mercredi 17 novembre 2010

UNESCO - Combat de toques - François-Régis Gaudry

L'Express, no. 3098 - société GASTRONOMIE, mercredi, 17 novembre 2010, p. 104,106

Le "repas gastronomique des Français" inscrit au patrimoine de l'humanité ? Coulisses d'une candidature soutenue par plus d'un chef. Celui de l'Etat en tête...

J'entends souvent dire que Nicolas Sarkozy ne sait pas manier la fourchette et ne boit pas une goutte de vin, raconte Guy Savoy, chef trois étoiles Michelin qui reçoit régulièrement le chef de l'Etat en ami dans son restaurant de la rue Troyon, à Paris. Il se pourrait qu'il devienne le premier président de la République à porter un intérêt aussi soutenu à la gastronomie de son pays." "Il se pourrait." C'est le Comité intergouvernemental de l'Unesco, réuni depuis le 15 novembre à Nairobi, au Kenya, qui tranchera. 24 experts de toutes nationalités sont chargés d'examiner, pendant quatre jours, 51 dossiers de candidature. Dans la liste des disciplines culturelles prétendant cette année à une inscription au patrimoine immatériel de l'humanité figurent le flamenco espagnol, le tapis azerbaïdjanais, le festival de lutte à l'huile de Kirkpinar en Turquie et... "le repas gastronomique des Français". 16 pages - annexes comprises - au style clair et concis, accompagnées de 10 photos et d'un film de 9 minutes 40 vantant la convivialité à table sur fond d'accordéon : voilà tout le contenu du dossier présenté par la France pour tenter de convertir les sages à notre "art de bien manger et de bien boire". Il faut croire que c'est assez : un organe subsidiaire, composé de six membres, vient d'adresser à la candidature hexagonale un avis favorable, qui vaut recommandation auprès du Comité. "Un signe de bon augure, explique Guy Savoy, sensibilisé très tôt à cette démarche, mais nous ne crierons victoire que lorsque nous aurons franchi la ligne d'arrivée."

Au départ, ce n'était pourtant pas gagné. Le 24 novembre 2006, l'idée est lancée à la cantonade, dans la confidentialité des journées François Rabelais de Tours, un colloque annuel consacré à l'alimentation. Les signataires de cet appel ? Francis Chevrier, directeur de l'Institut européen d'histoire et des cultures de l'alimentation (Iehca) ; Jean-Robert Pitte, président de la Sorbonne ; et les chefs cuisiniers Olivier Roellinger et Jean Bardet. "C'était un pari un peu fou, explique Francis Chevrier. Au début, personne n'y a vraiment cru..." Personne, à l'exception de quelques appuis bien placés. Nicolas Perruchot, député (Nouveau Centre) du Loir-et-Cher, est le premier à alerter Nicolas Sarkozy sur le sujet. Jack Lang, proche de Chevrier, intervient également auprès du président. Et Guy Savoy se fend d'un courrier personnel à son ami Nicolas. "L'Elysée a très vite mordu à l'idée, explique Georges-Marc Benamou, conseiller culturel du chef de l'Etat à l'époque. Elle tombait à pic, au moment où le président cherchait à avoir une présence forte lors de son premier Salon de l'agriculture."

Le 23 février 2008, porte de Versailles, quelques minutes avant le fameux "Casse-toi pauv' con" lancé à un badaud, Nicolas Sarkozy officialisait, devant un parterre d'agriculteurs, "une candidature auprès de l'Unesco pour permettre la reconnaissance de notre patrimoine gastronomique au patrimoine mondial". Avant de déclarer, dans un élan cocardier : "Nous avons la meilleure gastronomie du monde ; enfin, de notre point de vue." Une petite phrase qui donnera aux médias étrangers l'occasion de se lâcher. "Les Français n'ont plus surpris le monde depuis les années 1970 et la nouvelle cuisine", écrit Mary Blume dans l'International Herald Tribune. "Qu'est-ce que l'Unesco devrait reconnaître ? Que la purée de M. Robuchon est meilleure que celle de ma grand-mère ?" s'interroge l'essayiste italien Alberto Toscano dans Le Monde. "Avec 166 spécialités reconnues par l'Union européenne, l'Italie bat nettement la France, qui n'a que 156 produits !" s'insurge même la Coldiretti, l'association des agriculteurs italiens.

Une candidature qui suscite des vocations

A la controverse s'ajoute un couac dont la MFPCA (Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires), nouvellement créée pour porter le projet, se serait bien passée. Le 16 octobre 2008, un déjeuner est organisé à l'hôtel de Lassay (résidence du président de l'Assemblée nationale) pour célébrer la candidature française, à l'initiative du journaliste et écrivain gastronomique Christian Millau. Aux fourneaux, un quatuor de renom - Michel Guérard, Joël Robuchon, Marc Veyrat et Guy Savoy - cuisine pour une centaine de convives. Seul hic : les agapes sont placées sous le haut patronage du président de l'institution, Bernard Accoyer... qui brille par son absence. Ce dernier s'est aperçu à la dernière minute que cette réception en grande pompe avait lieu à la même date que la Journée mondiale de l'alimentation, dont le thème était : "Unis contre la faim".

"Ces vaines polémiques nous ont éloignés du vrai débat sur le bien-fondé de notre démarche, estime Francis Chevrier, délégué de la mission française. Il ne s'agit pas de momifier le cassoulet ou de breveter des savoir-faire artisanaux, ce qui serait impossible et ridicule. Nos marmites ne sont pas les temples d'Angkor. Notre volonté est au contraire de faire reconnaître le repas gastronomique comme un patrimoine vivant, une pratique sociale coutumière dans laquelle se reconnaissent tous les Français." Et l'universitaire de pointer la confusion dans l'opinion entre le "patrimoine matériel" tel qu'il est défini dans la convention adoptée par l'Unesco en 1972 - tous les monuments, chefs-d'oeuvre d'architecture et sites naturels en péril - et le "patrimoine immatériel". Cette notion nouvelle s'appuie sur une convention de 2003 qui vise à une meilleure prise en compte par les Nations unies des cultures populaires. "La gastronomie doit renouer avec son sens originel de "culture de la table". Elle n'appartient pas aux grands chefs, mais à tous les Français, insiste Olivier Roellinger, le cuisinier de Cancale. Cette inscription permettrait à d'autres peuples qui ont un fort intérêt pour la gastronomie d'engager des démarches similaires." La candidature française a d'ores et déjà suscité des vocations. Le Mexique s'est empressé de déposer un dossier : "La cuisine traditionnelle mexicaine - culture communautaire, vivante, ancestrale et authentique, le paradigme de Michoacán". Quant à l'Espagne, la Grèce, l'Italie et au Maroc, ils entendent conjointement faire classer leur "diète méditerranéenne".

Prélude à la création d'une Cité de la gastronomie

La France a adossé sa candidature à un projet d'envergure : la création d'une Cité de la gastronomie, "un équipement culturel pluridisciplinaire à dimension nationale et internationale". Jean-Robert Pitte, président de la MFPCA, a écrit fin septembre à Nicolas Sarkozy pour lui proposer de créer ce pôle entièrement dédié aux arts culinaires dans l'actuel hôtel de la Marine, place de la Concorde, à Paris. Un splendide bâtiment de 5 000 mètres carrés, qui sera libéré à la fin de 2014, lorsque tous les services du ministère de la Défense seront rassemblés au sein d'un "Pentagone à la française". "Et pourquoi pas ? s'enthousiasme Jean-Robert Pitte. J'ai lancé une bouteille à la mer..." Une bouteille dont pourrait bien se saisir le président de la République, toujours en quête d'un acte culturel fort pour marquer son quinquennat.

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