du scandale, affirmant qu'il avait respecté les règles d'attribution. Mais des soupçons de corruption d'une telle ampleur, et qui occupent les grands titres de la presse nationale, sont plutôt gênants pour un gouvernement qui ne cesse de répéter que sa priorité est la lutte contre la pauvreté.
Le 14 novembre, tard dans la soirée, M. Raja s'est donc rendu à la résidence du premier ministre, Manmohan Singh, pour lui remettre sa lettre de démission. Depuis, c'est M. Singh qui est dans la tourmente. Car lui aussi était informé de ce qui se passait. D'après le rapport de la Cour des comptes, son cabinet, ainsi que le ministère de la justice, avaient signalé au ministère des télécommunications les irrégularités de la procédure d'attribution des licences, sans aller plus loin. Pourquoi n'a-t-il rien fait ? Pourquoi a-t-il " protégé " son ministre ?
L'affaire a suscité un tel émoi, cette semaine, que la session du Parlement a dû être ajournée six fois en raison du tumulte régnant dans les rangs de l'opposition. Les députés réclament la création d'une commission d'enquête parlementaire pour faire toute la lumière sur cette affaire, qu'ils appellent la " mère de tous les scandales ". Et la Cour suprême a demandé, jeudi 18 novembre, des explications à M. Singh.
Ce scandale vient ternir l'image d'un premier ministre réputé pour son intégrité, quelques jours après la démission de plusieurs membres du Parti du Congrès au pouvoir, soupçonnés de corruption dans d'autres affaires. Le ministre en chef de l'Etat du Maharashtra, Ashok Chavan, aurait été impliqué dans la construction illégale d'un immeuble dans un quartier huppé de Bombay, et le président du comité organisateur des Jeux du Commonwealth, Suresh Kalmadi, aurait détourné de l'argent à son profit.
Une étude publiée par l'organisation Global Financial Integrity, basée à Washington, indique que 91 milliards d'euros d'" argent illégal " sont sortis d'Inde entre 2000 et 2008. Jamais la corruption n'a été aussi florissante. Les sommes semblent augmenter au même rythme que la croissance économique du pays.
Julien Bouissou
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