mercredi 17 novembre 2010

ENQUÊTE - Hitler aux enchères - Julie Joly

L'Express, no. 3098 - société ENQUETE, mercredi, 17 novembre 2010, p. 98-100,102

Les reliques du IIIe Reich s'échangent dans le monde entier à des prix exorbitants. Y compris en France, où les collectionneurs sont plus nombreux - et moins fanatiques - qu'on ne le pense. Entre mémoire et tabou, histoire de ces souvenirs qui dérangent.

Sur la façade de béton brut percée de baies vitrées, le ciel blanc de Munich glisse sans une ombre. Les rares passants ont remonté leur col. Il est midi, ce vendredi 15 octobre, lorsqu'un homme s'engouffre derrière la lourde porte de la maison de vente aux enchères Hermann Historica. Une trentaine d'impatients sont déjà sur les rangs, guettant le coup de marteau : ce jour-là, en Bavière, on liquide près de 200 vestiges nazis. Une promo maca- bre inédite ? Non. Un rituel, où se pressent deux fois par an une poignée d'initiés. Et, parmi eux, quelques Français...

"1 700 euros les couverts en argent d'Hitler, qui dit mieux ? Adjugés à 4 000 euros !" Combien pour les comptes personnels d'Himmler, tout- puissant chef des SS ? "45 000 euros !" Et pour l'album de mariage de Goering ? L'insigne militaire nazi rarissime, le drapeau authentique du NSDAP, l'uniforme de la Wehrmacht ou la carte postale peinte par le Führer en personne ? Comme s'il s'agissait de banales céramiques ou d'armoires normandes, les objets les plus ahurissants défilent dans les grandes largeurs sur l'écran vidéo installé devant le public, imperturbable. Il faudra près de huit heures et trois commissaires-priseurs pour passer en revue l'ensemble du catalogue. Et tout solder, ou presque, pour un "bénéfice" total dépassant le million d'euros.

Illusion des enchères modernes : les amateurs de ces vestiges invraisemblables sont, en réalité, bien plus nombreux qu'il n'y paraît. Dissimulés derrière leur téléphone ou leur écran d'ordinateur, les meilleurs clients de la maison de vente font grimper les prix à distance et du monde entier. Y compris depuis la France, où des milliers de passionnés de la Seconde Guerre échangent leurs trouvailles chaque week-end, dans les vide-greniers militaires. A tel point que le sénateur (UMP) du Nord Jacques Legendre, alerté par l'un de ses concitoyens, déposa, le 2 novembre, pour la deuxième fois, une proposition de loi visant "à sanctionner la vente d'objets liés au nazisme" (voir l'encadré ).

A Munich, l'expert français maison, Xavier Aiolfi, s'insurge et dénonce l'amalgame. "La collectionnite est un sport national", affirme cet ex-administrateur du cirque Bouglione, à Paris. Collectionneur lui-même, il travaille pour la maison de vente germanique depuis cinq ans et connaît les plus gros "amasseurs" d'objets historiques de l'Hexagone, toutes périodes confondues. Et, parmi eux, jure-t-il, "pas un seul nazillon"...

Mais qui, alors, qui donc peut vouloir s'offrir les derniers oripeaux de cette idéologie mortifère ? Quel fou, quel odieux rédempteur exposerait chez lui le moindre souvenir de ces heures noires ? La réponse est inconcevable, mais ne fait aucun doute : ils sont plusieurs millions et de tous les horizons. Allemands, Français, Américains, juifs, catholiques, collectionneurs particuliers ou conservateurs de musées, éditeurs, archivistes, historiens du dimanche ou historiens tout court. A lui seul, le registre d'Hermann Historica compte plus de 30 000 clients réguliers à travers le monde. Jusqu'en Israël. Quelques célébrités discrètes, beaucoup d'anonymes, mais, assure-t-on, aucun nostalgique patenté. Ou très peu - ils n'expliqueraient pas la flambée du marché à eux seuls.

C'est une réalité peu connue : sur le créneau porteur des antiquités militaires, la croix gammée tient indéniablement la corde. L'uniforme complet d'un soldat SS s'échange autour de 10 000 euros, quand celui d'un fantassin britannique ne dépasse pas les 1 000. Privilège de la rareté, selon les uns. Effet de l'euro, voire de la crise, estiment les autres. L'engouement des collectionneurs est, plus généralement, à la mesure de la médiatisation du sujet. Et de fait... rarement passé n'a été si présent. La Seconde Guerre mondiale passionne, et ses vestiges s'arrachent, au point d'attiser le marché noir, les vols et les copies.

Pourtant, des objets nazis en France, il y en a, et beaucoup. Les greniers regorgent de ces reliques volées à l'ennemi en déroute. Trophées parcellaires ramassés au lendemain des conflits, sur les chemins, en plein champ ou dans les bunkers désertés. Et jusque sur le sol allemand, après le suicide du Führer. En mai 1945, la 2e division blindée du général Leclerc n'a pas été pour rien la première à planter son drapeau sur le Nid d'aigle d'Hitler, en Bavière : en coiffant effrontément au poteau l'infanterie américaine, les Frenchies s'assuraient aussi les plus belles prises de guerre.

Mais les années ont passé, déposant sur ces reliquats un vernis d'interdit, de sacrilège, devenu quasi indélébile. L'ombre de la Shoah et de Vichy plane douloureusement, et les poussées d'extrême droite attisent le malaise : les collectionneurs ont beau montrer patte blanche, tout détenteur de ces reliques teutonnes est déclaré suspect. "Elles sont marquées du sceau de l'infamie", témoigne Bertrand Paris, riche, pour sa part, de plusieurs pépites. L'idéologie nazie l'a pourtant marqué à vie. Son père, résistant, est mort dans un camp de déportation en Allemagne, à 29 ans. Le collectionneur n'en glane pas moins, depuis des années, les souvenirs de la bataille de Normandie, comme beaucoup de ses voisins. Et, dans le secret de son grenier, barricadé contre les cambrioleurs, les uniformes, insignes et matériels allemands côtoient, à éga-lité, ceux des bataillons alliés. "Je collectionne des histoires, pas des objets, souffle le passeur de mé-moire. C'est l'épopée qui m'intéresse, l'histoire d'un combat qui a profondément marqué ma famille, mes amis, ma région..."

Il n'empêche, en ces temps de commémorations incessantes, il ne fait pas bon exhumer les mauvais souvenirs. Même l'historien Marc Ferro, ancien résistant, se souvient d'avoir dû renoncer à organiser à Vichy une conférence sur Pétain, il y a plusieurs années, sous la pression de militants communistes. "Près d'un demi-siècle après la fin de la guerre, j'ai dû passer en zone libre", s'émeut celui qui anima durant douze ans l'émission Histoire parallèle, sur Arte. Les ennemis du Maréchal ne sont pas les seuls à plaider le silence sur cette période honnie. Nombre des juifs d'Europe rescapés des camps de concentration ont choisi l'Hexagone pour tenter de se reconstruire. Pour eux aussi, et plus encore, la blessure est intacte, immense, insupportable.

A la fin des années 1960, c'est leur colère qui obligea l'éditeur de Mein Kampf à ajouter une préface à ses rééditions françaises. C'est elle encore qui fit condamner, dans les années 1970, plusieurs marchands des puces parisiennes pour avoir exhibé sur leurs stands des insignes nazis ; et, en 2005, les administrateurs du site Yahoo, pour le même motif.

Faut-il, pour autant, interdire la vente de tout vestige de l'armée allemande et du IIIe Reich à l'intérieur de nos frontières ? Entre devoir de mémoire et frénésie documentaire, maison de l'histoire de France et combats d'historiens, le coeur des Français balance. Le débat, tranché ailleurs au profit des collectionneurs, laisse les héritiers de Vichy schizophrènes. Officiellement, la vente de souvenirs nazis demeure autorisée, dans un cadre bien précis (voir l'encadré). Officieusement, rares sont ceux qui s'y risquent - ouvertement, du moins.

Et les contradictions persistent. En France, où l'on se traite à l'envi de "nazi", de "traître", de "collabo", l'exhumation d'une lettre de Pétain par Serge Klarsfeld faisait récemment la Une des journaux. Le même avocat, infatigable traqueur de nazis, comprend la sensibilité de ses contemporains devant les stigmates du nazisme, mais refuse la censure, "tant qu'il n'y a pas d'apologie". "On vend bien des têtes réduites ; quelle est la valeur de l'Histoire, du crime, de l'horreur ?" s'interroge quant à lui le commissaire-priseur parisien Patrick Deburaux, de l'étude Aponem. Il y a quelques mois, un homme est venu le voir pour faire expertiser un objet de famille : un gobelet en argent aux armes de Goering, hérité de son frère soldat. "J'avais la timbale dans les mains, la photo du jeune militaire français devant la maison du dignitaire nazi, raconte-t-il. Je savais que je pouvais le vendre, mais je n'ai pas osé. J'ai conseillé à mon client d'aller en Allemagne..."

"Le problème n'est pas l'objet, mais ce que l'on en fait", tranche l'autodidacte Jean-Pierre Verney. Coauteur de plusieurs BD avec Jacques Tardi, ce passionné d'histoire a grandi près du Chemin des Dames. Son fonds personnel sur la Grande Guerre est devenu si vaste que des experts étrangers ont voulu le lui racheter. Des Allemands, en 1988. Puis le musée de Boston, en 2004. Il a fallu l'intervention du maire de Meaux, Jean-François Copé, pour que l'Etat français se préoccupe enfin de son précieux butin : plus de 20 000 objets représentant toutes les forces en présence et le double de documents. Ils serviront à ouvrir, dans un an, le plus grand musée national sur cet épisode historique.

"Je ne comprends pas la France", soupire Fabien Steffens. Le 15 octobre, cet ancien fonctionnaire est venu de son village des Ardennes belges jusqu'à Munich pour mettre la main sur une pièce clef : l'ordre de promotion de Joachim Peiper, ancien adjudant d'Himmler chargé de franchir la Meuse. Il a tout le dossier militaire du dignitaire SS, il ne lui manque que ce feuillet. Celui que ses camarades d'école traitaient aimablement de nazi, "en souvenir de l'annexion", a inauguré en Belgique le plus important musée privé consacré à la bataille des Ardennes. Plus de 25 000 visiteurs s'y pressent chaque année. Et vraiment, ses voisins l'étonnent : "Il n'y a que chez vous que le sujet soit si tabou." Certains inventaires sont plus sensibles que d'autres.


Vente limitée ou interdite ?
Julie Joly

La maison de vente aux enchères Hermann Historica est leader mondial dans le créneau des antiquités historiques, toutes périodes confondues. Mais, outre-Rhin, bien d'autres sociétés cèdent légalement des vestiges de l'époque nazie. Leurs seules obligations : ne pas "exposer" les objets au tout-venant, s'assurer de leur authenticité et proscrire toute apologie des crimes perpétrés. Aucun "souvenir des camps" n'est accepté. En France, les mêmes règles s'appliquent, peu ou prou : interdites en Allemagne, les rééditions de Mein Kampf sont autorisées ici, mais avec une préface. Dans les deux pays, en revanche, les ouvrages d'époque, de même que les objets, archives et armes (démilitarisées) peuvent s'échanger librement. Le sénateur Jacques Legendre (UMP) souhaiterait inverser la tendance. Sa proposition de loi, déposée une première fois en mai 2008, vise à sanctionner tout commerce, entre particuliers, d'objets liés "au nazisme ou à d'autres auteurs de crimes contre l'humanité". Les collectionneurs sont vent debout.

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