jeudi 25 novembre 2010

ENQUÊTE - Tibet, le noeud chinois - Nadia Carrassan


L'Express, no. 3099 - monde REPORTAGE, mercredi, 24 novembre 2010, p. 70,72,74

Dans une région toujours fermée aux médias occidentaux, L'Express a pu mener l'enquête. Deux ans après les émeutes, la tension reste forte, ravivée par le plan de colonisation de Pékin, son emprise accrue sur l'économie et sur la culture.

J'ai tellement de choses sur le coeur, mais j'ai peur de parler. Depuis 2008, presque rien n'a changé. Nous sommes comme des chiens à qui les Chinois jettent les restes. Le Parti communiste dit que la terre lui appartient. Mais il dit aussi que le ciel est à lui ! Il n'y a pas de mots pour décrire ce que nous vivons, nous les Tibétains."

L'homme, dont nous tairons le nom, raconte la vie quotidienne à Lhassa depuis qu'une chape de plomb s'est abattue sur la ville sainte des bouddhistes tibétains, il y a plus de deux ans. Un climat d'humiliation, de suspicion, de peur.

C'est un solide gaillard de 50 ans, rencontré dans un salon de thé populaire de la vieille ville. Il raconte les difficultés de trouver du travail, en raison de la concurrence accrue avec les Han, la principale ethnie chinoise, importée de l'Est. Ou les nouvelles réglementations, qui subventionnent à 50 % la construction des habitations mais imposent des normes de construction chinoises - matériaux, architecture... - sans discussion possible. De grosses larmes roulent sur ses joues cuites par le soleil. "Avant 1950, le Tibet était indépendant de la Chine. Aujourd'hui, si par malheur nous redressons la tête..." : il mime le bruit d'un fusil-mitrailleur qui crache une rafale.

Le 14 mars 2008, à Lhassa, des moines tibétains manifestaient leur soutien au dalaï-lama. La marche fut violemment réprimée par la police chinoise. Témoins de la scène, des Tibétains réagirent par l'émeute, en dévastant le centre-ville et en lynchant des commerçants Han. Telle une onde de choc, la nouvelle se propagea, suscitant une centaine de manifestations à travers tout le grand Tibet.

Deux ans plus tard, il ne reste plus la moindre trace visible des destructions. La ville est étrangement calme. A son entrée, une grande pancarte de propagande rappelle les mots d'ordre, écrits en caractères rouges : "Renforcer l'unité entre l'armée et le peuple - Construire ensemble une demeure harmonieuse." Dans la partie tibétaine de la ville, aux carrefours importants ou à proximité des temples, sont postés des groupes de quatre ou cinq soldats de la Police armée du peuple, casqués et lourdement armés : fusils à pompe, pistolets-mitrailleurs, kalachnikovs.

En seulement dix ans, Lhassa s'est métamorphosée en une ville aussi clinquante et moderne que les cités côtières du pays. Sa partie chinoise est désormais bien plus étendue et peuplée que sa partie tibétaine, par endroits rasée, où continuent à affluer, chaque jour, des milliers de pèlerins. Pour obtenir ce résultat, Pékin dépense sans compter. La Région autonome du Tibet, dont Lhassa est la capitale, bien que toujours classée parmi les plus pauvres de la Chine, a connu, ces dernières années, une croissance économique phénoménale. Entre 1997 et 2007, son PIB a quadruplé, quand il triplait pour le reste de la Chine.

Un des fers de lance de cette croissance est le tourisme (12 % du PIB de la région). Fin 2010, la région autonome aura accueilli 6 millions de touristes, au lieu de 1,6 million cinq ans plus tôt : à 90 %, ce sont des Chinois Han. Pour eux, le Tibet est une sorte de réserve d'Indiens aux paysages exotiques et mystérieux. Dans une salle de spectacles de la ville, une vingtaine de danseuses entrent en piste. Ces Tibétaines habillées en costumes folkloriques alternent danses et chants selon une chorégraphie qui évoque un show télévisé. Les 400 spectateurs, tous Han, viennent de terminer un médiocre repas. Chapeau de cow-boy vissé sur le crâne, ils mitraillent la scène de leurs appareils photo. Zhou Zhengming, 51 ans, est arrivé hier à Lhassa pour y passer quelques jours de vacances avec un groupe d'amis. Pour cet entrepreneur originaire du Wuhan (centre), "le Tibet n'a pas toujours fait partie de la Chine. C'est pour cela que les gens, ici, sont encore arriérés et violents. Il faut renforcer les liens entre les provinces chinoises et le Tibet, mélanger les populations". Selon Cai Jiang, un touriste pékinois, aucun doute, les causes des émeutes sont extérieures au pays : "C'est la clique du dalaï-lama qui a tout organisé." Comment juge-t-il la situation à Lhassa ? "L'Etat investit ici beaucoup d'argent, le niveau de vie croît rapidement, les Tibétains s'enrichissent. Et le gouverneur de la région autonome est un Tibétain." Lui fait-on remarquer que ce dernier est sous l'autorité directe du secrétaire du Parti de la région, un Chinois Han, que la réponse tombe, sans ciller : "Il faut bien leur laisser quelque chose..."

Depuis les années 1990, la politique de développement mise en oeuvre par Pékin au Tibet canalise une quantité massive de subventions et d'investissements extérieurs, qui, à partir de 2001, dépassent même le montant de la richesse produite localement. Mais les capitaux restent entre les mains du gouvernement ou d'entreprises chinoises, dont le siège et la main-d'oeuvre se trouvent hors du Tibet. La circulation des richesses dans la province ne cesse de s'accélérer, mais les profits sont réexpédiés à l'extérieur. C'est l'"aide boomerang", comme la nomme le chercheur Andrew Martin Fischer dans la revue Perspectives chinoises. Peu à peu, les leviers de l'économie locale sont transférés à des non-Tibétains. Aujourd'hui, les secteurs en forte croissance sont l'industrie et l'exploitation minière, les services liés aux administrations gouvernementales, comme le tourisme et la construction. Les Tibétains ne sont presque jamais impliqués dans ces projets, qui favorisent en revanche l'installation de Chinois Han.

Ainsi, le plus important projet d'infrastructure, la voie de chemin de fer qui relie Lhassa au reste de la Chine depuis 2006, a été entièrement financé par Pékin et confié à des entreprises extérieures à la région. Depuis 2008, cette politique, qui est une cause majeure du mécontentement des Tibétains, s'accompagne d'une désindustrialisation relative de l'économie locale, avec l'arrivée massive de biens de consommation importés du reste de la Chine, par voie ferrée. Et cela est loin d'être terminé. En septembre 2010, les autorités ont annoncé le début du chantier de l'extension de la ligne de chemin de fer vers Shigatsé, la deuxième ville du Tibet, non loin du mont Everest. Lorsqu'elle sera en service, la ligne pourra transporter 8,3 millions de tonnes de fret par an.

Qu'en pensent les Tibétains ? Nyima*, étudiante à Pékin, est de retour à Lhassa, en famille, pour les vacances. Elle fait part d'une rumeur qui s'est répandue au Tibet, en 2005. "Lors du chantier pour la construction du train, les ouvriers chinois, en creusant, auraient déterré une grenouille de la taille d'une automobile. En la sortant, ils l'auraient blessée. Certains pensent qu'elle aurait été conduite dans un centre de recherche secret, hors du Tibet, où elle serait morte. Pour les Tibétains, la grenouille est un animal sacré. Comme nous ne pouvons critiquer ouvertement la politique de Pékin au Tibet, nous le faisons à travers ce genre de petites histoires. C'est notre mode de protestation."

Nyima prend le train plusieurs fois par an pour rejoindre son université pékinoise. Elle y étudie le droit et le marxisme-léninisme, afin de préparer les concours de la fonction publique. Bouddhiste fervente, elle considère qu'il n'y a pas de contradiction entre sa foi et la science. "Les cours de marxisme et de patriotisme que je reçois à l'université entrent par une oreille et ressortent par l'autre", explique-t-elle avec un sourire espiègle. Selon elle, "99 % des Tibétains, y compris ceux qui travaillent pour le gouvernement, vouent un profond attachement au dalaï-lama". Une adhésion confirmée, d'une certaine manière, par la politique des autorités. Car la répression ne s'est pas relâchée. Disparitions, persécutions de familles entières, condamnations arbitraires et emprisonnements se poursuivent, comme l'ONG Human Rights Watch l'a établi dans un rapport, en juillet 2010.

La suspicion de Pékin s'étend à l'encontre de ceux qui devraient être ses plus fidèles soutiens : le petit groupe des riches entrepreneurs tibétains. En juin dernier, Dorje Tashi, accusé d'avoir financé des groupes basés à l'étranger, a été condamné à quinze ans de prison. Or, il était une figure connue à Lhassa, presque un exemple aux yeux des autorités. Patron du Yak Hotel, il était à la tête d'un conglomérat de sociétés dans le tourisme et l'immobilier. Preuve que l'augmentation des riches- ses n'entraîne pas l'allégeance à la source des richesses.

"Nous n'avons ni droits, ni pouvoir, ni liberté"

Le ressentiment est aggravé par les attaques contre la culture. Demain, l'enseignement du tibétain devrait être encore plus restreint : selon une directive récente, tous les manuels scolaires du primaire et du secondaire devront être en mandarin d'ici à 2015 - sauf pour les cours de langue tibétaine. Depuis 2008, le Parti communiste resserre son contrôle sur les religieux. A Drepung, des caméras de vidéosurveillance scrutent les moines au coeur du monastère. A Ganden, un immeuble de cinq étages est en construction dans son enceinte même. Selon les ouvriers qui y travaillent, il s'agirait d'une future caserne militaire. A Ramoche, le monastère d'où sont parties les émeutes de 2008, le nombre de moines a été réduit de 120 à 70. "Nous n'avons ni droits, ni pouvoir, ni liberté. Notre situation ne s'est pas améliorée depuis 2008, confie un moine, à l'abri dans sa cellule. Nous avons toujours des cours d'éducation patriotique, chaque semaine, où nous devons conspuer le dalaï-lama".

Deux ans après les émeutes, tous les ingrédients sont réunis pour une nouvelle explosion de violence sur fond d'antagonisme racial. Les Tibétains n'attendent plus rien de Pékin, dont la politique tient en trois principes : développement forcené, répression implacable et tutelle étroite sur la culture et la religion.

A l'ermitage de Drak Yerpa, à 20 kilomètres de Lhassa, les pèlerins se prosternent devant la photo d'un moine âgé de 25 ans, qui vit en Inde, à Dharamsala, refuge du gouvernement tibétain en exil. Il s'agit du karmapa. Depuis que le dalaï-lama le place à ses côtés, lors d'apparitions publiques, sa popularité explose au Tibet. Avant de fuir la Chine en décembre 1999, le jeune homme était le seul grand chef du bouddhisme tibétain reconnu à la fois par le dalaï-lama et par le gouvernement de Pékin. "Nous l'accepterons tous comme successeur du dalaï-lama, si ce dernier en décide ainsi", nous a affirmé le moine rencontré à Ramoche. Pour les Tibétains, plus que jamais, le salut est hors de Chine. Fatale illusion : c'est à Pékin que se décidera le sort du Tibet.

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1 commentaires:

Anonyme a dit…

N'importe quoi.

Voir http://www.tibetdoc.eu/spip/spip.php?article187